La province de Québec/Chapitre VI

Département de l’Agriculture de la province de Québec (p. 177-215).

CHAPITRE VI




INDUSTRIE DE LA PULPE




I



C’ EST en 1846 que l’on produisit pour la première fois, avec du bois, de la pulpe mécanique pour le commerce. Cette industrie avait pris naissance en Allemagne. Jusque-là on n’avait fait du papier qu’avec des chiffons et les fibres de certaines plantes herbacées. Le procédé nouveau allait permettre de faire servir la pulpe du bois au même usage ; on ne l’employa guère, dans les commencements, que pour fabriquer des papiers-tenture et des papiers d’empaquetage ; mais avec les améliorations qu’on lui apporta successivement, on le fit bientôt servir à faire du papier pour imprimer les journaux, tout en y ajoutant de la fibre de chiffons pour donner au papier le liant et la force de résistance nécessaires.

« Le coût du papier ainsi fabriqué était encore comparativement élevé, par suite du coût des chiffons et des préparations qu’il fallait leur faire subir pour les transformer en fibre. On songea donc à remplacer les chiffons et les autres matières similaires par une fibre de bois.

« Aujourd’hui, plus de 75 pour cent de tous les papiers fabriqués en Amérique, ainsi que dans les pays les plus avancés de l’Europe, sont faits avec des pâtes de bois, et les procédés de fabrication sont tellement perfectionnés que ces papiers de bois sont supérieurs à ceux que l’on fait avec les autres fibres végétales, à ceux même que l’on fabrique avec les déchets de toile.

« Grâce à l’emploi du bois comme matière première pour la fabrication du papier, on a réduit le prix de cet article à sa plus simple expression, au tiers même au quart de ce qu’il était il y a quinze ans ; et c’est là tout le secret du livre et du journal à bon marché que nous avons depuis quelques années. Quand le papier à imprimer coûtait six, huit et même douze sous la livre, l’abonnement au moindre journal quotidien était de cinq ou six dollars par année ; mais ce chiffre est tombé de moitié depuis que les éditeurs de journaux, grâce à l’emploi des pâtes de bois, peuvent se procurer un bon papier pour moins de trois centins la livre. Il en est de même pour les livres. Quand le papier pour les imprimer se vendait jusqu’à douze centins et plus, le coût d’un volume de 400 à 500 pages montait bien vite à 40 ou 50 centins, seulement pour le papier ; mais depuis que l’emploi des pâtes de bois a permis de livrer cet article aux imprimeurs pour quatre ou cinq centins, le prix des livres a tellement baissé, que l’on peut aujourd’hui détailler


Chute et Usine de Grand’Mère, sur la rivière Saint-Maurice

pour une dizaine de sous un volume d’un format

respectable, surtout quand le tirage est un peu considérable. » (J. C. Langelier.)

* * *

L’impulsion que cette découverte a donnée à l’imprimerie, ainsi qu’à la diffusion des journaux et des livres, est peut-être l’un des événements les plus remarquables de notre époque.

Introduite plus tard aux États-Unis et en Canada, l’industrie de la pulpe y a fait de rapides progrès. C’est l’État de New-York qui est à la tête des États manufacturiers de l’Union américaine : après lui viennent, par ordre d’importance, le Maine, le New-Hampshire, le Vermont, le Connecticut, le Michigan et le Wisconsin, outre quelques fabriques dans l’Orégon, le Washington et autres États.

Dans les provinces d’Ontario et de Québec, le nombre de fabriques augmente rapidement.

Le recensement fédéral de 1871 ne mentionne pas encore les fabriques de pulpe ; mais les recensements de 1881 et de 1891 les indiquent respectivement comme suit :


Nombre de
fabriques
Capital
engagé
Main
d’œuvre
Production
1881 25 $ 92,000 $ 15,000 $ 63,000
1891 24 2,900,907 293,000 1,058,000


Depuis lors, l’augmentation a été encore plus marquée. Quoique les chiffres rigoureusement exacts fassent défaut, il est certain qu’il y a au delà de trente fabriques de pulpe en Canada, produisant annuellement plus de 150, 000 tonnes, dont les deux tiers sont de pulpe mécanique. La plus grande partie de la production est consommée dans le pays ; trois fabriques cependant travaillent pour l’exportation.

Jusqu’en 1890, on n’a pas tenu compte de l’exportation de la pulpe de bois dans les rapports du commerce canadien. Depuis lors, cette exportation a donné les chiffres suivants :


1890 $ 80,000 1895 $ 590,874
1891 188,198 1896 675.777
1892 219,458 1897 741.959
1893 386,092 1898 1,210,431
1894 547.217


Pour les cinq dernières années, c’est-à-dire jusqu’en 1898 inclusivement, les pays vers lesquels le Canada a dirigé ses exportations de pulpe de bois se classent dans l’ordre suivant :


1894 1895 1896 1897 1898
États-Unis 
  
$ 368,256 336,385 557,085 576,720 534,305
Grande-Bretagne 
  
178,255 251,848 113,557 164,138 676,100
Allemagne 
  
452 1
  
  
1,000 2
Belgique 
  
254
  
  
  
  
21 14
France 
  
  
  
2,640 5,135 80 0
Terre-Neuve 
  
  
  
  
  
  
  
21 10





TerrTotal 
  
$ 547,217 $ 590,874 $ 675,777 $ 741,959 $ 1,210,431


On voit que la Grande-Bretagne a fait un saut énorme de 1897 à 1898, et qu’elle est maintenant devenue le principal client du Canada.

* * *

Il y a dans ce tableau des chiffres qui surprennent. Ainsi, la France qui avait commencé à importer du Canada, en 1895, pour 2640 dollars de pulpe de bois, et l’année suivante pour 5135, a cessé tout à coup d’en importer après cette date. La France ne fait pas assez de pulpe de bois pour ses propres besoins : elle en importe en quantité de la Suède et de la Norvège pour la fabrication de son papier. Nous trouverions aisément chez elle un marché rémunérateur, d’autant plus que par le traité de commerce passé entre elle et le Dominion, elle admet l’entrée de la pulpe canadienne au minimum du tarif, et qu’elle ne produit pas du tout de pulpe elle-même, préférant l’importer de l’étranger et ménager ses forêts.

M. Paul Duluard, de Paris, était venu, en 1895, comme représentant de plusieurs fabriques de pulpe de France, pour établir un commerce régulier de cet article entre son pays et le nôtre, à la faveur du traité de commerce qui devait être mis en vigueur cette année-là même. Mais comme il n’avait pas été donné suite à ce traité, le projet des compagnies manufacturières de France avait été ajourné à des temps plus favorables.


II


Voyons un peu la progression qu’a suivie l’industrie de la pulpe, dans l’espace de neuf années seulement. En 1889, la Grande-Bretagne importait 122,180 tonnes de pulpe de bois, évaluées à $3,361,368. Elle en tirait du Canada seulement cent tonnes, valant $2,000, et des États-Unis 500 tonnes valant $19,467. En 1897, la Grande-Bretagne importait 388,304 tonnes d’une valeur de $9,440,170. Dans ces chiffres, le Canada figurait pour 25,873 tonnes valant $465,258, pendant que les États-Unis n’en fournissaient que 7,148 tonnes, d’une valeur de $263,612.

La Suède et la Norvège fournissaient plus des trois quarts de la pulpe importée par l’Angleterre, la première 93,620 tonnes représentant une valeur de $2,941,087, la deuxième 293,133 tonnes évaluées à $4,786,235. Le Canada avait conquis la troisième place avec son exportation de près de 26,000 tonnes.

* * *

Tous les États de la Nouvelle-Angleterre et spécialement l’Etat de New-York, qui compte le plus grand nombre de fabriques de papier, tirent leur matière première en grande partie des forêts du Canada. En effet, le dernier rapport du commerce et de la navigation donne les chiffres suivants pour l’exportation du bois à pulpe du Canada, qui se fait presque entièrement aux États-Unis :


1895 $468,009 1897 $711,152
1896 627,865 1898 912,041


Les chiffres approximatifs seulement, sur lesquels on se base pour établir la consommation de la pulpe aux États-Unis, stupéfient par leur énormité et surtout par leur progression annuelle. Vingt-cinq mille journaux, dont plus de 2000 quotidiens, 1600 hebdomadaires, 2500 mensuels, tant aux États-Unis qu’en Canada, s’impriment sur du papier fait avec la pulpe de bois. Il faut au « New-York World », pour son tirage quotidien, de 75 à 100 tonnes de papier ; il en avait consommé jusqu’à 270 pour le numéro de Noël de 1895. Or. la production de 270 tonnes de papier nécessite 230 tonnes de pulpe moulue et 50 tonnes de pulpe chimique, dans la fabrication desquelles entrent 310 tonnes ou 200,000 pieds de billots d’épinette. Il en est ainsi du « Herald, » de New-York, et du « Globe », de Boston, qui dévorent environ 60,000 cordes d’épinette par année, ou deux cents arbres par jour. Le « Petit Journal » de Paris en consomme à peu près le double, soit 120,000 arbres par année, ou environ 25, 000 acres de forêt. Pour l’un quelconque des grands journaux américains que nous venons de citer, la valeur du papier consommé a été de quinze cent mille dollars en deux ans.


La production du papier aux États-Unis est évaluée à 3,000 tonnes par jour, ou près de 1,100,000 tonnes par année. La Grande-Bretagne en reçoit plus du tiers, puis vient l’Australie qui en consomme des quantités considérables, en troisième lieu le Canada, qui prend environ un cinquième, et en dernier lieu le Mexique. Ces quatre pays prennent à peu près 75 pour cent de l’exportation totale du papier des États-Unis. Le développement prodigieux apporté à cette exportation, principalement dans les cinq ou six dernières années, est simplement le résultat du progrès de l’industrie de la pulpe.

D’après le « Northeastern Lumberman », du 18 janvier 1896, l’industrie de la pulpe de bois sur la rivière Kennebec transforme annuellement de 45 à 50,000,000 de pieds d’épinette. De même, la compagnie de papier des chutes Niagara est obligée de porter sa capacité de production à cent tonnes par jour, ce qui équivaut, comme on l’a vu ci-dessus, à 60,000 cordes d’épinette par année. Enfin, l’on compte aux États-Unis plus de 1200 moulins à pulpe et à papier en pleine activité.

III

Les forêts d’épinette du nord des États-Unis s’épuisent rapidement et déjà les Américains se préoccupent de restreindre l’exportation du bois à pulpe, de crainte de n’avoir plus bientôt d’autre ressource que dans les forêts du Canada.

À l’exception peut-être de la Sibérie, les forêts d’épinette du Canada sont les plus vastes du monde ; on les trouve partout, du Pacifique à l’Atlantique, excepté sur les prairies. L’abattage du bois à pulpe active le déboisement de la Suède, de la Norvège et de la Russie septentrionale. La Norvège a déjà imposé un droit d’exportation, que les commerçants s’ingénient à éluder. En Allemagne et en Autriche on ménage les forêts, on ne consomme que l’excédent de la pousse annuelle. De même fait la France, dont les fabricants de papier importent le bois à pulpe et la pulpe de bois également.

On trouve aujourd’hui en Angleterre que la pulpe canadienne est décidément supérieure à celle de la Norvège et, à plus forte raison, à celle de la Suède ; les fibres en sont plus fermes et plus délicates à la fois, et les prix qu’elle commande sont plus élevés.

L’Australie consomme beaucoup de papier à écrire ; elle en tire des États-Unis et de la Grande-Bretagne pour plus de deux millions de dollars par année.

* * *

La découverte du procédé pour traiter la pulpe de bois chimiquement a métamorphosé l’industrie du papier et permis de faire celui-ci exclusivement avec du bois.

« Aujourd’hui la pâte ou pulpe chimique remplace presque complètement les autres fibres ainsi que les chiffons, et, avant dix ans, les usines où l’on emploiera autre chose que le bois comme matière première seront pour ainsi dire des reliques du passé, des objets de curiosité. Avec les pâtes de bois, la fabrication est plus facile et infiniment moins coûteuse ; pour toutes les fins ordinaires le papier de bois est aussi bon, sinon préférable au papier fait avec des chiffons ou d’autres fibres semblables. Le bas prix du papier de bois force les propriétaires d’usines à adopter la pulpe pour matière première et à mettre de côté les autres fibres, sous peine de se voir déborder par le produit moins dispendieux et aussi bon des fabriques de papier de bois. La concurrence n’est pas soutenable.

C’est précisément la position des fabricants de papier de plusieurs pays d’Europe, notamment de ceux de la Grande-Bretagne, qui étaient à la tête de cette industrie, jusqu’à ces dernières années. N’ayant dans le pays ni bois ni grands pouvoirs d’eau, les propriétaires d’usines anglaises sont forcés d’employer les chiffons et l’esparto. Mais avec ces matières qui sont comparativement dispendieuses, dont la préparation entraîne beaucoup de frais et de travail, il est pratiquement impossible de fabriquer les papiers communs, notamment les papiers pour imprimer les journaux, pour moins de cinq ou six centins la livre. Or, les Américains livrent le papier de bois sur le marché anglais pour trois ou quatre centins, ce qui tue l’industrie anglaise. Pour faire face à cette concurrence, les fabricants anglais transforment leurs établissements et adoptent l’emploi des pâtes de bois, qu’ils importent pour la plus grande partie de la Scandinavie.

Mais, comme on l’a vu plus haut, dans la Scandinavie, c’est-à-dire en Suède et en Norvège, la production de la pulpe a atteint sa limite extrême ; le bois commence à se faire rare et il faut, d’année en année, pénétrer plus loin dans l’intérieur pour utiliser ce qui reste. Ces frais affectent la position exceptionnelle qu’occupaient les industriels de la Scandinavie et le jour approche rapidement où l’Angleterre devra chercher ailleurs les trois ou quatre cent mille tonnes de pulpe qu’il lui faudra pour alimenter ses usines, à mesure qu’elle les aura transformées et adaptées à l’emploi des pâtes de bois. Ce sera alors le tour du Canada, surtout de la province de Québec, le seul pays qui possède assez de bois et de pouvoirs d’eau pour suffire à cette énorme demande. » (J.-C. Langelier.)

La pulpe, en effet, est presque toute faite avec l’épinette. Or, les grandes forêts d’épinette se trouvent dans la province de Québec, au nord du Saint-Laurent, et s’étendent jusqu’à la baie de James et jusqu’à la rivière East-Main, qui est devenue la limite septentrionale de la province depuis la nouvelle accession de territoire qui a reculé ses bornes jusqu’au 53e degré de latitude nord.

* * *

L’épinette blanche ou noire et le sapin sont les essences les plus précieuses pour la fabrication de la pulpe, tant à cause des qualités spéciales de leur fibre que de leur couleur. Ces bois comparativement tendres se laissent facilement défibrer par les meules. Le peuplier et le tremble ont aussi cette propriété ; mais ils contiennent presque toujours des nœuds et des veines noires qui gâtent la couleur du papier. Le pin ne s’emploie que dans la fabrication de la pulpe chimique. La pâte qu’il donne est bonne, mais les procédés requis pour la blanchir sont comparativement dispendieux. D’ailleurs, ce bois est d’un prix trop élevé pour entrer avantageusement comme matière première dans l’industrie du papier. Au point où en est rendu le prix du papier, il faut absolument des bois de peu de valeur aux fabricants de pulpe, et c’est pour cette raison que l’épinette et le sapin constituent les matériaux les plus avantageux, on peut même dire les plus indispensables à l’industrie de la pulpe.

À part les qualités inhérentes à la matière première elle-même et qui déterminent le choix des essences à employer, deux autres conditions sont indispensables au succès de l’industrie de la pulpe : ce sont de forts pouvoirs hydrauliques et une main-d’œuvre à bon marché. Pour mettre en marche une usine capable de produire de 25 à 30 tonnes de pulpe moulue par 24 heures, il faut une force motrice de 2,500 à 3,000 chevaux-vapeur. La production de cette force motrice au moyen de la vapeur serait d’un prix trop élevé et, en pratique, il est reconnu que la pulpe ne peut se fabriquer avantageusement que dans les endroits où l’eau peut fournir le pouvoir moteur.

Le bas prix relatif de la main-d’œuvre est aussi une condition essentielle au succès de cette industrie qui exige un grand nombre d’ouvriers, comparativement à la valeur de l’article fabriqué.

Ces trois éléments essentiels se trouvent réunis plus que partout ailleurs dans la province de Québec, qui possède en quantité illimitée les meilleurs bois, qui a les plus grands pouvoirs d’eau et qui peut fournir une main-d’œuvre à aussi bon marché que la Suède et la Norvège ; grâce aux facilités de transport qu’offrent nos belles et nombreuses rivières, le coût du bois serait aussi bas, sinon plus bas que dans la Scandinavie.

IV

Possédant les trois conditions essentielles à une production lucrative de la pulpe, la province de Québec a encore besoin de marchés sûrs pour l’écoulement de cette production.

Le marché des États-Unis nous est pratiquement fermé par le tarif américain, qui frappe la pulpe d’un droit de $5.50, $6.50 et $7.00 la tonne, suivant la qualité ; mais nous avons libre accès à ceux de l’Angleterre, de la France, de la Belgique, qui sont immenses.

La Grande-Bretagne et la France importent à elles deux environ cinq cent mille tonnes de pulpe par année ; la Belgique, l’Espagne, l’Italie et les autres pays européens en importent près de 250,000 tonnes, ce qui fait un marché de trois quarts de million de tonnes, et cette importation ne cesse d’augmenter tous les ans. Rien n’empêche que nous n’écoulions notre pulpe concurremment sur ces divers marchés à la fois, et nous devons y tendre avec toute l’énergie possible, afin d’assurer le développement d’une des plus grandes industries de notre temps.

La consommation du papier, en effet, devient si énorme que l’industrie de la pulpe, bien favorisée, deviendrait plus considérable que celle du bois, qui est l’aliment principal de la province.

Si les capitalistes et les hommes entreprenants veulent diriger leur attention de ce côté, ils s’apercevront que la province de Québec peut fabriquer sur place, sinon le papier, du moins toute la pulpe nécessaire pour les marchés des États-Unis, et devenir ainsi la pourvoyeuse de presque tout le papier dont l’Amérique du Nord a besoin.

Sur la rivière Batiscan seulement, une compagnie américaine fait plus de 800,000 billots d’épinette par année ; elle les transporte par le lac Champlain dans l’État du Maine, où ils sont convertis en pulpe.

On estime que chaque tonne de pulpe, depuis l’abattage de l’arbre jusqu’à la livraison en gare, représente en main-d’œuvre la journée de six hommes, au prix chacun de $1.25 à $2.00 par jour.


Presque tous les journaux du Canada s’impriment sur du papier fait avec la pulpe de bois. Celle-ci sert encore, dans le pays, à une foule d’usages différents ; nous en donnons ci-dessous la nomenclature aussi complète que possible :

Seaux et autres récipients, charpie pour pansements, parchemin de papier, imitation de coton et de soie, boîtes de cigares, porte-cigares, cadres, modillons, corniches et panneaux d’architecture, roues de wagon, pignons, poulies, conduites de vapeur et d’eau, poteaux pour fils électriques, conduites électriques, matériaux de toiture, cercueils, canots, tapis, matelas, crayons de plomb, paille artificielle, talons et autres accessoires de chaussures, vases et ornements, meubles, fers à cheval, fuseaux et bobines, manches d’outils, boutons, manchons de bicycles, conserves de fruits, chapeaux, lettrages à enseigne, boites de pianos, tuiles, peinture protectrice pour métaux, briques de pavage, fibre chamois, substituts de la pierre à bâtir et de la planche, enduits pour planchers.

* * *

L’industrie de la pulpe et l’industrie laitière réunies suffiraient, à elles seules, pour faire de la province de Québec la plus prospère de toute la Confédération.

La valeur d’une tonne de papier est de 45 dollars, plus ou moins ; celle de l’épinette qui produit cette tonne n’est que de 5 dollars ; nous devrions réaliser pour nous les 40 dollars qui sont le prix de la fabrication ; mais les Américains sont là qui nous enlèvent des quantités énormes de bois à pulpe, matière première qu’ils fabriquent ensuite chez eux et pour laquelle ils ne paient pas de droits à la frontière. En 1897. ils en avaient pris pour plus de 900,000 dollars.

V

En 1895, l’industrie de la pulpe ne rapportait encore en Canada que la somme bien minime de $1,057,800, comparativement à ce qu’elle donnera quand elle sera entrée dans une période active d’exploitation générale. Si la France n’a besoin que de 150,000 tonnes par année, la province de Québec pourra les lui fournir bientôt. À l’heure actuelle, les usines seules de Grand’Mère, sur le Saint-Maurice, produisent, par jour, cent tonnes de pulpe moulue ou pâte mécanique, 75 tonnes de pulpe chimique, c’est-à-dire, 30 tonnes de carton et 40 tonnes de papier. En supposant que le papier vaille $40.00 la tonne et le carton 25. pris aux usines, la production annuelle de cet établissement s’élèvera à $1,825,000, ou une moyenne de $4,750 par jour.

On évalue à $18.00 le coût de la production d’une tonne de pulpe chimique, dans laquelle la maind’œuvre entre pour $8.00.

Comme on le voit, seulement pour la pulpe chimique, la main-d’œuvre s’élèvera à $600 par jour ou $180,000 par année. À cela il faut ajouter le coût de la main-d’œuvre pour la coupe des billots dans le bois et leur flottaison, environ $30,000 par année, ce qui porte à $210,000 la somme qui sera payée en salaires seulement pour la pulpe chimique.

La préparation et la flottaison des billots pour la pulpe mécanique coûteront environ $35,000, et la main-d’œuvre pour la préparation de cette pulpe, au moins $75,000, ce qui fait encore $110,000 de salaires.

En mettant à $3.00 la tonne le coût de la main-d’œuvre pour la confection du papier, et à $2.00 celui de la préparation du carton, nous avons encore $138,000 de salaires par année.

Tout cela réuni forme un total de $458,000 pour l’année, ou de $1,526 par jour, pour la main-d’œuvre ou les salaires, somme qui sera payée par un seul établissement, celui de Grand’Mère, sur le Saint-Maurice, qui a été la première grande pulperie fondée dans la province de Québec.

VI

À l’une des dernières grandes expositions universelles on a pu voir une variété considérable d’objets fabriqués avec la pulpe. Il y avait là, réunis dans le même espace, des roues de wagon, des ustensiles de cuisine, des baquets, des voitures et même des maisons. Une roue de wagon faite de papier peut parcourir 2,200,000 milles sans éprouver aucune détérioration et est plus forte que celles faites en acier ou en fer, tout en étant de beaucoup meilleur marché.

On a même essayé, avec quelque succès, la construction de machines à vapeur en papier ; de fait, on a trouvé que la fibre de lin avec laquelle on produit les meilleurs papiers sera dans l’avenir aussi utile à l’humanité que le fer ou le bois.

Maintenant, pour continuer à nous édifier sur ce sujet, faisons en passant la comparaison entre le prix de la main-d’œuvre pour le bois scié en planches et celui du bois converti en pulpe.

Avec la quantité de billots d’épinette requise pour faire 4,000 pieds de bois de sciage, mesure de planche, on peut faire une tonne de pulpe chimique et trois tonnes de pulpe mécanique, ou assez de l’une et de l’autre espèce de pulpe pour fabriquer quatre tonnes de papier ordinaire.

La main-d’œuvre requise pour transformer ces billots en sciage, c’est-à-dire en madriers et en planches, coûterait au plus $10,00, ou $2.50 le mille pieds.

La main-d’œuvre requise pour transformer ces mêmes billots en pulpe et en papier coûterait comme suit :


Préparation de trois tonnes de pulpe mécanique, à $2.00 la tonne 
$ 6.00
Préparation d’une tonne de pulpe chimique 
8.00
Préparation de 4 tonnes de papier à $3.00 la tonne 
12.00

En tout pour la main-d’œuvre 
$26.00


C’est-à-dire que la même quantité de bois donnerait $10.00 en salaires, mise en planches ou madriers, et 26.00, mise en pulpe et en papier.

En d’autres termes, la transformation du bois en pulpe et en papier nécessite le paiement de deux fois et demie plus de salaires que sa transformation en sciage, madriers et planches.

* * *

D’après le « rapport du Commissaire des Terres, » il a été fait dans la province, durant l’exercice finissant le 30 juin 1897, 276,482,200 pieds d’épinette. À $2.50 le 1000 pieds, la transformation de ce bois en madriers et en planches n’a rapporté en salaires que $691,205.50 ; la transformation du même bois en pulpe et en papier aurait donné en salaires $1.797,134.30, ou $1,105,928.80 de plus.


De ce qui précède on peut conclure aisément que l’industrie de la pulpe en est une éminemment nationale ; mais ce qui contribue plus que toute autre chose à lui assurer cette qualité, c’est qu’il n’y a pas une industrie qui puisse contribuer autant qu’elle au progrès de la colonisation, en facilitant les travaux des défricheurs auxquels elle assure un gagne-pain immédiat, une subsistance plus que suffisante pour les aider dès les premiers jours, et les faire triompher des nombreuses causes de découragement qui les assaillent pendant les deux premières années de leur établissement.

En effet, pour défricher sa terre le colon est obligé d’abattre et de brûler sur place des quantités considérables d’épinettes et de sapins, de dimension trop petite pour qu’il en puisse faire du bois de sciage, mais convenant parfaitement à la fabrication de la pulpe. Dans les régions où l’on installerait des pulperies à proximité des défrichements, le colon trouverait donc à vendre tout le petit bois qui encombre son lot et à en tirer même de l’argent, au lieu de le consumer inutilement et de perdre son temps à la fois, comme il le fait aujourd’hui.

Un dernier mot. En 1890-91, il y avait dans tout le Canada 24 pulperies, avec un capital totalisé de $2,800,000. Elles employaient 1000 ouvriers et donnaient une production évaluée à un million de dollars par année, dont 200,000 pour l’exportation.

En 1898-99, d’après les rapports officiels, nous avons 35 pulperies avec un capital totalisé de $10,000,000 et une production quotidienne d’environ 1,200 tonnes.




FABRIQUE DE PULPE DE CHICOUTIMI

Pouvoirs hydrauliques


I


Si l’on veut se faire une idée du nombre et de la puissance des pouvoirs hydrauliques dont s’accompagnent la plupart des cours d’eau, grands et moyens, de la province de Québec, qu’on prenne comme exemple une région entre dix autres, que l’on consulte à cette fin le rapport très circonstancié que M. J.-C. Langelier adressait récemment au ministre des Terres, Forêts et Pêcheries, sur la force utilisable des pouvoirs moteurs que peuvent fournir les rivières de la région du Lac-St-Jean ; on y fera d’intéressantes découvertes.

Voici, en premier lieu, la Péribonca, que l’on peut remonter en bateau à vapeur jusqu’à une quinzaine de milles de son embouchure, c’est-à-dire jusqu’au pied des Grandes-Chutes. Précédemment, sur un parcours de cinq à six milles, la rivière s’est précipitée, par une série de cascades successives, qui, réunies, pourraient développer un pouvoir hydraulique de 300,000 chevaux-vapeur.

Pour bien comprendre ce que représente une telle force, il faut savoir qu’à la fameuse chute Niagara, celle de toutes les chutes du globe qui contient le plus fort volume d’eau, on n’utilise actuellement qu’un pouvoir de 50,000 chevaux ; il est vrai que l’on parle de créer un autre pouvoir de même force sur le côté américain, ainsi que deux de 125,000 chevaux chacun du côté du Canada, ce qui ferait en tout 350,000 chevaux. C’est là la limite extrême de ce que les chutes Niagara peuvent produire de force motrice. Il n’y a donc qu’une différence d’un septième en faveur de Niagara. Mais les chutes de Péribonka l’emportent de beaucoup pour ce qui regarde les facilités d’utilisation. À Niagara, il a fallu dépenser une somme énorme pour mettre à contribution les 50,000 chevaux qu’on utilise déjà, et il en coûtera des millions pour utiliser les 300,000 qui restent. À la Péribonka, au contraire, l’éclusage et les canaux pour amener l’eau aux usines coûteront comparativement une somme minime, sans compter qu’il y a à proximité de chaque chute des emplacements on ne peut plus favorables à l’érection de moulins et d’usines.


II


Sur la Mistassini, les premières chutes sont à environ 24 milles du débouché de la rivière dans le lac Saint-Jean. Il y a deux cascades à moins d’un demi-mille l’une de l’autre ; réunies, elles peuvent fournir un pouvoir de 40,000 chevaux.

La Mistassibi, affluent considérable, vient se jeter dans la Mistassini, après une succession de cascades dont on évalue la force motrice collective à environ 75,000 chevaux-vapeur.

De même, pour porter ses eaux à la Mistassini, la rivière Aux-Rats descend par deux cascades de trente pieds et une chute de 60, que l’on suppose pouvoir produire ensemble une force motrice de 22,000 chevaux.

* * *

On pourrait encore faire une évaluation approximative du pouvoir que fourniraient les rapides et les cascades de l’Assiemska, peut-être le plus puissant tributaire de la Mistassini ; mais, tout en laissant de côté ce calcul, on n’en constate pas moins qu’il reste encore sur les rivières Mistassini, Au-Rat et Mistassibi, dans un circuit de moins de quinze milles, des pouvoirs d’eau dont la force collective excède celle qui est actuellement utilisée à Niagara.


La rivière Chamouchouane, que l’on considère comme le cours supérieur du Saguenay, et qui se jette dans le lac Saint-Jean, à six milles au sud de la Mistassini, peut développer une force motrice de près de 100,000 chevaux-vapeur, fournie par plusieurs cascades et surtout par la chute de la Chaudière, saut de 120 pieds de hauteur que la rivière fait à 90 kilomètres de son embouchure.

Dans ces calculs nous tenons compte uniquement de la force motrice que l’industrie pourrait tirer des grands tributaires du lac, sans y comprendre celle qu’apporteraient leurs affluents, et qui, dans certains cas, se traduirait par un appoint considérable.


La rivière Ouiatchouane a près de 100 kilomètres de longueur et parcourt une série de lacs, dont le plus grand est celui des Commissaires, qui présente un déploiement de 21 milles. À trois kilomètres de son embouchure, la rivière fait 1111 bond énorme de 236 pieds de haut, qui offre à la fois, au touriste amateur le spectacle d’une des plus belles chutes qu’il puisse contempler, et à l’industriel une force utilisable de 33,000 chevaux pour la fabrication de ses produits.

La Métabetchouane, longue de 125 kilomètres, opère une descente de 225 pieds formée par plusieurs cascades et rapides, sur une longueur de près de quatre milles, à peu de distance de sa source.

Pour nous résumer, additionnons tous les pouvoirs moteurs que peuvent fournir les différents cours d’eau de la région du Lac-Saint-Jean uniquement, et nous obtiendrons le chiffre extraordinaire de 650,000 chevaux-vapeur ; c’est là une quantité qui dépasse de beaucoup celle que peuvent fournir les rivières réunies de la Suède et de la Norvège, où l’industrie de la pulpe s’alimente cependant plus que dans toute autre partie du monde


Bois — Matière première

I


Sur les dix-neuf millions d’acres qui constituent le territoire du Lac-Saint-Jean moins de 500,000 acres sont en culture ou en défrichements, et le reste est en forêts.

Ces forêts se composent pour les trois quarts d’épinette blanche, noire et rouge, bois particulièrement propre à la fabrication de la pulpe. Le dernier quart est formé de sapin, de bouleau, de cyprès et de pin. essences convenant également à cet objet, mais à un degré moindre.

La quantité de bois à pulpe, dans la région du Lac-Saint-Jean, est pratiquement illimitée. Qu’on suppose une moyenne de cinq cordes à l’acre, on arrive à des chiffres fabuleux, qui démontrent tout simplement que cet immense territoire peut fournir une matière première à peu près inépuisable à l’industrie de la pulpe et du papier.

C’est d’après la moyenne établie ci-dessus qu’on arrive au chiffre de 41,600,000 cordes d’épinette blanche et noire pour le bassin de la Grande-Péribonka, qui embrasse une étendue de 8,320,000 acres.

Le bassin de la Mistassini, qui comprend environ 4,800,000 acres, donnerait 24,000,000 de cordes.

La contrée arrosée par la Chamouchouane renferme au moins 3,200,000 acres de forêt, dont on tirerait 16,000,000 de cordes.

Dans les étendues drainées par les rivières Ouiatchouane, Métabetchouane et autres, il existe une égale quantité de forêts de conifères, lesquelles donneraient aussi 16,000,000 de cordes de bois à pulpe.


Résumons toutes ces données dans le tableau suivant :

Région Étendue Cordes de
bois
à pulpe
Péribonka 
  
8,320,000
acres 
  
41,600,000
Mistassini 
  
4,800,000
   “    
  
24,000,000
Chamouchouane 
  
3,200,000
   “    
  
16,000,000
Ouiatchouane 
  
3,200,000
   “    
  
16,000,000
19,520,000
acres 
  
97,600,000

En estimant à une corde et demie la quantité de bois requise pour faire une tonne de pulpe moulue, les 97,600,000 cordes de bois fournies par le territoire du Lac-Saint-Jean permettraient de fabriquer 65,666,666 tonnes de pulpe, ou 1,000,000 de tonnes par année pendant 65 ans, ce qui équivaut à dire que le territoire du Lac-Saint-Jean seul pourrait suffire à la production annuelle du bois nécessaire à la fabrication du papier, aux États-Unis, pendant 65 ans.

* * *

On a vu dans les pages qui précèdent que ce sont la Suède, la Norvège et l’Allemagne qui fournissent le plus de pâtes de bois aux autres pays du continent européen ; les pays Scandinaves, en particulier, livrent annuellement à l’exportation environ 500,000 tonnes de pulpe, à l’état brut ou sous forme de papier, après avoir satisfait aux besoins de leur consommation domestique.

Les forêts de conifères de la région du Lac-Saint-Jean excèdent en étendue celles de la Norvège, égalent à peu près celles de la Prusse et la moitié de celles de la Suède. Il est reconnu que nos bois — épinette noire et blanche — sont de qualité supérieure à ceux de la Scandinavie et de la Prusse. « S’il faut en juger par les prix obtenus en Angleterre, disait « The Paper Maker Journal », du 15 août 1896, les bois canadiens produisent une meilleure pulpe que ceux de Suède et de Norvège, car, en 1893, la pulpe venant du Canada s’est vendue, en moyenne, $24.80 la tonne, au lieu que celle venant de la Scandinavie n’a réalisé que $20.77.»


Outre le bois, d’autres matériaux nécessaires à l’industrie de la pulpe abondent encore dans la région du Lac-Saint-Jean. Il en est ainsi de la chaux, indispensable à la préparation de la pulpe chimique ; on la trouve en quantité considérable dans bon nombre d’endroits de la région.

D’autre part, les matériaux à bâtir sont aussi très communs. Presque partout on trouve des calcaires feldspathiques qui se fendent facilement en blocs rectangulaires, très propres à la construction. Quant à la glaise pour faire de la brique, elle existe en telle abondance qu’on ne pourrait vraiment pas dire où il n’y en a pas.


Frappés de tous ces avantages, des capitalistes montréalais ont formé une compagnie, au capital de 15,000,000 de francs, pour exploiter les forêts du territoire du Lac-Saint-Jean, et pour construire un chemin de fer électrique qui ferait le tour du lac et transporterait la matière première aux usines de Chicoutimi ou de la Grande-Baie, communément appelée baie de Ha ! Ha ! Cette baie, située à la tête de la navigation du Saguenay, à marée basse, mesure huit milles de profondeur sur deux de largeur, et est, à tout prendre, l’un des ports les plus avantageux de toute la province. Elle n’est éloignée que d’une cinquantaine de milles de Tadoussac.

II

Veut-on maintenant porter ses regards dans une autre direction, vers une partie de la province bien différente et bien éloignée de celle du Lac-Saint-Jean ? M. Holland, membre influent de la chambre de commerce de Montréal, a fait l’examen des pouvoirs hydrauliques situés dans un rayon de 45 milles d’Ottawa, provenant de la rivière de ce nom et de ses affluents. Le total se chiffre par 890,225 chevaux-vapeur, dans lesquels les petits pouvoirs de quatre ou cinq chevaux ne sont pas compris. Les grands pouvoirs se divisent comme suit : rivière Outaouais, 664,000 ; affluents, rive gauche : Rideau, 1,300 ; Mississippi, 14,700 ; Madawaska, 20,600 ; Bonnechère, 3,400 ; affluents, rive droite : Petite-Nation, 2,000 ; Blanche, 2,000 ; Lièvre, 98,450 ; Petite-Blanche, 300 ; Quyon, 24,000 ; Gatineau, 31,675.

La construction prochaine du chemin de fer « Le Grand-Nord » va ouvrir la riche forêt de conifères que traverse la rivière Maskinongé, ce pittoresque cours d’eau du nord qui fait sur son cours un saut de 180 pieds de hauteur, appelé la chute Sainte-Ursule, capable de produire une force motrice suffisant à faire fonctionner une cinquantaine de manufactures.

Un syndicat de riches capitalistes américains et canadiens s’est formé récemment, au capital de 300,000 dollars, pour exploiter le pouvoir hydraulique de la rivière Jacques-Cartier. C’est la première fois, croyons-nous, que des Américains placent des capitaux dans une entreprise ayant son siège dans le district de Québec. D’autres capitalistes américains se sont mis à l’œuvre pour construire près des chutes Shawinigan un établissement industriel deux fois plus considérable que celui de Grand’Mère. Ils ont déjà commencé des travaux gigantesques pour maîtriser complètement cet énorme pouvoir, l’un des plus puissants de la province. Ils devront y construire, d’ici à un temps rapproché, une grande pulperie, dont la capacité de production sera d’au moins 200 tonnes par jour, sans compter d’autres établissements industriels qui seront érigés à côté de la pulperie, et pour lesquels les travaux préliminaires seuls vont coûter près d’un million et demi de francs.

C’est ainsi que les Américains viennent dépenser des millions pour l’exploitation des bois de la province. D’un autre côté, dans la province d’Ontario, une puissante compagnie anglaise a acheté les pouvoirs de la rivière Petewawa, affluent de l’Outaouais, et une immense étendue de forêt, dans le but également de fabriquer de la pulpe.


Plus près de nous, dans la contrée qu’arrose la rivière Sainte-Anne de Beaupré et qui renferme une centaine de milles de pays à bois, on va bientôt voir s’élever plusieurs moulins à pulpe qu’actionneront les chutes de Saint-Féréol, ces chutes qui, au nombre de sept, tombent successivement d’une hauteur de 600 pieds, et peuvent fournir une force de plusieurs milliers de chevaux-vapeur à tout le pays avoisinant.

« Dans le bas du fleuve, s’écrie M. Ulric Barthe, sur la côte nord, on a découvert des rivières énormes descendant avec fracas des montagnes.

« Je ne parle pas des petits potentiels hydrauliques ; ils abondent aux portes mêmes de Québec, à l’Ange-Gardien, à Château-Richer et sur la rivière Etchemin.

« En un mot, rien qu’avec les grands pouvoirs de plusieurs mille chevaux, aujourd’hui connus, évalués et rendus accessibles par les chemins de fer et la navigation, dans le district que j’habite, j’ai fait un calcul qui donne un total d’au moins 250,000 forces. Sait-on ce que cela représente entre les mains des ingénieurs ? Cent mille chevaux utilisables pour l’industrie, et un million de lumières à incandescence. La nature a mis à côté de ces sources d’énergie d’immenses forêts de bois de pulpe, et la pulpe a un marché sans limites. Et que d’autres industries peuvent être créées dans des conditions aussi favorables !!… »

III

Jusqu’à l’avènement au pouvoir, en mai 1896, du gouvernement actuel de la province de Québec, tous ces magnifiques pouvoirs hydrauliques, si nombreux et si puissants, n’avaient guère été utilisés que par les commerçants de bois et quelques rares industriels. Mais depuis que l’électricité est entrée décidément dans l’industrie comme une force essentielle, comme un agent universel, applicable à tous les usages et destiné à opérer une multitude infinie de transformations dans la vie ordinaire, dans l’outillage et le matériel des usines, de même qu’à simplifier énormément toutes les exploitations ; depuis que l’industrie de la pulpe, qui sera une des grandes industries du vingtième siècle, a pris les développements prodigieux qui ont comme éclaté dans le cours des sept ou huit années dernières, l’importance et la valeur des produits hydrauliques ont accompagné la progression générale, et le gouvernement a compris que ces pouvoirs constituaient une propriété publique dont il avait le droit et le devoir de tirer parti.

Aussi, le Commissaire des Terres, Forêts et Pêcheries a-t-il résolu de vendre les chutes aux compagnies industrielles qui veulent les exploiter. Il a commencé par vendre la chute Shawinigan, au prix de 250,000 francs, à la condition expresse que les exploitants dépenseraient, en établissements et en usines, une somme de pas moins de vingt millions de francs. De même, les chutes des « Chats », sur la rivière des Outaouais, ont été vendues en partie (le tiers environ), le 8 juin 1899, $16,000 ou 80,000 francs, à l’enchère publique ; l’adjudicataire est obligé de dépenser 1,500,000 francs en travaux d’exploitation dans le cours des trois années qui suivront son acquisition.

Voilà de la politique nouvelle, grosse de conséquences fructueuses pour l’avenir, et surtout rafraîchissante pour le budjet provincial, qui est encore loin d’être en proportion avec les énormes ressources du pays.


La Compagnie de Pulpe de Chicoutimi

La province de Québec possédant les plus beaux et les plus puissants pouvoirs hydrauliques de l’Amérique du Nord, on devait naturellement s’attendre à y voir s’établir les premières grandes usines pour la fabrication de cet article, désormais d’une si grande importance commerciale. Mais l’esprit public n’était pas encore préparé à une aussi rapide et profonde évolution industrielle ; les capitaux canadiens, du reste, étaient notoirement insuffisants pour entrer sans crainte dans une voie nouvelle, et s’y maintenir en attendant que l’expérience et les résultats fussent acquis.

Les grandes usines à pulpe, construites en Canada depuis quelques années seulement, l’ont été par des Américains ; telles celles du Sault-Sainte-Marie, de Grand’Mère, de Shawinigan, etc.

On ne s’attendait pas à ce que des capitaux de pure provenance canadienne-française, se risqueraient de bonne heure dans une exploitation qui n’avait pas encore fait ses preuves, et que l’on pouvait considérer à bon droit comme renfermant une grande somme d’inconnu.

Néanmoins la tentative a déjà été faite, il y a deux ans, par un petit groupe d’hommes ayant l’intelligence des conditions nouvelles du commerce et un instinct sûr de l’avenir. Ces quelques hommes ont mis ensemble leurs capitaux et ont résolu de tenter à eux seuls, en présence des gigantesques usines américaines et sans redouter leur concurrence, de se frayer un chemin et de conquérir une position importante dans le développement de la nouvelle industrie.

La compagnie de pulpe de Chicoutimi était dès lors fondée, et le choix était fait de Chicoutimi, petite ville de 4000 âmes et centre d’affaires de toute la région du Saguenay, pour être le siège de ses premières opérations.

La rivière Chicoutimi, à proximité de la ville, forme une chute dont l’énergie est évaluée à 25,000 chevaux. C’est sur une île, pittoresquement taillée dans le roc au beau milieu du torrent, que la compagnie de pulpe de Chicoutimi a bâti ses usines et installé les machines les plus parfaites du genre. Elle a débuté avec un capital de 50,000 dollars, qui, bientôt insuffisant, a dû être porté au chiffre de 120,000. La langue française est la seule en usage dans tout l’établissement, pour quelques fins que ce soit. Le sceau officiel de la compagnie lui-même, figurant un castor entouré d’une guirlande de feuilles d’érable, est en français, comme pour braver le préjugé qui impose l’étiquette anglaise à tous les produits, et la langue anglaise à toutes les opérations commerciales. Toutes les écritures, règlements, affichage, tenue de livres, se font en français. Le capital social, souscrit à Québec et à Chicoutimi, est essentiellement canadien. Il en est de même du conseil d’administration, composé des directeurs dont les noms suivent :

Président : J. D. Guay, maire de Chicoutimi ;

Vice-Président : N. Garneau, député du comté de Québec à l’Assemblée législative ;

Directeur-gérant : J. E. A. Dubuc, ancien caissier de la banque Nationale ;

Directeurs : Dr J. A. Couture, F. X. Gosselin, Jos. Gagnon ;

Surintendant : O. Porritt.

L’usine actuelle n’utilise que quatre à cinq mille forces sur les 25,000 de la chute. Un canal d’un demi-mille de longueur y amène les billots flottés dans le haut de la rivière. L’eau qui actionne les turbines s’engouffre dans un tuyau de 11½ pieds de diamètre. La production actuelle en pulpe est de 40 tonnes par jour ; mais les fondations en maçonnerie sont faites pour recevoir trois autres machines qui sont à la veille d’être installées.

Le corps principal de l’usine mesure 180 pieds sur 60, plus une aile de 60 x 60 pieds et une autre annexe de 80 x 50 pieds. Il y a en outre un atelier pour la préparation du bois, mesurant 100 x 80 pieds, sans compter les dépendances et le pavillon détaché où sont installés les bureaux. Un atelier de réparations est aussi attaché à l’installation ; quelques-unes des machines sont construites sur les lieux : tels les presses, les « trucks » sur lesquels la pulpe est empilée au sortir de l’usine. À l’étage supérieur du même immeuble est l’atelier de menuiserie, d’une étendue de 100 x 40 pieds, où sont préparés les modèles ou patrons. On est en train d’agrandir l’usine principale pour y installer quatre métiers de plus.

Les fondations de cette installation considérable ont été faites il y a deux ans à peine, et l’établissement ne fonctionne que depuis un an. Il emploie 130 hommes jour et nuit. La journée des manœuvres ordinaires se paie 80 centins, environ 4 francs. Ceux qui travaillent aux meules touchent un dollar (5 francs) par jour. Quelques salaires spéciaux varient de $1.30 à $2.00 (6 fr. 50 à 10 francs).

La compagnie expédie quatre wagons pleins tous les jours. L’an prochain, elle s’attend à exporter 30,000 tonnes de pulpe. Jusqu’ici, elle a surtout expédié sa pulpe par chemin de fer. En mai et juin dernier, elle a chargé 9,000 tonnes dans le port de Québec, et 3,000 en juillet. Au printemps de 1899, elle a fait transborder 9,000 tonnes, au moyen de 180 chalands, en steamers mouillés à eau profonde dans le Saguenay, à sept milles au-dessous de la ville. Une cargaison de 4,713 tonnes, ou 37,702 balles, la plus forte qu’on ait encore vue, a été expédiée de Chicoutimi à Manchester, à bord du steamer « Hatasu. »

La production de 1900 exigera dix steamers, et comme il n’y aurait que quelques milliers de dollars à dépenser en creusages intermittents pour permettre aux grands navires d’aborder à Chicoutimi même et de sauver ainsi des frais de transbordements répétés, il y a lieu d’espérer que le gouvernement, qui est en train d’améliorer les voies navigables, ne manquera pas cette occasion d’aider une industrie naissante de cette importance.

La compagnie a acheté douze mille cordes de bois depuis un an, ce qui représente un déboursé de 30,000 dollars pour la matière brute seulement. Elle estime ses frais annuels à 70,000 dollars. Elle dépense dans le port de seize cents à deux mille dollars pour chaque steamer. Si le chenal était creusé jusqu’à Chicoutimi, les frais de manutention seraient amoindris, et la production aurait bientôt triplé.

L’expédition par chemin de fer est encore plus dispendieuse ; chaque wagon coûte trente dollars à la compagnie. Si elle pouvait s’exempter cette dépense, elle serait en mesure d’avoir des usines cinq fois plus grandes, de produire 200 tonnes par jour et d’employer sept à huit cents hommes. L’industrie du Lac-Saint-Jean aurait un débouché avantageux par Chicoutimi, dont elle n’est distante que de 70 milles, au lieu des 190 milles qui la séparent de Québec. On touche ainsi du doigt l’importance d’ouvrir complètement la navigation du Saguenay, qui, du reste, a à son embouchure un port naturel, accessible en toutes saisons, et où il ne gèle jamais, à cause de la profondeur exceptionnelle des eaux du Saguenay.

À Chicoutimi, le bois de pulpe ne revient qu’à $2.50 (12 fr. 50) la corde, et une corde de bois de 8 x 4 pieds (3 m. 50 cubes) donne une tonne de pulpe sèche. Nous parlons de l’épinette noire, qui abonde en cette contrée. Le sapin n’entre guère qu’à raison de 10 ou 12 pour cent dans la fabrication locale ; il en faut une corde et un dixième pour faire une tonne de pulpe, et d’ailleurs, cet arbre contient trop de gomme. Le bois est acheté en billots. Quand il est de trop petit diamètre, on l’écorce par simple frottement dans un tour spécial, pour qu’il ne se perde pas trop de fibre. L’hiver, on chauffe les machines avec l’écorce.

Notre industrie de pulpe canadienne ne redoute aucune concurrence, si ce n’est celle de la Russie, qui possède beaucoup de bois et peut produire à très bon marché. Les données qui précèdent démontrent que le Canada offre des conditions d’économie exceptionnelles, et mérite d’attirer la sérieuse attention de la papeterie française.

Ajoutons que les administrateurs de la Compagnie de Pulpe de Chicoutimi ont décidé, à leur dernière réunion, d’agrandir extraordinairement leur installation et d’augmenter leur matériel au point de pouvoir produire deux cents tonnes par jour, ce qui fera de la pulperie de Chicoutimi le plus important établissement du genre dans l’Amérique anglaise.