Éditions Édouard Garand (p. 29-34).

VII

MIRABELLE


Lorsque Maurice D’Aubières et le Comité des Royalistes eurent décidé d’engager la lutte contre les forces américaines, Mirabelle, contente et fière, mais très fatiguée par ses allées et venues de cette journée, quitta le comité en compagnie d’une camarade et, un peu plus tard, rentrait au domicile de son père. M. Chauvremont habitait une maison bourgeoise sur la rue Chomédy, située plus haut que la rue des Anglais et du côté du Mont Royal, non loin des remparts. Cette maison était une ancienne construction en pierre grise, à un seul étage, bâtie vers 1730 et en laquelle avait résidé un haut fonctionnaire, parent de M. de Beauharnois. Cette construction était écartée de la rue et éloignée des autres habitations. Un grand jardin la précédait, et un parc s’étendait, à l’arrière, jusqu’au chemin de ronde qui longeait les murs de la ville. Jardin et parc étaient entourés par un haut mur de pierre. Le tout ressemblait à un lieu de retraite, et la forme basse et massive de la maison, ses petites fenêtres étroites, le silence et la solitude qui y régnaient toujours donnaient à cette habitation un aspect monastique. Quatre personnes seulement habitaient la maison : M. Chauvremont, sa fille et deux serviteurs.

La maison n’avait ni vestiaire ni vestibule, de sorte qu’en y pénétrant on se trouvait dans une spacieuse salle qui, ce soir-là, était éclairée seulement par les hautes flammes d’une cheminée. Mirabelle, en entrant, aperçut un vieillard assis sur un fauteuil, les pieds tendus vers les chenets, seul et absorbé dans ses pensées. Elle courut à lui, disant :

— Ah ! mon père, je vous retrouve seul, pensif et mélancolique… Vous vous êtes peut-être un peu trop inquiété à mon sujet !

— Comment pourrais-je ne pas m’inquiéter à ton sujet ? sourit le vieillard. Je te connais et je crains toujours que tu fasses quelque imprudence !

— Soyez rassuré, mon père, je suis toujours prudente ! En même temps, elle posait pieusement ses lèvres sur le front pâle de M. Chauvremont. Vous savez bien, reprit-elle, avec une douce affection, que je vous vénère et vous aime trop pour commettre des imprudences ou m’exposer à des dangers. On me connaît d’ailleurs, le peuple m’aime comme je l’aime, et nul, soyez-en sûr, n’oserait ou ne voudrait me faire du mal.

— Mais nos ennemis… les oublies-tu ?

— Eux… fit la jeune fille avec dédain, ils ne sont pas à craindre ! Ils ne sont plus à craindre, père, ajouta-t-elle avec un sourire énigmatique.

— Que veux-tu dire, Mirabelle ?

Elle poussa une sorte de tabouret près du fauteuil, jeta dessus son manteau, s’y assit, et, appuyant ses bras sur les genoux du vieillard, souriante, heureuse, elle répondit :

— Je veux vous dire d’abord que Maurice et notre comité ont résolu de s’opposer à l’approche des Américains.

— Ah ! c’est peut-être ce qui m’explique toutes ces lointaines clameurs que j’entendais ce soir et qui me paraissaient joyeuses ?

— Oui père. Et toute la cité se réjouit encore… sauf Lady Sylvia et ses partisans, ajouta ironiquement la jeune fille, dont j’aimerais bien à voir la mine dépitée.

— Tu es donc contente ?

— Heureuse et fière, père.

— Je le suis aussi, Mirabelle, sourit longuement M. Chauvremont. Ah ! j’avais tant redouté que Maurice ne se laissât tromper par nos adversaires et ne passât dans leur camp. Car le peuple l’eut suivi…

— Oh ! moi je n’ai jamais douté de Maurice, s’écria la jeune fille avec conviction. Mais je n’ai pas toujours espéré dans le succès de sa tâche, celle de conquérir à nos projets tous les partisans de la ville. Quand une masse de peuple s’est engagée dans une pente quelconque, il n’est pas aisé de l’arrêter. Une grande partie de notre population ouvrière était presque gagnée à la cause des Indépendants, et il s’en fallut de bien peu que la victoire nous échappât.

— Que s’est-il donc passé ?

— Lady Sylvia et Cardel avaient réussi à soudoyer un groupe d’ouvriers ; heureusement, à notre tour, nous avons pu les rallier à nous.

— Tu ne me dis pas si Maurice a pu se procurer les armes qui nous manquaient ?

— Ces armes, nous les avons, père. Ah ! se mit à rire doucement la jeune fille, si vous saviez le splendide tour que Lambruche a joué à nos adversaires, grâce à un hasard, je devrais dire à la divine Providence.

— Ah ! Lambruche… bon Lambruche ! s’écria M. Chauvremont. Conte-moi cette histoire, Mirabelle !

— Maurice savait que Lady Sylvia possédait dans son entrepôt de la rue Saint-Paul huit cents fusils et une forte quantité de munitions de guerre. Ayant réuni des ouvriers et des miliciens, il les conduisit sur la rue Saint-Paul pour enlever ces fusils et munitions. Mais grande fut la déception lorsqu’on découvrit que les caves avaient été vidées.

— Oh ! oh !

— Ce n’était pas seulement une déception, mais tous nos plans ruinés du coup, puisqu’on se trouvait presque sans armes. Un peu plus tard Lambruche surprenait des charretiers anglais transportant ces fusils et munitions de l’entrepôt de Lady Sylvia à une vieille baraque située près de la rue St-Gabriel, dans un endroit désert où, ont dû penser nos ennemis, nul n’aurait l’idée de chercher. Mais Lambruche rassembla ses miliciens, se mit en quête de charrettes et alla dévaliser la baraque.

Mirabelle riait de bon cœur.

M. Chauvremont souriait, la mine ravie.

— Brave Lambruche ! murmura-t-il.

— Alors, continua la jeune fille, il fit conduire ce trésor dans la cave de l’artisan Ledoux où nos hommes sont maintenant en train de s’équiper. Comme vous le pensez, nous avons à présent près de mille hommes sous les armes et des munitions suffisantes pour faire face aux envahisseurs. Toute la cité se livre au travail de défense. Demain matin, s’ils osent encore s’approcher, les Américains trouveront une ville debout, bardée de fer et prête à tous les prodiges de valeur pour défendre ses biens et sa propriété.

— Que Dieu soit béni ! s’écria M. Chauvremont. Je souhaite maintenant que monsieur Montgomery, nous sachant si bien préparés, abandonnera son projet de nous conquérir par la force ; dans ce cas notre ville et notre population ne souffriraient nul dommage et aucune perte.

— Je fais autant que vous, cher père, le même souhait. Mais il ne faut pas oublier que les Indépendants feront de tout leur pouvoir pour nous livrer à l’ennemi, et qui sait s’ils n’oseront pas nous attaquer, les armes à la main ? Ils sont capables de tout !

Un vieux domestique vint interrompre cet entretien, disant d’une voix basse et respectueuse :

— Monsieur, votre chambre est maintenant tiède…

— C’est bien, mon ami, dit le vieillard, je m’y rends.

— Vous vous retirez, mon père ?

— Et toi-même, Mirabelle ? Car il se fait tard, je pense. Quelle est l’heure, mon ami ? demanda-t-il aussitôt au domestique.

— Dix heures, monsieur. C’est l’heure à laquelle monsieur se retire chaque soir.

— C’est vrai. Eh bien ! bonne nuit, Mirabelle. Je te conseille de te retirer aussi. Il embrassa sa fille tendrement.

— Je gagnerai ma chambre tout à l’heure, mon père, dit Mirabelle, en aidant à son père à se lever du fauteuil. François, ajouta-t-elle en se tournant vers le serviteur, avez-vous allumé le foyer de la bibliothèque ?

— Oui, mademoiselle, et il y fait bien bon. Si vous le désirez, j’irai raviver le feu.

— Laissez, j’y verrai moi-même. Conduisez mon père. Bonne nuit, père. Je vais lire quelques minutes, car je ne sens pas encore le sommeil.

Quelques minutes plus tard M. Chauvremont avait gagné sa chambre et Mirabelle, de son côté, avait pris place dans un fauteuil de la bibliothèque qu’un grand lustre éclairait brillamment. Elle ne lisait pas. Accoudée sur un bras du fauteuil, les paupières mi-clauses, elle semblait méditer.

Plusieurs minutes se passèrent ainsi lorsque, à la plus grande surprise de la jeune fille, le vieux serviteur que nous avons vu tout à l’heure vint annoncer discrètement que Cardel désirait être introduit pour une affaire grave et urgente.

— Cardel ! s’écria Mirabelle en se dressant.

— Puis elle pensa, non sans une joie secrète qui la fit tressaillir de bonheur :

— Parions qu’il vient m’annoncer que nos adversaires abandonnent la partie contre nous…

Puis, au serviteur :

— François, introduisez ici, il y fait meilleur que dans la salle.

Peu après le domestique faisait entrer l’émissaire des Américains.

— Mademoiselle, dit Cardel en s’inclinant avec grâce, pardonnez-moi d’être venu frapper à votre porte à cette heure tardive et indue. Vous comprendrez bientôt…

— L’heure n’est nullement tardive et indue, monsieur, interrompit la jeune fille, du moment qu’il s’agit de choses graves et urgentes. À la veille d’une journée décisive comme sera celle de demain, il importe de bien employer cette nuit. Je vous écoute, Monsieur.

Elle désigna un siège que le jeune Français accepta avec grâce.

Sans être de vieilles connaissances, Cardel et la fille de M. Chauvremont se connaissaient assez bien. Ils s’étaient rencontrés plusieurs fois dans certaines réunions mondaines où Mirabelle avaient accepté de se rendre en compagnie de son père. En outre, l’émissaire était venu à diverses reprises chez M. Chauvremont pour tenter de conquérir ce dernier aux idées américaines. La beauté de Mirabelle l’avait frappé, et se reconnaissant de grands avantages physiques, il avait espéré de gagner M. Chauvremont en gagnant la fille. Mais elle s’était de suite montrée d’un abord difficile, sans toutefois manquer aux bons usages, pour écarter les avances de Cardel qu’elle avait devinées. Mais celui-ci ayant voulu s’obstiner dans ses entreprises, Mirabelle l’avait alors mis à sa place de la belle façon.

— Vous savez, Monsieur, s’était-elle écriée avec sa fougue coutumière, que je suis fiancée à Monsieur D’Aubières, et je trouve étrange et offensante votre persistance à m’offrir vos hommages qui recèlent des desseins que je réprouve. Si vous voulez que je continue à vous traiter avec courtoisie, cessez donc de m’importuner !

Cardel avait reçu son coup de grâce. L’apostrophe avait été si rude et l’humiliation qu’il en avait ressentie l’avait tellement mortifié, qu’il n’avait pas osé recommencer ses manèges. Mais intelligent et rusé, il n’avait rien laissé voir de ses sentiments intérieurs, et il avait continué de se montrer près de la jeune fille avec la meilleure déférence et la plus parfaite discrétion. Cette conduite du jeune Français lui avait fait reprendre un peu d’estime dans l’esprit de Mirabelle. Mais si Cardel se montrait sous de si belles couleurs c’était pour se venger de quelque façon. Sa meilleure vengeance contre la fille de M. Chauvremont serait de frapper D’Aubières qu’il jalousait. Pour accomplir ses desseins il avait trouvé dans Lady Sylvia une complice astucieuse, et mieux encore une associée diligente qui le seconderait de main sûre. Voilà comment nous avons vu ce soir-là Maurice D’Aubières tombé dans un piège tendu par les deux complices. Et Cardel, tout en remplissant avec zèle l’objet de sa mission dans la cité, accomplissait ses projets de vengeance dont il voyait enfin avec plaisir arriver le terme. Donc, ce soir il allait frapper Mirabelle comme celle-ci l’avait frappé, et frapper terriblement.

— Mademoiselle, commença le rusé personnage, je ne suis pas venu vous entretenir des différends qui nous séparent, puisque, à l’heure qu’il est, je me suis rallié à votre parti.

— Vraiment ? s’écria joyeusement Mirabelle qui, néanmoins, conserva quelque méfiance dans la sincérité de son visiteur.

— Cela est si vrai que, anxieux et désireux que je suis de voir vos projets réussir — je devrais dire maintenant mes projets — je suis venu vous faire part de certaines craintes que j’entretiens sur la loyauté de quelques dirigeants du parti Royaliste.

Mirabelle fronça les sourcils, et sa physionomie ouverte s’inquiéta.

— Je me doute bien, sourit placidement Cardel en reprenant, que les informations que je vous apporte vont produire chez vous quelque étonnement. Il se peut que vous n’osiez me croire pour l’instant, mais je suis prêt à vous fournir les preuves que vous pourrez exiger.

— Monsieur, s’écria la jeune fille intriguée et très inquiète, venez au fait, je vous prie !

Lentement l’émissaire répondit :

— Je veux dire que Lady Sylvia dont je me suis séparé…

Mirabelle tressaillit violemment.

— Je veux dire, sourit Cardel, que l’un de vos lieutenants a déserté notre cause pour se joindre à celle de Lady Sylvia.

— Nommez ce lieutenant… fit Mirabelle avec effort.

— Lambruche !

La jeune fille sursauta. Pâle, tremblante, elle demeura un moment silencieuse, dardant sur son visiteur des yeux pleins d’un feu ardent. Puis, d’une voix indistincte, tant l’émotion paraissait l’étouffer :

— Vous avez dit Lambruche… Pouvez-vous jurer que Lambruche nous déserte ?

— Je le jure, Mademoiselle, répliqua fortement Cardel et avec un air de sincérité dont Mirabelle fut la dupe. Vous saviez comme moi, Mademoiselle, que ce Lambruche était assez indifférent, et qu’il lui importait peu de combattre pour un parti ou pour l’autre. S’il s’est mis dans le mouvement royaliste c’est pour la raison que, très attaché à M. D’Aubières, il a voulu la seconder…

— Oui… mais Monsieur D’Aubières… fit Mirabelle.

— Pardon, Mademoiselle, si j’ose vous causer quelque déception et souffrance ; car j’ajoute que Monsieur D’Aubières a décidé, par un revirement inexplicable, de ne pas tenir contre les Américains.

Mirabelle devint très blanche. Ses paupières papillotèrent vivement, ses mains tremblèrent et s’accrochèrent avec force aux bras du fauteuil, et, le buste vacillant, la voix basse et chevrotante, elle murmura :

— Ah ! Monsieur, venez-vous ici pour me tuer ?

— La vérité est terrible, je le sais, et je vous prie encore de me pardonner le mal que je vous fais. Si je me suis hasardé à venir vous instruire de cet événement, c’est parce que je sais de quelle influence vous jouissez auprès de monsieur D’Aubières, et j’ai pensé que vous pourriez le faire revenir sur sa décision.

La jeune fille venait de fermer les yeux et de se laisser aller contre le dossier du fauteuil. Elle demeurait immobile, toujours blanche, les lèvres serrées et ses deux mains agrippées aux bras du fauteuil. On l’aurait pensée morte sans les battements violents de sa poitrine, sans le frémissement de ses narines. Cardel devina l’atroce souffrance de la jeune fille et son cœur fielleux s’en réjouit énormément. Mais sa physionomie demeurait grave, et il s’étonnait un peu de voir ainsi Mirabelle, lui qui s’était attendu, connaissant l’impétuosité de son tempérament, de la voir bondir comme une tigresse irritée. Mais au contraire, Mirabelle avait paru être frappée comme par un coup de foudre, et elle demeurait effondrée, sans force, presque sans vie.

Il se passa plusieurs minutes avant que la jeune fille pût dominer son émoi et sa souffrance. Lorsqu’elle releva ses paupières, le même feu ardent éclatait au fond de ses prunelles noires. Une indomptable énergie parut se manifester sur ses traits décomposés. Puis un sourire amer entr’ouvrit ses lèvres lorsqu’elle rompit le silence.

— Vous avez dit, monsieur, que vous me fourniriez des preuves ?…

— Je ne m’en dédis pas, mademoiselle. Mais pourrez-vous supporter…

— Je supporterai tout… interrompit rudement la jeune fille. Je veux ces preuves… où sont-elles ?

— Ne vaudrait-il pas mieux, auparavant, essayer de faire revenir monsieur D’Aubières sur sa décision ?

— Eh ! que m’importe monsieur D’Aubières et ce qu’il a pu décider ! Je veux des preuves, d’abord ! Ensuite… ah ! ensuite… que pourra-t-il m’importer ! La guerre… la lutte… ajouta-t-elle à voix plus basse comme si elle se fût parler à elle-même, tout cela est folie ! Monsieur D’Aubières a déserté… il faut croire que cela devait être ! Je l’aimais… désormais je ne l’aimerai plus ! En l’aimant, j’aimais mon pays… et dorénavant j’aimerai moins mon pays. Voilà tout.

Un rictus de souffrance s’imprimait à sa bouche.

Dans les regards de Cardel, on aurait surpris des rayons de joie et de triomphe.

— Ces preuves, reprit l’émissaire, vous les aurez si, vers onze heures, vous vous rendez au domicile de Lady Sylvia où celle-ci doit avoir une conférence avec monsieur D’Aubières.

— Quelle heure est-il à présent ? interrogea la jeune fille d’une voix méconnaissable.

— Dix heures et demie, Mademoiselle. Si vous pénétrez dans le jardin de Lady Sylvia, il est une fenêtre, du côté de la serre, qui ouvre sur un salon. En regardant par cette fenêtre vous pourrez voir Lady Sylvia en confé…

— C’est bien, Monsieur, c’est assez. À onze heures, je serai là. Maintenant je vous prie de vous retirer, je veux être seule.

Cardel s’inclina et gagna la porte. Mais avant de s’éloigner il demanda :

— Si mademoiselle avait des ordres à me confier, où pourrais-je la revoir ?

— Soyez à onze heures dans le jardin de Lady Sylvia.

— J’y serai.

Cardel s’en alla. Mirabelle demeura figée comme une statue de cire.