Éditions Édouard Garand (p. 20-25).

V

LAMBRUCHE


Revenons de deux heures en arrière et à cet individu, surnommé Lambruche, que nous n’avons fait qu’entrevoir.

On se rappelle la scène des casernes et comment, peu après, le peuple s’était élancé vers la Place du Marché.

Alors, Lambruche fît libérer les soldats anglais qu’on avait faits prisonniers et dit à ses miliciens :

— Les amis, allons souper..... il n’y a plus rien à faire !

Les miliciens se dispersèrent aussitôt. Lambruche traversa la rue Notre-Dame de son pas traînant, enfila une ruelle étroite et sombre et s’arrêta peu après devant la porte d’une maison de pierre à deux étages. Il frappa. L’instant d’après il entendait un grincement de verrous, puis la porte s’ouvrait encadrant une grosse femme qui tenait une petite lampe à sa main droite.

On aurait de suite reconnu la mère Ledoux.

— Ah ! ah ! fit la commère, c’est toi, Lambruche ? J’avais verrouillé, parce que je pensais pas que tu viendrais souper.

— Vous avez bien pensé, Mame Ledoux. Mais vu qu’il n’y a plus rien à faire pour une heure ou deux, j’ai eu l’idée de venir me mettre une bouchée dans l’estomac. Peut-être bien que ça ne me fera pas de mal…

Il souriait placidement, niaisement même.

— T’arrives bien à point, Lambruche, j’étais justement après mettre la table.

Elle referma la porte. On était dans un passage noir, étroit et court au bout duquel se trouvait une autre porte. La minute d’après la femme et le milicien pénétraient dans une vaste cuisine. Un fourneau, sur lequel achevaient de cuire des aliments, et une cheminée réchauffaient la maison. Sept ou huit enfants, dont l’aîné n’avait pas plus de 10 ou 11 ans, s’ébattaient autour d’une table carrée. Un homme d’une quarantaine d’années, mais vieilli avant l’âge, trapu, l’air fruste, mais de visage honnête se chauffait paisiblement au feu de l’âtre. C’était le maître de la maison, le père Ledoux, simple manœuvre dans les chantiers de construction. À l’entrée du milicien les enfants cessèrent leur tapage, et le père Ledoux s’écria :

— Ah ! bien, Lambruche, il paraît qu’on se chamaille pour tout de bon ?

— Bah ! fit Lambruche avec un mouvement d’épaules dédaigneux, c’est un jeu d’enfants, rien que ça !

Il jeta son feutre sous la table et, dédaignant de prendre un siège, il s’assit par terre, le dos contre le mur.

— N’importe ! dit la mère Ledoux en essuyant son nez rouge du coin de son tablier, on peut toujours être contents d’avoir trouvé des fusils.

Lambruche sourit candidement.

Le père Ledoux s’écria, ravi :

— Sacre de sacre ! Lambruche, c’est une chance que ma femme ait été là, je n’aurais pas eu de fusil pour me battre demain. Car c’est demain, hein, que ça doit chauffer ?

— Oui je pense bien, répondit Lambruche.

La mère Ledoux en entendant les paroles de son mari, rayonna.

— Oui, et une chance du bon Dieu, fit-elle. Tout de même faut dire qu’on s’est piétés pour les avoir ces fusils-là. Comme de bon, j’ai pris le premier qui m’est tombé sous la main.

Le père Ledoux se leva et alla décrocher un fusil à une solive. Il l’examina un moment, le soupesa et dit :

— C’est une bonne arme. Avec ça, il y aura moyen de faire sa part.

Il alla replacer l’arme à feu et revint prendre son siège.

Le silence se fit.

La mère Ledoux, fredonnant, se mit à son fourneau. Lambruche et le père Ledoux allumèrent chacun un calumet. Les enfants, depuis l’arrivée du milicien, s’étaient tassés dans un angle de la pièce, et, silencieux et graves, rivaient leurs regards admiratifs sur la personne de Lambruche. Ils étaient pourtant accoutumés à le voir, ce personnage bizarre, attendu qu’il venait chez les Ledoux tous les jours pour y prendre ses deux repas. Le milicien, en effet, ne prenait jamais que deux repas par jour, le midi et le soir. Pour logement, il n’avait qu’une obscure et basse mansarde sous le toit des Ledoux à laquelle il parvenait à l’aide d’une échelle. Mais il ne grimpait à cette mansarde que juste pour y dormir le temps nécessaire. Ce n’était pas le soldat que les enfants admiraient chez Lambruche, car ce dernier n’avait pas plus l’air d’un soldat que rien ; il avait plutôt l’air d’un lourd paysan. Mais il portait toujours à son côté gauche une très bonne longue rapière. — Savait-il seulement s’en servir ? — et c’était précisément cette rapière qui excitait l’admiration des enfants du père Ledoux.

Qui était ce Lambruche ? Beaucoup de gens se l’étaient demandé, et personne n’en savait rien. Lui-même n’avait pu dire qui il était. Il ne s’était connu ni père ni mère et de toutes les souvenances de son jeune âge, il pouvait se rappeler qu’on l’appelait alors « Désiré ».

— Mais vous n’êtes toujours pas né comme un champignon ? lui avait fait remarquer la mère Ledoux qui l’avait interrogé à ce sujet.

— Je ne sais pas… avait simplement répondu Lambruche en secouant la tête avec indifférence.

Autant qu’il pouvait reculer dans l’écheveau brouillé de ses souvenirs, il se voyait un jour gamin d’une dizaine d’années dans une nombreuse famille de pêcheurs quelque part vers Tadoussac. Le père était un peu buveur et chaque fois qu’il rentrait ivre à sa chaumière, il se mettait à pourchasser le gamin à coups de pied en hurlant : « Par ici Lambruche !… Par là Lambruche ! »

Il avait depuis lors hérité le nom. Mais alors aussi le gamin avait compris qu’il n’était pas un membre de la famille, car jamais le pêcheur ne touchait à ses autres enfants, et ceux-ci, par surcroît, applaudissaient aux brutalités de leur père contre ce pauvre Lambruche à qui, par après, ils se plaisaient à décocher toutes espèces de quolibets. Seule la femme du pêcheur avait pitié. Quand le cruel pêcheur n’était pas là et que Lambruche pleurait au souvenir des mauvais traitements subis, la brave femme le consolait. Elle le défendait aussi contre les taquineries de ses enfants qui, comme on s’en doute bien, étaient portés à imiter l’exemple de leur père. Quand Lambruche eut atteint douze ans, il quitta fugitivement la chaumière du pêcheur, put s’embarquer sur un navire qui remontait le fleuve et atteignit Québec. Il trouva un premier refuge chez un cabaretier de la ville basse où il ne fut guère mieux traité que dans la famille du pêcheur. Plus tard, il suivit un paysan sur sa terre du côté de l’Ange-Gardien. Là, on le traita presque à l’égal d’un enfant. Mais Lambruche n’aimait pas la culture du sol, toutes ses préférences allaient au métier de la mer et à celui des armes. Quand il fut arrivé à l’âge de seize ans — c’était vers 1745 — il s’engagea dans les milices que formait alors M. de Beauharnois, Lambruche fit la guerre contre les Iroquois, prit part à plusieurs campagnes et opérations militaires sur les frontières, vit Oswégo et Carillon, se trouva au siège de Québec, se battit à Montmorency et sur les Plaines d’Abraham. Après la cession du pays aux Anglais, Lambruche, ne se connaissant pas d’autre patrie que le Canada, demeura au pays et le hasard le plaça sur le chemin de M. D’Aubières, le père de Maurice. M. D’Aubières le plaça sur l’un de ses navires avec un titre d’intendant. Mais le métier ne valait pas celui des armes. Sous le gouvernement de Carleton, Lambruche rentra dans les milices avec le grade de capitaine. Mais ayant été très bien traité par M. D’Aubières, il garda pour la famille une très grande estime, et pour Maurice il se prit d’une amitié qui allait à l’amour paternel. Pour « Monsieur Maurice » comme il appelait toujours le jeune chef canadien, il se fut joyeusement jeté au feu.

Lambruche n’avait pas d’instruction, sauf la faculté de lire et d’écrire. Mais à cette époque reculée, aux yeux du peuple généralement illettrée, c’était beaucoup… c’était même de l’instruction. Et Lambruche n’était plus jeune : 47 ou 48 ans, et peut-être davantage… il ne le savait pas. Mais l’âge n’y paraissait pas, et l’on aurait pu lui donner 30 ans aussi bien que 50. S’il avait l’air flandrin et sans vigueur, ce n’était que d’apparence ; en réalité il était reconnu pour posséder une force herculéenne et une agilité de chat, et l’on savait qu’il était d’une bravoure incomparable, bravoure qu’il portait jusqu’à l’audace et la témérité. Il ne craignait rien ni ne doutait de rien. Obéissant, il faisait comme on lui disait, à la lettre, que ce fût mal ou bien. Il était content, si les autres l’étaient. Pour Maurice D’Aubières, comme nous l’avons dit, il se serait laissé mettre en charpie. D’Aubières lui aurait dit :

— Lambruche, voici l’enfer… plonges-y !

Lambruche n’aurait pas hésité.

Et ce n’était pas une brute. S’il ne possédait pas une intelligence supérieure et raffinée, s’il manquait d’éducation et d’instruction, il avait par contre un grand bon sens. À cela joignons un caractère d’or : soumis, doux, bon enfant, et généreux. Lambruche ne gardait rien et n’amassait rien. Célibataire, il ne se croyait pas le droit d’entasser des écus dont tant de pauvres pères de familles avaient besoin. Quant à se marier, il n’y avait jamais pensé.

— Qu’est-ce que je ferais avec une femme ? faisait-il bêtement, si on le taquinait à ce propos.

Enfin, Lambruche était patriote, il aimait son pays et cent fois il l’avait prouvé sur les champs de bataille sous le régime précédent. Mais à cette heure dans le choix qui s’offrait entre Anglais et Américains, il était indifférent. Voici ce qu’il avait dit à la mère Ledoux qui ne pouvait entendre parler des Américains sans s’indigner :

— Se faire casser les reins par les uns ou par les autres, ça revient au même, on se trouve avec des reins cassés. Les Américains, c’est des Anglais ni plus ni moins, et les Anglais, c’est des Américains. Quand on vient me chanter qu’il y a une différence, ça me fait bâiller…

Et il bâillait effectivement.

Pour lui, ça lui était égal de subir les lois des uns ou des autres, tout cela n’aboutissait en somme qu’au même résultat. Mais capitaine de milice, il voulait demeurer loyal à Carleton, et aimant Maurice D’Aubières, reconnaissant pour le père, ce dernier, il se devait de marcher sur leurs traces. Le sort l’avait mis du côté des Royalistes, il resterait avec eux, mais en autant que Maurice D’Aubières y resterait lui-même. Car à cette heure et depuis que D’Aubières commandait en maître, Lambruche n’obéissait qu’à lui. Or Maurice avait dit : « Lambruche il va falloir repousser les Américains » !…

Lambruche avait répondu :

— On les repoussera, Monsieur Maurice !

Mais si, d’un autre côté, Maurice D’Aubières avait dit :

— Je pense Lambruche, qu’il vaut mieux de passer du côté des Américains…

Lambruche aurait répondu sans hésitation :

— Nous passerons aux Américains, Monsieur Maurice !

Voilà ce qu’était cet individu étrange qui, dans le cours de ce récit va jouer un rôle important.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On s’était mis à table, le père Ledoux à une extrémité, Lambruche à l’autre, et la mère et les enfants de chaque côté. Naturellement, la conversation recommença sur les événements du jour. La mère Ledoux enrageait contre les traîtres.

— Vous savez, Lambruche, il y a ce Cardel… Je voudrais bien le voir pendu à quelque part !

— On le pendra peut-être, répondit Lambruche tranquillement.

— Et puis, il y a aussi l’anglaise… Lady Sylvia.

— Qu’est-ce que vous voudriez en faire, Mame Ledoux ?

— Moi ?… Dame ! j’aimerais bien à lui arracher les yeux à celle-là !

— On les lui arrachera peut-être, répondit encore Lambruche qui n’aimait pas à contrarier les gens.

— Oh ! ce que je ne comprends pas, reprenait la commère en s’animant, c’est qu’il y en est tant parmi nos gens qui s’entichent des Américains. Je vous demande ce qu’ils feraient de nos enfants. Des renégats, des païens, sans doute ? Car avec les Américains plus de religion, ça ne prierait plus le bon Dieu, ça n’irait plus à la messe, puis ça ne resterait pas canadiens. Est-ce que c’est pas un peu bête de se donner à des gens, qu’on ne connaît pas. J’admets bien que les Anglais nous donnent bien des misères, mais qui nous assure que les autres ne seront pas pires ? Avec les Anglais ou peut toujours en venir à bout, quand ils nous agacent, mais avec les Américains on ne sait pas ce qui arriverait. Ça peut être du bon monde, mais ça peut être du méchant monde aussi. C’est vrai que les Anglais nous font bien des canailleries, je l’admets encore ; mais les Américains ont l’air de s’en venir chez nous pour nous mettre à leur main. Bien ou mal, je pense qu’on fera mieux de rester comme on est. Plus tard, eh bien ! si ça va mal avec les Anglais, on verra toujours, et il sera toujours temps de se ranger du côté des Américains qui me semblent avoir pas mal les Anglais en grippe.

Le père Ledoux approuvait de la tête sans rien dire.

Lambruche, qui mangeait comme quatre et à bouchées doubles, encensait aussi de la tête.

Le repas ayant pris fin, Lambruche déclara qu’il allait rejoindre son bataillon,

— Je crois bien, moi, que je vais aller au Comité ! dit le père Ledoux à son tour.

— Et moi, s’écria la mère Ledoux, je vais coucher toute cette marmaille, et je vais aller voir aussi comment toute cette histoire-là va tourner.

Et l’on fit comme on avait proposé.

Lambruche partit le premier.

Il passait sept heures. Le vent tombait et la température semblait s’adoucir. Le ciel demeurait noir sous les nuages épais qui l’enveloppaient, le firmament à l’horizon, vers le Sud et le Sud-Est, se teintait légèrement de lueurs rougeâtres, lueurs qui provenaient des feux de bivouac des colonnes américaines. La cité, après un moment de calme, s’animait de nouveau.

Lambruche, sans hâte, gagna la rue Notre-Dame, puis la rue Saint-Gabriel et descendit vers la rue Saint-Paul. Avant de rejoindre son bataillon sur la Place du Marché, il avait décidé d’aller boire un verre de vin dans l’un des cabarets de la rue Saint-Paul. Mais arrivé au pied de la rue Saint-Gabriel, il s’arrêta net et avec un geste de surprise. Non loin de lui, sur la rue Saint-Paul, et à la lueur d’une lanterne que tenait un individu que le milicien ne pouvait reconnaître, Lambruche distinguait assez bien deux charrettes arrêtées devant une baraque et dans un endroit solitaire. Il distinguait encore des silhouettes humaines tirer de ces charrettes des marchandises quelconques et les transporter dans la baraque. Et tout ce travail se faisait en silence. Or, il sembla à Lambruche que ces marchandises ressemblaient un peu à des barils de poudre. Mais il pouvait se tromper, il faisait si noir. N’importe ! mû par une curiosité bien naturelle, il se dissimula le mieux possible dans l’obscurité et demeura en observation. Une fois délestées, les charrettes se mirent en mouvement et se dirigèrent du côté de la Porte du Marché. Lambruche remarqua que les roues ne faisaient pas de bruit. Il sourit, en songeant qu’on avait dû enrouler des sacs vides autour des jantes. Un moment après, deux charrettes, venant de la direction qu’avaient prise les premières, s’arrêtèrent devant la baraque, chaque charrette portant une charge complète.

Lambruche put saisir cet échange de paroles anglaises :

— Combien reste-t-il de charges chez Lady Sylvia ?

— Quatre charges encore.

— Bon, on aura bientôt fini.

Et le même travail de déchargement recommença.

La besogne complétée, les charrettes repartirent et deux autres approchèrent.

— Allons se dit Lambruche, je sais à peu près à quoi m’en tenir. Il ne reste plus que deux charges à venir, si ces gens n’ont pas menti. C’est donc le temps d’agir.

Il quitta son poste d’observation et, d’un pas accéléré cette fois, il remonta la rue Saint-Gabriel et reprit le chemin du logis des Ledoux. Comme il entrait, le père Ledoux s’apprêtait à sortir le fusil en bandoulière.

— Père Ledoux, dit tranquillement Lambruche, est-ce qu’on pourrait pas mettre huit charretées de marchandises dans votre cave ?

Le père Ledoux, qui connaissait Lambruche, ne s’étonna aucunement de cette question.

— Je pense bien, répondit-il.

— En ce cas, tout va bien. Venez avec moi !

Il se dirigea vers la place du marché où venaient de s’assembler les miliciens de son bataillon. Rapidement, il donna à tous ses hommes des instructions à voix basse, et l’instant d’après le bataillon se divisait par petites bandes qui, les unes après les autres, quittèrent la Place du Marché. Alors Lambruche prononça quelques paroles mystérieuses à l’oreille du père Ledoux, et, seul, gagna la rue Saint-Gabriel. Là, caché dans l’ombre, il attendit. Au bout de certain temps deux charrettes sortirent d’une ruelle et s’engagèrent ensuite dans la rue Saint-Gabriel. Lambruche avait sauté dans l’une d’elles. Cinq minutes après les deux charrettes s’arrêtaient devant la baraque que nous connaissons. Les abords en étaient tout à fait déserts. Lambruche avisa une porte de chêne, bien bandée de fer et fortement cadenassée. Mais s’étant emparé d’une massue que portait l’une des charrettes, il fit sauter les cadenas. Six miliciens accompagnaient chaque charrette. Lambruche les conduisit dans la baraque et leur donna ordre de charger sur les charrettes les marchandises qui s’entassaient là, et ces marchandises, comme on le devine bien, n’étaient autres que les huit cents fusils des Indépendants et une grande quantité de munitions. Une fois que ces deux charrettes furent remplies, elles se dirigèrent vers la maison des Ledoux, quatre autres charrettes attendaient déjà leur tour pour prendre un chargement. Pour abréger, disons qu’une heure après les fusils et les munitions se trouvaient en sûreté dans la cave du père Ledoux. Et rien n’avait transpiré, personne n’était venu troubler ce travail. Mais Lambruche avait pris ses précautions : il avait en effet aposté dans un certain rayon des miliciens avec ordre d’empêcher de venir du côté de la baraque.

Une autre demi-heure plus tard, Lambruche et son bataillon se trouvaient sur la Place du Marché où le tapage augmentait de moment en moment. On venait d’apprendre le résultat de l’expédition au Comité des Indépendants. Un grand feu allumé au centre de la Place éclairait vaguement cette masse de peuple agité. On demandait des armes et l’on jetait des imprécations à l’adresse des Indépendants, et ceux-ci paraissaient avoir perdu le peu de prestige qu’ils avaient un instant tenu.

Un jeune homme vint trouver Lambruche qui demeurait toujours calme et impassible.

— Capitaine, dit le jeune homme, Monsieur D’Aubières vous mande.

— Maurice ? Interrogea Lambruche.

— Oui capitaine.

— Bien j’y vais.

Maurice D’Aubières était revenu à son Comité. La salle était remplie d’un monde énervé et inquiet. Seul, peut-être, D’Aubières demeurait serein.

Lorsque Lambruche parut, il courut à lui.

— Lambruche, dit-il, nous avons été joués… Cardel et ses gens ont fait disparaître les fusils qui se trouvaient dans leur cave.

Lambruche sourit et répondit :

— C’est nous, Monsieur, qui avons joué Cardel et ses gens : car j’ai les fusils et les munitions.

D’Aubières demeura béant de surprise.

— Es-tu fou, Lambruche ?

— Peut-être bien Monsieur, répondit le milicien avec son sourire benêt. Mais ce dont je suis certain, c’est que je tiens les fusils et les barils de poudre, je les ai logés, en attendant que vous en disposiez, dans la cave du père Ledoux.

— Tu dis vrai, Lambruche ? s’écria le jeune chef avec élan de joyeuse admiration.

— Quand Monsieur Maurice, m’avez-vous entendu mentir ?

— Je te crois mon bon Lambruche, je te crois… Alors, plus rien ne nous empêche de nous mesurer aux Américains ?

— Plus rien, Monsieur !

Maurice D’Aubières jeta un cri de triomphe, courut à un banc et clama au-dessus des têtes qui venaient de se dresser vers lui avec curiosité :

— Au pavillon ! mes amis. Au pavillon ! Nous avons des armes !

— Au pavillon ! rugirent deux cents voix joyeusement.

C’était le signal qu’attendait le peuple, ou plutôt, c’était la décision finale du comité des Royalistes : on allait s’opposer par la force des armes à l’entrée des Américains dans la ville.

Peu après, en effet, sur le toit d’une des plus hautes maisons qui avoisinaient le marché quelques jeunes hommes apparurent brandissant un pavillon blanc. Une acclamation frénétique salua cette apparition et ce cri immense emplit le ciel :

— Guerre aux Américains !…