La première salle Favart et l’Opéra-Comique/09

(p. 209-211).

LA PREMIÈRE SALLE FAVART

et

L’OPÉRA-COMIQUE

1801-1838

TROISIÈME PARTIE

ii
(Suite)

Le Perruquier de la Régence fut donc très bien accueilli. On en peut dire autant d’un autre ouvrage en trois actes, Marguerite, représenté le 18 juin, qui servait au début d’un jeune compositeur encore inconnu malgré la célébrité du nom qu’il portait. Je veux parler d’Adrien Boieldieu, fils de l’auteur de la Dame blanche, qui se présentait au public sous le patronage de deux collaborateurs chevronnés, Scribe et Dupin. Ce début était heureux et semblait promettre plus que ce que donna par la suite le compositeur.

Il fut suivi d’un autre, plus heureux encore, celui de Clapisson, qui se présentait pourtant au public dans des conditions singulièrement difficiles, et avec un ouvrage en cinq actes, fait sans exemple dans les annales de l’Opéra-Comique. Connu seulement jusqu’alors par quelques agréables romances, Clapisson avait accepté des mains de Scribe et Dupin un livret qui, répété d’abord sous le titre de Judith, prit à la scène celui de la Figurante ou l’Amour et la danse. Tiré par les auteurs d’une nouvelle de Scribe lui-même, intitulée Judith ou une Loge d’opéra et qui avait été publiée en feuilleton dans un journal important, ce livret n’était venu, en désespoir de cause, aux mains de Clapisson qu’après une foule de péripéties. On peut en juger par ce petit historique de l’ouvrage que le Ménestrel traçait après sa représentation :

« De même que les individus, les pièces de théâtre ont leur biographie, leur vie aventureuse et accidentée. Celle dont nous nous occupons a subi bien des transformations et passé par toutes sortes d’épreuves. Née feuilleton, elle s’est d’abord métamorphosée en vaudeville, puis elle est passée à l’état de livre, pour être ensuite arrangée en cinq actes, essuyer les refus de deux directeurs de théâtres et le dédain de deux compositeurs. Il ne fallait pas une médiocre dose de courage pour livrer aux chances de la publicité un libretto qui offrait des situations déjà exploitées dans le Domino noir et l’Ambassadrice, des invraisemblances choquantes et enfin des détails d’une trivialité inouïe. Or, il se trouvait là, à la porte du théâtre, un jeune artiste connu par des productions originales et des succès de salon ; lui confier le poème de la Figurante était presque une perfidie ; on le lui confia, et de plus on lui prescrivit un délai de deux mois. Qui n’eût pas reculé devant une semblable responsabilité ? Mais il y a de ces joueurs déterminés qui sacrifient tout à une idée fixe. M. Clapisson a joué tout son avenir sur une mauvaise carte, et il a gagné. »


Clapisson, en effet, n’eut pas à regretter une audace qui eût pu lui coûter cher et, au lieu de l’aider, entraver pour longtemps sa carrière, si une chute en eût été la conséquence. En réalité, il avait déjà donné des preuves de talent dans ce premier ouvrage, si bien que loin d’essuyer une chute, la Figurante, offerte au public le 24 août, fut si bien accueillie par lui qu’elle put fournir une série de près de cinquante représentations, ce qui en tout temps, et surtout à cette époque, pouvait être considéré comme un succès fort honorable. La pièce était d’ailleurs fort bien jouée et chantée par Roger, alors à ses débuts, Grignon, Mlles Jenny Colon et Rossi.

Le 26 septembre paraissait Thérèse, deux actes de Planard et de Leuven, aussi piteux que la musique de leur collaborateur Carafa, suivie, le 4 octobre, de la Dame d’honneur, un acte de Paul Duport et Édouard Monnais pour les paroles, de Despréaux pour la musique, que les spectateurs reçurent d’une façon très favorable. Vint ensuite, le 31 octobre, le Brasseur de Preston, trois actes dus aux auteurs du Postillon de Lonjumeau, c’est-à-dire de Leuven et Brunswick d’une part, Adolphe Adam de l’autre. L’œuvre, accorte et réjouissante au point de vue général, mais un peu trop vulgaire, était de seconde main en ce qui concerne la musique : très alerte, très vivante, mais manquant à la fois de nouveauté et de distinction. Aussi n’a-t-elle point résisté aux ravages du temps, en dépit du succès très réel qu’elle obtint à son apparition. Comme dans le Postillon, les trois rôles principaux étaient tenus par Chollet, Henri et Mlle Prévost. Deux petits ouvrages terminent le bilan de cette année : Zurich, paroles de Léon Pillet, futur directeur de l’Opéra, musique du violoncelliste Scipion Rousselot (10 décembre), et la Mantille, paroles de Planard et Goubaux, musique du compositeur italien Luigi Bordèse (31 décembre). Le premier subit une chute complète ; le second, au contraire, obtint un assez vif succès.

C’est encore Adam, qu’on ne saurait accuser de paresse, qui ouvrait l’année 1839, comme il avait ouvert la précédente. Le 17 janvier il donnait Régine, deux actes dont Scribe lui avait fourni le livret et dont le succès, s’il ne s’est point prolongé, fut du moins très réel. On remarqua surtout dans la partition, relativement peu importante, un air de soprano charmant et plein d’élégance et un joli trio pour voix de femmes, d’un style coquet et léger. Le rôle principal de Régine était écrit pour Mme Damoreau ; mais celle-ci étant tombée malade, il fut confié à Mlle Rossi, qui s’en tira à merveille. Les autres étaient tenus par Roger, Henri, Mme Boulanger et Mlle Berthault. Régine fut suivie d’un autre ouvrage en deux actes, le Planteur, qui fut joué le 1er mars : celui-ci était de Monpou, qui venait de donner Perugina à la Renaissance et qui avait Saint-Georges pour collaborateur. Le Planteur reçut un assez bon accueil, fort bien joué qu’il était d’ailleurs par Moreau-Sainti, Grignon, Ricquier, Jenny Colon, qui venait d’épouser le flûtiste Leplus et qui prenait son nom sur l’affiche, et Mlle Berthault.

En même temps que le Planteur, on avait répété les Treize, un acte dont Halévy avait tellement fait craquer le cadre que ses auteurs, Scribe et Paul Duport, crurent devoir lui en ajouter un second, puis enfin un troisième. C’est donc en trois actes que ces Treize parurent le 15 avril, joués par Chollet, Roy, Jansenne et Jenny Colon. Le succès en fut secondaire, mais Chollet en obtint un personnel le soir de la première en venant nommer les auteurs et en annonçant que la musique était de M. Léon Halévy. La salle partit d’un éclat de rire, en le voyant confondre involontairement les deux frères et attribuer au poète l’œuvre du musicien.

Les deux grands succès de l’année furent pour deux actes charmants qui se succédèrent à quelques semaines d’intervalle : l’un, le Panier fleuri, paroles de Leuven et Brunswick musique d’Ambroise Thomas, joué le 6 mai, l’autre, Polichinelle, écrit par Montfort sur un livret de Scribe et Duveyrier, et représenté le 14 juin. Tous deux devinrent plus que centenaires. Montfort, qui avait obtenu le grand prix de Rome en 1830 comme élève de Berton et de Boieldieu, débutait ainsi de la façon la plus heureuse, et sa pièce servait aussi de début à un jeune chanteur dont la carrière devait être brillante : Ernest Mocker[1].

Un autre ouvrage en trois actes écrit par Halévy sur un poème de Scribe, le Shérif, n’obtint aucun succès le 2 septembre, bien qu’il eût pour interprètes Roger, Moreau-Sainti, Henri, Mme Damoreau et Mlle Rossi. Adam fut plus heureux en donnant quelques jours après, le 19 septembre, la Reine d’un jour, qui était aussi en trois actes et dont le livret était signé par Scribe et saint-Georges. La partition de la Reine d’un jour était une œuvre aimable, fort gracieuse, écrite avec élégance, et qui me semble mériter mieux que l’oubli complet qui a suivi sa brillante apparition. Elle servit au début, comme chanteur, d’un violoniste qui était alors chef d’orchestre aux Variétés, et qui tout d’un coup s’était découvert une voix charmante. Je veux parler de M. Masset, qui depuis lors s’est fait la grande réputation de professeur que chacun connaît.

À mentionner pour les derniers mois de cette année : le 12 octobre, la Symphonie, un acte, paroles de Saint-Georges, musique de Clapisson, qui servit au début du chanteur Marié ; le 16 novembre, les Travestissements, un acte dont Deslandes, acteur de l’Opéra-Comique, avait tiré le sujet d’une sorte de farce intitulée Frontin maître et valet, musique d’Albert Grisar, fort bien joué par Chollet et Mlle Prévost ; enfin, le 9 décembre, Eva, drame lyrique en deux actes dont le rôle principal était tenu, pour son début, par Mme Eugénie Garcia, épouse de Manuel Garcia fils et, par conséquent, nièce par alliance de la Malibran. Cette Eva n’était autre chose que l’adaptation française d’une Nina, pazza per amore qu’un compositeur italien de quatrième ordre, Coppola, avait cru devoir refaire après Paisiello, lequel s’était simplement emparé du sujet d’un petit chef-d’œuvre de d’Alayrac, Nina ou la Folle par amour, où Mme Dugazon avait fait naguère couler les larmes de tout Paris. On avait cherché un ouvrage d’un caractère dramatique, propre à faire ressortir la superbe voix de contralto et le sentiment passionné de la nouvelle cantatrice. Mais la musique de Coppola, banale au delà de toute expression, était sans valeur aucune, et quoiqu’elle eût été arrangée par Girard, alors chef d’orchestre de l’Opéra-Comique, qui y avait même ajouté deux ou trois morceaux bien écrits, quoique l’interprète principale y déployât un talent incontestable, son succès fut absolument négatif. J’oubliais de dire que le poème italien avait été lui-même arrangé et adapté par de Leuven et Brunswick. Quant à Marsollier, l’auteur du livret français original, il n’en fut pas plus question que si jamais il n’eût existé.

L’Opéra-Comique comptait dans son répertoire un chef-d’œuvre intitulé Marie. On s’en souvint, et l’on se souvint de son auteur, qui n’était autre qu’Herold, au moment de représenter un autre ouvrage sous le même titre. On changea ce titre, et cette seconde Marie fut offerte au public, le 11 février 1840, sous celui de la Fille du Régiment. Les auteurs étaient Bayard et Saint-Georges pour les paroles, Donizetti pour la musique, et le rôle principal était confié à une jeune débutante pleine d’avenir, Mlle Borghèse, qui avait pour partenaires Marié, Henri, Ricquier et l’excellente Mme Boulanger. Charles Maurice, dans son Courrier des théâtres, appréciait courageusement la partition en ces termes : — « La musique, d’une large médiocrité, a dû être arrangée par M. Donizetti à la manière des confiseurs qui prennent dans tous leurs tiroirs pour former un sac de bonbons. Il y a un peu de tout, beaucoup de bruit et très peu de bien… » On sait si, en dépit de ce jugement, la musique de la Fille du Régiment est devenue et est restée populaire. Neuf cents représentations obtenues jusqu’à ce jour n’ont pas épuisé le succès de l’ouvrage, qui, s’il manque un peu d’unité au point de vue musical, n’en est pas moins d’une inspiration généreuse et charmante[2].

Les débuts se multipliaient alors à l’Opéra-Comique, presque tous heureux d’ailleurs. Moins de deux semaines après la Fille du régiment, le 24 février, le théâtre donnait la première représentation d’un nouvel ouvrage en trois actes, Carline, paroles de Leuven et Brunswick, musique d’Ambroise Thomas, dont l’héroïne devait être personnifiée par une jeune débutante, Mlle Castellan, qui avait obtenu au Conservatoire un premier prix de chant et les deux seconds prix de vocalisation et d’opéra-comique. Puis, Mlle Castellan étant partie inopinément pour l’étranger, on confia le rôle à une autre débutante, Mme Henri Potier, jeune femme charmante et qui s’y montra tout à fait aimable. Le livret de Leuven et Brunswick mettait en scène la belle et séduisante Carline, l’ancienne soubrette de la Comédie-Italienne, dont les succès furent si éclatants et si prolongés, et qui avait épousé Nivelan, le fameux danseur de l’Opéra.

C’est une débutante encore, Mlle Darcier, la future et élégante Berthe de Simiane des Mousquetaires de la Reine, qui crée le rôle féminin d’un petit acte représenté le 24 avril sous le titre de l’Élève de Presbourg et qui offrait au public un épisode romanesque de la jeunesse d’Haydn. Le livret de cet ouvrage était signé du seul nom de Théodore Muret, bien que Vial en eût sa part, sans vouloir se faire nommer ; la musique était l’œuvre d’un amateur instruit, nommé Luce, qui avait fait de bonnes études au Conservatoire et qui était fixé à Douai, sa ville natale[3].

(À suivre.)

Arthur Pougin.

  1. Musicien instruit et bien doué, Montfort ne paraît pas avoir donné la mesure réelle de sa valeur. Né en 1803, il mourut le 13 février 1856, après avoir fait jouer à l’Opéra-Comique plusieurs autres ouvrages : la Jeunesse de Charles-Quint, Sainte-Cécile, la Charbonnière, l’Ombre d’Argentine et Deucalion et Pyrrha.
  2. Je remarque que le 12 février, c’est-à-dire le lendemain même de l’apparition de la Fille du Régiment, Jenny Colon quitte l’Opếra-Comique et donne sa dernière représentation.
  3. On lisait à ce sujet dans le Courrier des théâtres : — « L’Élève de Presbourg, que vient de donner l’Opéra-Comique, y est singulièrement arrivé. L’auteur de la musique, M. Luce, est maire de la ville de Douai. En cette qualité, quelqu’un a contracté envers lui des obligations électorales, pour des services rendus en tout bien tout honneur, mais enfin avec dévouement. Pressé de dire quel prix gracieux il attachait à cette bienveillance, M. Luce a désiré l’intervention de son obligé pour obtenir que sa musique fût exécutée à l’Opéra-Comique. Son vœu a été satisfait.