La première salle Favart et l’Opéra-Comique/10

(p. 217-218).

LA PREMIÈRE SALLE FAVART

et

L’OPÉRA-COMIQUE

1801-1838
(Suite)

QUATRIÈME PARTIE

i
Retour en arrière. — La question de la reconstruction de la salle Favart après l’incendie de 1838 et de son attribution à tel ou tel théâtre. — Projets fantastiques et combinaisons étranges. On parle d’une fusion de l’Opéra français et de l’Opéra italien, puis d’une fusion de celui-ci avec l’Opéra-Comique. — Un prétendant inattendu se présente. C’est Berlioz, qui, comme chef d’une société « Berlioz et Cie », demande le privilège du Théâtre-Italien, en offrant de reconstruire à son usage la salle Favart. Son projet, présenté par le ministère à la Chambre des députés, est repoussé par un vote de celle-ci.

Le 24 avril 1840, nous l’avons vu, l’Opéra-Comique offrait à son public la première représentation de l’Élève de Presbourg. Six jours après, le 30, il donnait dans la salle de la Bourse son dernier spectacle, et le lendemain, 1er mai, il fermait les portes de ce théâtre. Que s’était-il donc passé ? Tout simplement ceci, qu’on venait de reconstruire à son intention la salle Favart, disparue dans l’incendie du 15 janvier 1838 et qui, toute brillante et tout battant neuve, n’attendait plus que sa prise de possession. C’est ici qu’il nous faut faire un nouveau retour en arrière pour retracer l’historique, très inconnu et singulièrement embrouillé, des faits qui, après l’abandon d’une foule de projets nés d’un désastre que certaines ambitions voulaient exploiter à leur profit, aboutirent enfin à cette reconstruction de la salle Favart et à son retour définitif au genre qui avait fait jadis sa fortune et sa gloire.

En terminant la première partie de ce travail, je constatais que, grâce à un concours de généreuses bonnes volontés, l’Opéra-Italien, peu de jours après ce désastre, avait trouvé un refuge au moins provisoire dans cette salle Ventadour naguère si funeste à l’Opéra-Comique et où, à la suite de la débâcle de la Renaissance, il prendrait définitivement domicile. Je rappelais aussi qu’à la date du 22 janvier les six membres de la section de musique de l’Académie des beaux-arts avaient adressé au ministre une pétition par laquelle ils réclamaient la réédification immédiate de la salle incendiée et son attribution non plus au Théâtre-Italien, mais à l’Opéra-Comique, son premier occupant. Tous les musiciens étaient d’accord sur ce point, qu’il fallait rendre à notre Opéra-Comique son ancien asile, la demeure qui l’avait abrité pendant plus de vingt ans.

Mais le gouvernement était fort hésitant, et il faut lui rendre cette justice que son hésitation dura un peu plus qu’il n’eût fallu. Hélas ! nous n’avons pas le droit de nous en trop étonner, puisque aujourd’hui, dans des circonstances exactement semblables, nous avons vu le même fait se reproduire, et considérablement aggravé. On comprend toutefois que les bruits les plus divers purent courir bientôt en foule sur ses intentions, et que, le temps aidant, les projets les plus fantastiques en vinrent à se donner carrière.

Le premier, et le plus singulier, est celui qui consistait à transporter l’Opéra de la salle Le Peletier, qu’on n’avait jamais cessé de considérer comme provisoire, à la salle Favart réédifiée : — « On dit aujourd’hui que le Grand Opéra sera transféré sur l’emplacement de la salle Favart, augmenté des maisons qui y sont adossées et ont leur façade sur le boulevard ; c’est de ce côté que se trouverait la façade du théâtre reconstruit. Les Italiens iraient au théâtre de la place de la Bourse, et le théâtre de l’Opéra-Comique serait transféré à la salle Ventadour, dont les dispositions seraient changées pour la rendre favorable à la musique. On compterait vendre très avantageusement le terrain occupé en ce moment par l’Opéra rue Le Peletier pour y construire des maisons particulières[1]. »

Puis, on parla une première fois d’une fusion de l’Opéra et du Théâtre-Italien reconstruit à Favart, à l’instar de ce qui s’était fait naguère pendant plusieurs années. Un capitaliste demandait la concession du privilège du Théâtre-Italien, qu’il voulait exploiter ainsi avec le concours de Rossini et du directeur de l’Opéra, s’engageant à relever le théâtre à ses frais tout en faisant l’abandon de la subvention.

Les projets se faisaient si nombreux, tous leurs auteurs prétendant d’ailleurs être agréés par l’administration, que le Moniteur universel, alors journal officiel, crut devoir, dans les premiers jours de février, publier la note suivante, destinée, malgré son obscurité peut-être intentionnelle, à établir la situation : — « C’est par erreur que plusieurs journaux ont annoncé que M. le conseiller d’État, président du conseil des bâtiments civils, avait présenté à M. le ministre de l’intérieur un plan pour la reconstruction du Théâtre-Italien. Aucune détermination n’a été prise encore par le gouvernement sur l’avenir de cette salle ; c’est une question qui embrasse des intérêts de diverses natures ; on ne paraît d’accord que sur un point, c’est d’élever un monument qui puisse satisfaire à toutes les convenances et être à l’abri du danger d’un nouvel incendie. »

Le même jour, d’aucuns affirmaient que Duponchel, alors directeur de l’Opéra, aurait obtenu le privilège du Théâtre-Italien et qu’il se disposait à mener de front les deux entreprises tandis que, d’autre part, un journal spécial, la France musicale, donnait comme très sérieux le projet que voici : — « M. Cambiaso, ancien directeur du théâtre de Milan, a présenté au ministère un projet pour la construction d’un nouveau théâtre, qui serait situé à la plade de la mairie du 2e arrondissement, dans la rue Grange-Batelière. L’entreprise serait montée par actions formant un capital de 10 millions, et le théâtre serait construit d’après les plans réunis des plus beaux théâtres d’Italie. Le privilège serait transmissible et accordé pour cinquante ans. Mais ce qu’il y a de plus important, c’est que M. Cambiaso ne demande pas de subvention pour l’exploitation de son privilège. »

Nous en verrons bien d’autres, et d’abord celui-ci, qui prêtait à Crosnier, directeur de l’Opéra-Comique, et à son associé Cerfberr, l’idée d’une fusion non plus de l’Opéra et du Théâtre-Italien, mais de ce dernier avec l’Opéra-Comique : — « La commission des théâtres s’est assemblée ces jours-ci au ministère de l’intérieur, sous la présidence de M. le comte de Montalivet (le ministre). La question à l’ordre du jour était, dit-on, l’examen d’une proposition faite par MM. Crosnier et Cerfberr, tendant à la reconstruction de la salle Favart, avec retour à l’État d’ici à quarante et un ans, moyennant le privilège de l’Opéra-Italien, sans subvention, pendant le même laps de temps. Tous les membres de la commission étaient présents, à l’exception de M. de Kératry, qu’une indisposition assez grave avait retenu chez lui[2].

Cependant, les choses n’avançaient pas. Plus de trois mois s’écoulent, et voici qu’un autre journal, la Gazette des Théâtres, publie sous ce titre : Reconstruction du théâtre Favart, une note ainsi conçue :

« Une grande affaire est sur le point de se terminer. Le pouvoir veut en finir, cette semaine, sur la question qui en porte plusieurs autres dans ses flancs, celle de la reconstruction de la salle Favart. Ce point décidé, on saura :

1o Ce que deviendront les Bouffes (le Théâtre-Italien) ;

2o Si l’Opéra-Comique restera où il est (à la Bourse) ;

3o Si Ventadour aura son nouveau théâtre (la Renaissance) ;

4o Et enfin quel sort est réservé à l’Odéon.

Depuis l’incendie de Favart, des idées de toutes sortes ont surgi d’une foule de têtes, plus ou moins bien organisées, pour tâcher de tirer parti du sinistre. Le temps, la réflexion et de bons conseils ont fait justice des projets les plus ébouriffants. Au fond de cet examen restent aujourd’hui trois combinaisons, entre lesquelles M. le ministre de l’intérieur a définitivement à se prononcer. La saison le presse encore plus que les solliciteurs, dont le courage s’est quelque peu refroidi en voyant que l’autorité désirait mettre, avant tout, de la sagesse dans sa décision. S’il faut réédifier la salle Favart, on n’a plus que cinq mois entre le premier coup de pioche et la représentation de réouverture. De son côté, l’Opéra-Comique est empêché par l’incertitude, dans ses idées d’amélioration de la localité où il se trouve. Du sien, le théâtre de la Renaissance poursuit sa marche ; il va mettre les ouvriers à Ventadour, et sa troupe se forme d’une heureuse conscription frappée sur la province et l’étranger. Il importe donc que tous ces intérêts soient fixés, dans le plus court délai possible, et c’est ce qu’a, le premier, compris M. le ministre, qui en fait l’objet de sa sollicitude parmi tant d’autres[3]. »


(À suivre.)

Arthur Pougin.

  1. Revue du Théâtre, 27 janvier 1838.
  2. Revue du Théâtre, 27 janvier 1838.
  3. Gazette des Théâtres, 13 mai 1838.