La première salle Favart et l’Opéra-Comique/08

LA PREMIÈRE SALLE FAVART

et

L’OPÉRA-COMIQUE

1801-1838

TROISIÈME PARTIE

ii
(Suite)

Nous trouvons ensuite Guise ou les États de Blois, « drame lyrique » en trois actes et cinq tableaux, paroles de Planard et Saint-Georges, musique d’Onslow, représenté le 8 septembre. Ouvrage très estimable au point de vue musical, mais qui convenait peu au genre de l’Opéra-Comique (nous en avons vu bien d’autres depuis lors !) et que l’on jugeait trop ambitieux pour le cadre. Guise n’obtint que ce que l’on est convenu d’appeler un succès d’estime, mais il compte dans l’œuvre d’Onslow et fait honneur au talent de cet artiste fort distingué. Peu de jours après son apparition, le 22 septembre, on notait celle d’un petit acte assez alerte intitulé le Bon Garçon, auquel se rattache un souvenir que le Courrier des Théâtres enregistrait en ces termes : — « La pièce que doit donner aujourd’hui l’Opéra-Comique est celle qu’on avait composée pour y encadrer quelques morceaux de musique laissés par notre cher Herold. Elle a été jusqu’aux répétitions avec cet ornement ; mais, soit que les paroles y fussent mal adaptées, soit que le célèbre compositeur n’eût pas mis la dernière main à ces fragments, on a renoncé au désir de les tirer de l’oubli. Le musicien qui s’était engagé à arranger la partition a dû en faire une tout entière, et c’est dans cet état que va se présenter le Bon Garçon. Que l’ombre d’Herold le protège ! » Ce musicien était Eugène Prévost, et ses collaborateurs étaient Anicet Bourgeois et Lockroy, Leur Bon Garçon obtint un accueil assez favorable.

On ne peut guère en dire davantage de Piquillo, trois actes dont le livret portait cependant la signature d’Alexandre Dumas et Gérard de Nerval, la musique celle d’Hippolyte Monpou, et dont la distribution réunissait les noms de Chollet, Révial, Jansenne, Fleury, Mlles Jenny Colon et Rossi. Cette fois encore, comme il arrive trop souvent, les poètes avaient fait tort au musicien, et malgré le talent dont celui-ci avait fait preuve, leur œuvre était de si peu de valeur que Piquillo ne put se soutenir au delà d’une trentaine de représentation.

Mais pendant que celui-ci tenait l’affiche, on s’occupait avec ardeur des études du Domino rose, qui n’allait pas tarder à changer de couleur et à devenir le Domino noir. Cette fois nous touchons à l’un des succès les plus éclatants, et les mieux justifiés, que l’Opéra-Comique puisse enregistrer dans ses riches annales. Si le livret de Scribe est, il faut bien l’avouer, écrit dans une langue rocailleuse et parfois triviale, il n’en est pas moins construit de main de maître, varié de la façon la plus heureuse, suffisamment ému, et charmant dans son ensemble. Quant à la partition d’Auber, fine, élégante, pleine de grâce et toujours inspirée, c’est l’une des plus exquises qui soient sorties de la main de ce maître ouvrier, que certains jeunes renards s’efforcent de railler aujourd’hui, mais qu’ils seraient bien en peine d’égaler. Les raisins sont trop verts… C’est de ce joli chef-d’œuvre — ici le mot n’est pas de trop — qu’un critique pouvait parler en ces termes lors de la mort d’Auber : — « Nous placerons en tête (des opéras-comiques du maître) quatre œuvres qui nous semblent mériter une mention hors ligne : Fra Diavolo, l’Ambassadrice, le Domino noir et HaydéeLe Domino noir surtout, ciselé comme une sonate de Mozart, est, dans son cadre assez restreint, une de ces merveilles d’esprit, de jeunesse, de grâce et de charme indéfinissables, comme l’art en produit de temps en temps pour rappeler aux mortels profanes sa divine origine. Auber a écrit là son Barbier et s’est placé, pour un jour, à côté de Rossini. Si nous avions à désigner le type accompli de l’opéra-comique, nous nommerions le Domino noir dans le genre tempéré, comme le Pré aux Clercs dans le genre noble. On pourra s’étonner de notre enthousiasme devant une si petite toile, mais pour nous la grandeur n’est pas dans la taille, elle est dans la proportion[1]. »

Le Domino noir, dont je ne saurais faire ici une analyse, car elle excéderait les bornes de ce travail, fut reçu avec enthousiasme dans la soirée du 2 décembre 1837. C’était pour le public un véritable enchantement, d’autant que la valeur de son interprétation était égale à sa valeur propre[2]. Tout se tenait dans cette œuvre exquise est d’un ensemble si harmonieux. Aussi, peut-on dire que le succès en fut spontané autant qu’il devait être prolongé. Le Domino noir, en effet, n’a pour ainsi dire jamais quitté le répertoire, si bien qu’à la fin de l’année 1895 il comptait onze cent quarante-six représentations[3].

1838 n’a pas à son avoir deux succès comme ceux de la Double Échelle et du Domino noir, celui-ci surtout, qui éclaira les derniers jours de 1837, sa devancière, d’une lueur si vigoureuse. Mais ce fut une bonne année courante, et qui se maintint dans une moyenne fort honorable, à part les commencements, qui ne furent pas très heureux.

L’année s’ouvre, le 11 janvier, par le Fidèle Berger, trois actes dont un livret fâcheux ne put être sauvé par une musique d’ailleurs assez ordinaire. L’un était de Scribe et Saint-Georges, l’autre d’Adolphe Adam. Adam eut beau dire qu’il fut victime en cette circonstance d’une cabale de confiseurs, la vérité est que l’ouvrage n’était pas né viable, et que les efforts de Chollet, de Jenny Coton et de Mlle Rossi furent impuissants à prolonger son existence au delà de treize représentations. Moins fortuné fut encore un Conte d’autrefois, sorte de farce de carnaval en un acte qui réunissait les noms de Leuven et Lhérie pour les paroles et de Monpou pour la musique. Un journal nous apprend qu’ici les auteurs, sans se rendre justice à eux-mêmes, étaient mécontents les uns des autres : « On assure, disait-il, que plusieurs jours avant la représentation de ce petit ouvrage, les auteurs du poème étaient d’avis qu’on retirât la pièce à cause de la musique, et que, de son côté, l’auteur de la musique manifestait la même velléité à cause du poème. » Il ne paraît pas que Monpou eût été mieux inspiré que ses collaborateurs, car le même journal ajoutait : « D’où vient cette tendance rétrograde dans les progrès de ce compositeur ? Le Luthier de Vienne valait incontestablement moins que les Deux Reines, Piquillo était au-dessous du Luthier, et la partition nouvelle nous semble au-dessous de tout. »

Un Conte d’autrefois avait été représenté le 20 février. Le 21 mars paraissait un autre acte sans plus de conséquence, Lequel ? paroles de Paul Duport (et Ancelot, qui restait dans la coulisse), musique de Leborne. C’était, en trois mois, le troisième insuccès. Il était temps de voir changer la veine. Le résultat fut obtenu avec le Perruquier de la Régence, trois actes de Planard et Paul Duport pour les paroles, d’Ambroise Thomas pour la musique, dont les deux principaux rôles étaient tenus par Chollet et Jenny Colon et qui furent joués le 30 mars. « Des mélodies gracieuses, un style correct, une instrumentation riche et pleine, sans abus de cuivre, voilà, disait un critique, les qualités qui distinguent M. Ambroise Thomas, et certes il y a là de brillantes espérances pour le théâtre de la Bourse. Le deuxième acte du Perruquier de la Régence renferme les éléments les plus remarquables. Là, nous avons entendu un duo, un trio et un morceau d’ensemble de la plus grande beauté. L’ouverture nous semble un peu décousue, mais elle rachète ce défaut par des motifs pleins de fraîcheur et d’originalité. »

(À suivre.)
Arthur Pougin.

SEMAINE THÉÂTRALE


Opéra-Comique. La Femme de Claude, drame lyrique en trois actes, paroles de M. Louis Gallet, d’après Alexandre Dumas fils, musique de M. Albert Cahen. — Don Pasquale, de Donizetti (23 juin).

Qui le premier a eu l’idée — singulière — de transformer la Femme de Claude, ce drame purement psychologique, en un livret d’opéra, et de remplacer la prose nerveuse et serrée d’Alexandre Dumas par un dialogue destiné à servir l’inspiration d’un musicien ? Ce qui m’étonne, c’est que cette idée, quelque peu fantasque, n’ait pas effarouché Dumas, très justement soucieux de la valeur et du respect de ses œuvres, et qu’il ait donné sans sourciller son consentement à une telle transformation, qui ne pouvait être qu’une déformation.

Il a bien fallu en effet, pour faire de ce drame en prose un drame lyrique, lui faire subir des changements et des retranchements qui en altèrent singulièrement la physionomie, outre que la compression nécessitée pour l’introduction de la musique rend l’action plus brutale encore et la laisse par instants peu compréhensible pour qui ne connaît pas l’œuvre première. La pièce ne se passe plus de nos jours, mais à l’époque de la Révolution. Claude n’est plus un inventeur de génie, mais un général de la première République, installé avec son état-major dans les environs de Wissembourg, qu’il est chargé de débloquer, et qui confie à un de ses lieutenants, le jeune Antonin, la mission périlleuse de porter à Wissembourg, à travers les lignes ennemies, un message d’où dépend le succès de l’opération. C’est ce message qui, ici, se trouve être le nœud de la pièce. La femme de Claude, Césarine, la Messaline infâme, dont M. Gallet a changé le nom en celui de Delphine, aura à s’en emparer l’intérêt que voici. Cantagnac, qui est devenu un espion ennemi, s’introduit on ne sait comment chez Claude, précisément pour connaître son plan. Il connaît le secret de la dernière infamie de Delphine, et il la menace de tout dévoiler à son mari si elle ne trouve le moyen de lui livrer le papier précieux dont Antonin est porteur.

Antonin, on le sait, malgré son honnêteté, aime Delphine. Il ne le lui a jamais avoué, mais une femme n’ignore jamais l’amour qu’elle inspire. Elle a donc deviné le sentiment qu’elle a fait naître chez le jeune officier. Pressée par les dernières menaces de Cantagnac, éperdue, craignant ses révélations, elle se décide enfin à une dernière infamie. Elle se jette dans les bras d’Antonin, joue avec lui la passion, et, au plus fort d’une scène d’emportement fiévreux, réussit à lui ravir la lettre dont il est porteur. D’un bond, elle s’élance alors vers la fenêtre pour jeter le papier à Cantagnac, lorsqu’elle trouve devant elle Claude qui, froidement, lui casse la tête d’un coup de pistolet. Elle tombe morte, et Claude, montrant à Antonin le papier qu’elle a laissé échapper, dit à celui-ci : « J’ai fait mon devoir, fais le tien. »

Ainsi transformée, la pièce présentait-elle l’intérêt d’une œuvre dramatique ? offrait-elle les éléments d’une œuvre musicale ? Je n’oserais l’affirmer d’une façon absolue. M. Albert Cahen l’a pensé cependant, puisqu’il s’est chargé d’écrire la musique de cette nouvelle Femme de Claude, et que cette musique est écrite depuis trois ans, et que l’ouvrage est en répétitions depuis deux années, et qu’enfin après retards sur retards, remises sur remises, le public vient d’être appelé à le contempler et à l’apprécier.

M. Albert Cahen, si son nom n’est pas très connu de ce public, n’est pourtant plus tout à fait un débutant. Après avoir publié un petit recueil de mélodies intitulé Marines, il fit représenter dès 1880, à l’Opéra-Comique, le Bois, un acte qui était l’adaptation lyrique de la jolie comédie qu’Albert Glatigny avait donnée sous ce titre à l’Odéon. Dix ans après il donnait au Théâtre des Arts, à Rouen, un ouvrage beaucoup plus important, le Vénitien, grand opéra en quatre actes, et enfin, en ces dernières années, il faisait représenter à Marseille un ballet intitulé Fleur des Neiges. La Femme de Claude est donc son quatrième ouvrage, et j’ai regret à dire que celui-ci manque absolument de saveur et de personnalité.

M. Albert Cahen a de l’ambition. On sent qu’il a voulu, jusqu’à un certain point, se modeler sur les idées ayant cours, qu’il a cherché à tenir compte de l’évolution dont l’art musical fait en ce moment les frais, qu’il tâche à s’éloigner le plus possible des sentiers éternellement battus et qu’il ne serait pas fâché de trouver une route nouvelle

  1. Le Correspondant, 25 juillet 1871.
  2. Voici quelle était la distribution de l’ouvrage :
    Juliano 
     Mmes Moreau-Sainti
    Mmes Horace de Massarena 
     Mmes Couderc
    Lord Edford 
     Mmes Grignon
    Gil Pérès 
     Mmes Roy
    Angèle 
     Mmes Damoreau
    Dame Jacinthe 
     Mmes Boulanger
    Brigitte 
     Mmes Berthault
    Ursule 
     Mmes Olivier
    Gertrude 
     Mmes Roy
  3. L’année 1837 doit enregistrer la mort de deux artistes célèbres : le compositeur Lesueur, l’auteur de la Caverne, des Bardes et de Paul et Virginie, le maître de Berlioz, de Gounod et d’Ambroise Thomas ; et le grand chanteur Martin, l’ami et le compagnon d’Elleviou, chez lequel il alla mourir, dans sa propriété de Ronzières (département du Rhône). Ce sont là deux artistes trop fameux, chacun en leur genre, pour que j’aie à m’étendre ici sur leur compte.