La pomme de terre, considérations sur les propriétés médicamenteuses, nutritives et chimiques de cette plante/18
Avant d’exposer les procédés de manipulation relatifs à la mise en fermentation du moût, et à la distillation du vin qui en résulte, je crois devoir donner des instructions d’autant plus importantes que mon intention n’est point de faire marcher le manipulateur d’après des recettes vagues, mais bien d’après des principes sûrs qui le mettent à même de ne jamais dévier du chemin qu’il doit suivre en opérant. Celui qui fabrique, une recette à la main, peut, à la vérité, obtenir parfois un succès complet ; mais la plus légère circonstance qui varie dans ses opérations le déroute entièrement, et apporte dans les produits une diminution dont il ne connaît point la cause, et à laquelle, par conséquent, il lui est impossible de porter remède. C’est pourquoi je décrirai d’une manière très-précise les diverses opérations dont se compose l’art du distillateur de pommes de terre ; j’exposerai les principes d’après lesquels chacune doit être dirigée, et je ferai toujours en sorte, en établissant les règles de pratique, de ne point les isoler entièrement de la théorie, sans laquelle, au dire d’un des plus savans manufacturiers de France, on ne trouve dans les arts industriels qu’une alternative décourageante de succès et de revers.
Ce que l’on doit considérer ici comme le plus difficile, c’est de faire le vin, c’est-à-dire, de diriger la fermentation de manière à obtenir un liquide qui contienne la plus grande quantité possible d’alcool, relativement à la quantité de matière sucrée qu’on emploie. Tous les soins du manipulateur doivent donc être dirigés vers ce but, et c’est pour y parvenir que j’exposerai les notions suivantes ;
Le thermomètre est un instrument qui, en peu d’heures, doit mettre le premier venu en état de trouver, dans toutes les circonstances possibles, le même degré de température, ou de le varier à volonté, avec beaucoup plus de certitude qu’on ne pourrait le faire même par l’habitude d’une longue expérience. On s’en sert en le plongeant dans la matière ou dans le liquide devant éprouver la fermentation vineuse ; et comme le bois sur lequel il est monté courrait risque de se voiler par l’effet de la chaleur, il faut qu’il soit établi sur du verre, ou tout simplement placé dans un tube en verre, fermé par ses deux bouts.
Quant à l’aréomètre, c’est encore un instrument presque semblable au thermomètre, mais dont la propriété est de faire connaître la pesanteur spécifique de l’eau : si elle contient une matière quelconque en dissolution, par exemple, du sirop, du sucre ou tout autre sel’, elle est spécifiquement plus pesante, c’est-à-dire, qu’une quantité donnée de cette eau pèse davantage qu’une pareille quantité dans son état de pureté parfaite. L’aréomètre doit donc être considéré comme une vraie balance, destinée à indiquer le poids des substances que l’eau retient en dissolution. D’après cela, il est facile de juger de quelle utilité son usage peut être pour connaître la richesse des moûts, et par conséquent la force de spirituosité qu’ils acquièrent par la fermentation. Lorsqu’un moût d’une pesanteur spécifique déterminée (celle que je crois la plus avantageuse est 7°,) subit la fermentation vineuse, cette pesanteur spécifique diminue à mesure que la matière sucrée est détruite et convertie en esprit ; c’est pourquoi cet instrument indique aussi la marche de la fermentation, et l’on connaît qu’elle a plus ou moins bien réussi par le degré que marque l’aréomètre plongé dans la liqueur. Les points les plus favorables sont : 0 3/4°, 1°, et lorsqu’il se tient au-dessus de 2°, on peut être assuré que la fermentation n’a pas marché comme elle devait le faire, et que les résultats de l’opération ne seront pas heureux.
En indiquant l’usage du thermomètre et de l’aréomètre, je ferai observer qu’il en est de fort peu exacts ; en conséquence, si l’on en a de bons, je conseille de ne pas les employer pour le travail journalier, mais de les conserver avec soin, pour servir de point de comparaison avec ceux qui restent dans l’atelier, afin que si, par l’effet de quelque accident, l’un d’entre eux vient à être brisé, l’on puisse facilement vérifier celui que l’on achète pour le remplacer ; et quand bien même ce dernier serait trop fort ou trop faible, cela devient indifférent, puisqu’on en a connaissance.
La fermentation, en principe général, marche toujours plus régulièrement dans de grandes cuves que dans de petites, parce que leur contenu conservant plus long-temps sa propre température, est par-là même mieux à l’abri des variations extérieures. Leur contenance varie de cinq à cinquante hectolitres : la fermentation s’opère fort bien dans celles-ci, quoique exposées à la gelée dans la saison rigoureuse, au lieu que l’on est obligé de mettre celles de cinq hectolitres dans une étuve, chauffée à un degré de chaleur convenable, pour la faire réussir ; et encore n’obtient-on pas toujours ce qu’on désire. Ces cuves doivent être recouvertes d’un double fond, duquel part un tuyau recourbé qui vient plonger dans un baquet d’eau, à quelques centimètres de profondeur ; d’abord pour mettre la masse à l’abri du contact de l’air, et ensuite pour néanmoins donner passage à l’excès du gaz carbonique, qui, sans cette précaution, causerait la rupture du vaisseau. Dans la superficie de ce fond, et sur un de ses côtés, est une ouverture fermant exactement, que l’on ouvre pour charger la cuve et pour examiner de temps en temps l’état de la fermentation, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement parvenue à son terme, et que l’on décante la matière ou qu’on soutire le liquide pour le soumettre à la distillation.
L’opinion de certaines personnes qui prétendent qu’on ne peut obtenir de bonnes fermentations qu’avec l’eau de rivière, et qui n’admettent pas même comme propice celle des meilleures fontaines, est très-fausse, ou du moins fort exagérée : car il est de fait que toutes les eaux potables, sans en excepter celles des puits, peuvent être employées avec le plus heureux succès, pourvu toutefois qu’on ne.perde point de vue quelques variations que nécessitent leurs différentes qualités, dans le degré de température le plus convenable pour la macération[1] et pour la mise en levain, et qu’à l’aide du thermomètre l’expérience indiquera bientôt à chacun, de manière à ne pouvoir jamais errer dans la conduite des opérations.
La fermentation vineuse est une opération par laquelle les substances sucrées se convertissent en alcool ; mais pour subir ce changement elles ont besoin d’être accompagnées d’une autre substance, qu’on appelle ferment ou levain, et dont la propriété est absolument analogue à celle de la levure que possède naturellement le raisin et qui le rend susceptible de fermenter.seul. Il existe en effet dans ce fruit un ferment naturel, qu’il est même facile d’en séparer, en filtrant le moût au travers d’un papier gris, et que l’on peut, une fois obtenu, employer à mettre en fermentation d’autres matières sucrées ; mais la plupart des substances n’en contiennent pas ou fort peu ; il est alors indispensable de leur en fournir un, et celui auquel on doit donner la préférence est, sans contredit, la levure de bière, lorsqu’on est à portée d’en avoir toujours de fraîche. Cependant, comme dans bien des endroits on ne peut s’en procurer qu’avec beaucoup de difficulté, je vais, pour parer à cet inconvénient, indiquer un levain artificiel, que je crois le meilleur parmi ceux dont on a fait usage jusqu’à ce jour.
On prend de la farine de seigle moulue fin et non égrugée, dont il n’est pas nécessaire de séparer le son ; on la délaie dans de l’eau tiède, jusqu’à la consistance de crème claire et à la température de 25°. Pour favoriser la fermentation du levain, on fait, avant le mélange, une addition de mélasse dans l’eau tiède, dans la proportion d’à-peu-près le quart de la farine ; on y ajoute, pour vingt kilogrammes de cette farine, deux ou trois kilogrammes de levain de boulanger, après quoi l’on couvre soigneusement le cuveau qui contient cette pâte. Exposé à une douce température, au bout d’une heure environ, un léger mouvement doit déjà se manifester dans la masse ; autrement il serait nécessaire d’y ajouter du levain. Lorsque la fermentation marche bien, la matière se gonfle, et le levain est bon à être employé dès qu’elle est parvenue à son plus haut point, avant qu’elle commence à s’affaisser et qu’elle ait contracté aucune aigreur ; ce qu’on doit toujours chercher à connaître, en goûtant le levain avant de l’employer : il parvient ordinairement à cet état dans l’espace de douze heures.
Il est de toute impossibilité de déterminer, d’une manière positive, le levain qu’il convient d’employer pour une cuve de fermentation ; cela dépend toujours ou de la température, ou de la nature des substances sur lesquelles on opère, etc. Au reste, trop de levain ne peut jamais nuire, pourvu qu’il soit en bon état, et l’on peut même en ajouter encore, lorsqu’on s’aperçoit qu’il n’y en a pas assez. Quel que soit toutefois celui qu’on emploie, on doit toujours l’essayer avant de s’en servir : pour cela, au moment où la cuve est à la température convenable, on en soutire dans un baquet une petite quantité de moût, c’est-à-dire environ la vingtième partie de la masse, et on y ajoute tout le levain qu’on a préparé pour la quantité totale. En laissant ensuite le baquet ouvert, on examine attentivement, pendant quinze à vingt minutes, la manière dont la fermentation s’y développe, et l’on peut être assuré que le plus ou le moins de célérité et de force avec laquelle elle s’y manifeste donne un indice certain de la qualité du levain et de la marche que prendra la fermentation dans la cuve ; ce qu’il est de la plus haute importance de connaître le plus tôt possible, afin d’ajouter promptement du nouveau levain, si besoin l’exige, et de réchauffer ou de refroidir la masse, si l’on juge que la fermentation sera trop violente ou trop tardive. Aussitôt que le moût du baquet est en pleine fermentation, ce qui arrive ordinairement un quart d’heure après qu’il a été mis, on se hâte de le jeter dans la cuve, que l’on couvre soigneusement, après avoir fortement agité le mélange.
CINQUIÈME SECTION.
De la Fermentation acide.
Les liqueurs spiritueuses sont en général toutes susceptibles de passer à la fermentation acide aussitôt qu’elles sont exposées à l’air, à une douce température ; et c’est toujours aux dépens de l’esprit que l’acide s’y forme : de manière que si l’on soumet à la distillation un vin qui a complètement éprouvé cette fermentation, il est impossible d’en obtenir de l’alcool, vu que le liquide en est totalement privé. La fermentation acéteuse n’a point autant de prise sur le vin de raisin que sur les autres substances fermentées, parce qu’il contient un principe astringent qui lui vient principalement des grappes et des pépins, et qui contribue puissamment à l’en préserver, au moins pendant long-temps ; tandis que le vin qu’on prépare pour la distillation, avec la pomme de terre saccharifiée par le malt, non-seulement ne contient aucun préservatif de ce genre, mais le gluten qui s’y trouve contribue, au contraire, beaucoup à en accélérer l’acidification : aussi s’y développe-t-elle avec une très-grande rapidité, lorsque la fermentation vineuse tend à sa fin, et avant qu’elle soit entièrement terminée.
Enfin, la fermentation acéteuse se manifeste d’ autant plus tôt que la vineuse marche avec moins de régularité ; et l’on obtient une quantité d’alcool d’autant plus petite, que l’une est moins avancée quand l’autre commence : car alors l’esprit disparaît à mesure qu’il se forme, et l’opération finit par être nulle quant au produit alcoolique.
La fermentation acide est presque toujours l’effet des erreurs et de la négligence du manipulateur dans ses opérations, aussi bien que du trop de lenteur ou de la trop grande célérité de la fermentation vineuse ; c’est enfin le plus grand inconvénient que rencontrent les distillateurs dans le cours de leur travail : ils doivent donc employer tous les moyens imaginables pour la prévenir, ou pour en ralentir la marche. Afin d’atteindre ce but essentiel, il leur importe d’entretenir une propreté rigoureuse dans la cuve et dans tous [les ustensiles dont ils font usage, et surtout ils doivent observer de ne point laisser séjourner et dessécher dans une cuve un résidu de vin tourné à l’acide ; car le vinaigre est aussi un puissant levain de l’acidification, et le bois s’en trouverait tellement imprégné que, malgré un lavage le plus soigné possible, on ne pourrait jamais y faire réussir une fermentation vineuse.
C’est immédiatement après chaque opération qu’il est à propos de bien laver tous les objets dont on s’est servi, tels que cuves, seaux, râbles, pelles, etc. Et de plus, on doit de temps en temps avoir la précaution de couvrir leur surface d’un lait de chaux, qu’on y laisse dessécher et qu’ensuite on enlève très-soigneusement, parce que la chaux serait aussi préjudiciable à la fermentation vineuse que l’acide même.
Il existe un excellent moyen pour arrêter les progrès de la fermentation acide commencée, et pour prévenir, autant que possible, celle qui pourrait avoir lieu, ainsi que pour saturer l’acide déjà formé. Ce moyen, trouvé par M. de Dombasle, qui en a fait un usage heureux dans la fermentation des mélasses de betteraves, consiste à suspendre dans chaque cuve un ou plusieurs paniers, avec des pierres calcaires, réduites en petits morceaux. La plupart des pierres dont on se sert pour construire sont de cette nature, aussi bien que celles que l’on emploie pour faire la chaux : il est d’ailleurs facile de les reconnaître ; il suffit pour cela d’en piler une petite quantité et d’y verser du vinaigre : si l’on n’y remarque aucune effervescence, il faut les répudier ; mais si, au contraire, elle s’y manifeste très-vive, on doit être assuré qu’elles sont propres à l’objet qui nous occupe, et l’on peut avec confiance les employer à la saturation de l’acide dans les cuves. Il faut toutefois, pour cela, que la pierre calcaire soit concassée et réduite en morceaux, dont le plus gros soit tout au plus égal à une noisette : car, réduite en poudre bien divisée, elle ne produirait que peu d’effet, le liquide ne pourrait pénétrer dans la masse ; et grossièrement concassée, son action sur l’acide serait encore très-faible, vu qu’elle ne peut avoir lieu que par les surfaces, et que celles-ci seraient moins multipliées. Un seul panier, contenant huit à dix kilogrammes de pierre, suffit pour une cuve de cinq à six hectolitres ; il doit être suspendu au centre, et de manière à ce que la liqueur surnage au moins de trente à trente-cinq centimètres. On en place proportionnellement plusieurs semblables dans les cuves de plus grandes dimensions, et on a soin de les plonger dans le liquide immédiatement avant de mettre en levain. On peut néanmoins encore le faire pendant le cours de la fermentation ; mais alors il faut auparavant chauffer les pierres dans de l’eau, au même degré de température que le liquide, afin qu’elles ne portent aucun refroidissement dans la masse.
- ↑ La macération n’est rien autre que la transformation de la fécule en substance sucrée. J’ai donné les détails de cette opération d’une manière assez précise, en parlant de la fabrication du sirop de pommes de terre par le gluten.