La pomme de terre, considérations sur les propriétés médicamenteuses, nutritives et chimiques de cette plante/12

CHAPITRE XII.
FABRICATION PROPREMENT DITE.

La cuve étant préalablement affranchie de tout mauvais goût par l’eau seconde qu’on y fait bouillir pendant trois ou quatre heures avant de s’en servir pour la première fois, le premier soin qui doit occuper est d’examiner si tout dans l’appareil est dans un état de propreté parfaite ; car c’est là un des points essentiels pour obtenir d’heureux succès. On commence alors l’opération, où je suppose qu’on emploie deux cents kilogrammes de fécule, par remplir d’eau la chaudière à vapeur, jusqu’à deux centimètres près de l’extrémité supérieure du tube en verre, la calotte concave restant vide pour contenir la vapeur ; on allume ensuite un feu ardent, qu’on pousse avec activité pour exciter l’ébullition le plus promptement possible. Pendant ce temps-là on prépare huit hectolitres d’eau bien claire, qu’on jette dans la cuve ; et pour s’éviter dans la suite un pareil travail, on pratique dans ladite cuve une ouverture traversant l’épaisseur du bois à fleur d’eau, où l’on place un petit robinet en buis, qu’on laisse constamment ouvert jusqu’à l’introduction de l’acide sulfurique. Cette ouverture indique la donnée d’eau, et sert en même temps à donner fuite à toute celle produite par la vapeur qui, par sa condensation dans le liquide froid, en augmenterait le volume et ferait manquer l’opération.

Quand l’eau s’agite dans le tube en verre, que la soupape, qu’on a chargée d’un poids convenable pour lutter contre la vapeur sans compromettre la sûreté de la chaudière, se soulève, il est temps de commencer le travail dans la cuve. On ouvre alors le robinet, et la vapeur, lancée avec force, produit aussitôt, par son contact avec l’eau froide, des détonations semblables à celles d’un arme à feu, qui, diminuant insensiblement d’intensité à mesure que l’eau de la cuve s’échauffe, finissent par ne plus se faire entendre que comme le bruit sourd et prolongé d’un tonnerre lointain : c’est alors qu’il est temps d’employer l’acide sulfurique. On ferme en conséquence le petit robinet en buis, pour arrêter l’effusion de l’eau qui, à cause de son degré de chaleur, n’est plus susceptible d’augmentation ; car la vapeur, traversant le liquide presque bouillant, s’échappe alors sans se condenser. Huit kilogrammes d’acide sulfurique, c’est-à-dire, à raison de quatre kilogrammes pour cent de fécale à employer, sont pesés dans une bouteille en verre ou en’ grès et jetés dans la cuve avec prudence. L’ouvrier, dans cette circonstance, doit avoir la précaution de se couvrir d’un large chapeau, pour se garantir des atteintes de quelques gouttes d’acide qui pourraient lui jaillir sur le visage ou dans les yeux.

La chaleur du liquide augmentant de degrés par le mélange de l’acide sulfurique, le bourdonnement de la vapeur dans la cuve cesse presque entièrement, et un gros bouillon se manifeste au milieu, tout autour du tuyau en plomb. On introduit dans le foyer une nouvelle quantité de combustible, afin d’entretenir une ébullition forte et constante pendant l’opération. On prend alors la fécule dans un vase en bois ou en fer blanc de la forme d’un seau, avec un peu moins de hauteur, et on la vide doucement, en agitant le vase par petites secousses, précisément sur le bouillon qui la submerge aussitôt dans le liquide où elle est à l’instant même décomposée. Si de petits grumeaux ou quelques parcelles gélatineuses viennent surnager à la surface et ne se dissolvent que lentement, ayant échappé au contact de l’acide, il faut avoir soin, à chaque seau de fécule que l’on emploie, de les enfoncer dans le liquide que l’on agite alors au moyen d’une longue spatule en bois. On procède de cette manière jusqu’à ce que la fécule soit toute employée, et l’on tâche d’accélérer l’opération autant que possible, afin de modérer l’activité de l’acide sulfurique, qui agirait avec trop de force sur la petite quantité de fécule qui serait d’abord mise à sa disposition.

L’ébullition, à compter du moment où toute la fécule est introduite dans la cuve, doit durer cinq heures entières et consécutives ; avec moins de temps, on aurait moins de sucré ; et avec un temps plus long, il n’y aurait rien à gagner, et la liqueur risquerait de contracter de la couleur et un petit goût d’amertume : ce qui arriverait encore s’il n’y avait pas la quantité d’eau suffisante, si la dose d’acide était trop forte, et si l’on poussait l’ébullition avec trop d’activité pendant le cours de l’opération ; car, passé la première heure, elle doit être très-modérée et s’effectuer à bien petits bouillons.

Après ce laps de temps, on détourne la vapeur de la cuve pour l’envoyer sous la plaque évaporative, si toutefois elle est chargée de liquide à concentrer ; autrement on la laisse s’échapper par la soupape que l’on tient soulevée au moyen d’un contre-poids.

On procède aussitôt à la saturation de l’acide par le carbonate de chaux, dont on poudre à petites closes la superficie du liquide, en le passant au travers d’un tamis, après l’avoir auparavant bien pulvérisé. Il faut, dans cette opération, agir avec beaucoup de prudence et sans rien précipiter j car le carbonate introduit à forte dose provoquerait, parle dégagement subit d’une trop grande quantité de gaz carbonique, une effervescence telle, qu’en soulevant le liquide au-dessus des parois de la cuve, elle pourrait donner lieu à une effusion préjudiciable. On s’arrête donc à chaque fois pour attendre que les écumes s’affaissent, à chaque fois on agite la masse avec la spatule que l’on introduit jusqu’au fond, et l’on continue ainsi jusqu’à saturation parfaite : cette opération doit durer environ deux heures.

Lorsque l’acide est neutralisé au point qu’il ne se forme plus d’écume et qu’on n’entend pas le moindre frissonnement dans la liqueur, on y plonge un morceau de papier de tournesol ; si ce papier, qui est bleu, prend une petite teinte rouge, il est encore nécessaire d’employer du carbonate de chaux ; si, au contraire, il conserve sa couleur naturelle, il n’existe plus d’acide et l’opération est terminée.

Après la saturation, on laisse le liquide en repos pendant douze heures ; tout le carbonate devenu sulfate de chaux se précipite au fond de la cuve, et la substance sucrée reste très-claire, portant alors huit à neuf degrés de densité à l’aréomètre. On la décante jusqu’au dépôt, que l’on transporte à filtrer dans une Oq plusieurs grandes chausses en toile croisée et grossière r comme celle d’un sac à blé, et le liquide clair qui en résulte est réuni à celui qu’on a décanté, pour être incessamment transporté sur la plaque à évaporation.

On doit conduire la concentration aussi vite que possible, ayant soin, pour l’activer, d’entretenir la vapeur par un feu bien soutenu, et en agitant de temps en temps le liquide, jusqu’à ce que le sirop soit parvenu chaud à trente-deux degrés ; après quoi on le soutire, pour le remplacer sur la plaque par un nouveau chargement.

C’est pendant cette seconde concentration que l’on s’occupe de traiter le sirop de la première au charbon animal. On le met, en conséquence, par environ vingt-cinq kilogrammes dans la bassine à main ; on y ajoute la dose indiquée de charbon, c’est-à-dire, à raison de deux mille cinq cents grammes pour cent kilogrammes de sirop, et après avoir bien mêlé ces deux substances, on place la bassine dans le fourneau où l’on entretient un feu modéré, afin de donner au sirop le temps de jeter peu à peu ses écumes, qu’on a soin d’enlever avec l’écumoire à mesure qu’elles paraissent, pour les mettre aussitôt à égoutter sur un blanchet. Dès que l’ébullition se manifeste et qu’on aperçoit le sirop monter dans la bassine, on enlève promptement celle-ci de dessus le feu ; on laisse un instant le sirop se rasseoir, et après avoir réuni le peu d’écume ramassée à sa surface, à celle du Manchet, on le jette dans une chausse où, au bout de quelques minutes, il passe blanc et très-limpide. Le premier passé noir, ainsi que celui provenant des écumes à égoutter sur le blanchet, sont réunis dans la bassine au sirop d’une nouvelle opération. Lorsque les chausses sont vides aux trois quarts, et que, par l’effet du refroidissement, le sirop ne passe plus que goutte à goutte, on verse le restant dans celui sortant de la plaque évaporative, pour être clarifié, et l’on rince bien les filtres dans de l’eau claire, pour de nouveau s’en servir incessamment.

Le sirop de fécule de pommes de terre, ainsi fabriqué, s’obtient très-beau et dans la proportion de 80 pour 100 du poids de la fécule employée. Je l’ai quelquefois obtenu dans celle de 90 et même de 95 ; j’ignore encore quelle pouvait en être la cause ; enfin, il se conserve parfaitement dans son état naturel, et peut, comme il a été dit précédemment, être employé, dans beaucoup de circonstances, comme le sucre de canne. On peut encore s’en servir très-avantageusement dans les brasseries, pour la confection des bières ; alors il exige moins de soin et peut être livré aux brasseurs, quoique coloré, pourvu néanmoins qu’il soit limpide et de bon goût.