XIII


Le 11 novembre 1918, Monique, Nicole et Lucette passaient la soirée chez Claire.

À Montréal, peu de jours auparavant, la nouvelle de l’Armistice avait été semée sur la ville par un tintamarre subit. Toutes les cloches d’églises, de couvents, avaient sonné soudain, et en même temps s’élevait et se multipliait graduellement le cri des sirènes d’usines, des sifflets de bateaux et de locomotives.

Étonnés, inquiets, les gens s’étaient penchés à leurs fenêtres. Dans la rue, quelqu’un lança « Vivent les alliés ». L’acclamation s’était répétée de bouche en bouche. Des yeux s’étaient embrumés de larmes. Bientôt, pendant que se déchaînait l’ouragan des bruits, et que la foule s’amassait, une à une, les maisons s’étaient pavoisées.

Comment croire cependant à la réalité de cette heure ? Que la paix fût signée, que l’on pût enfin s’amuser, être heureux, sans songer aux blessés, aux morts, à l’angoisse des mères, des sœurs, des épouses, à ce cauchemar de sang ? Cela semblait inconcevable.

Le jour pesait, pluvieux sur l’asphalte noire. Les arbres dénudés tendaient vers le ciel leurs ramures effeuillées. La grippe espagnole n’avait pas encore achevé ses ravages. Le bonheur paraissait impossible. Vers le soir, la bonne nouvelle avait été démentie. La guerre durait toujours.

Mais le onze, la bonne nouvelle revint indéniable, et le bonheur put librement envahir les âmes. Claire éprouva le désir de revoir ses amies. Elle leur téléphona et toutes les trois acceptèrent son invitation.

Pour la première fois depuis le retour de Lucette, depuis le deuil de Monique, depuis que s’altérait l’indépendance de Nicole, le quatuor se retrouvait au complet.

Nicole dissimulait sa métamorphose, mais une lueur profonde dans ses yeux bruns, le sourire plus facile, enlevaient à sa physionomie l’étrange sévérité qui, à quinze ans, la distinguait.

— La guerre est finie, est-ce croyable ?

— Jacques Préfontaine n’aura pas eu le temps d’aller loin.

— Mais il verra un peu d’Europe, au moins…

— Et traverser l’océan, c’est quelque chose, si j’en juge par la mer à Percé…

Lucette, bien enfoncée dans le fauteuil vert, se mit à parler des beautés de ce pays d’où elle arrivait.

— Quand j’ai fait pour la première fois le tour de Pile Bonaventure, j’ai cru que je rêvais. Imaginez-vous la mer bleue comme un saphir, le ciel comme une soie plus pâle, et la barque balancée doucement sur de longues vagues. Une île d’abord verte et marquée par les taches claires de quelques maisons, une île allongée comme une baleine endormie à fleur d’eau. À l’une des extrémités, la falaise se relève, tour à tour cuivrée ou grise, rayée de noir comme si des ruisseaux d’encre avaient coulé du haut et laissé leur trace, sur cette paroi perpendiculaire de trois cents pieds d’élévation.

Au bas de ce mur bizarre et pittoresque, des amas de roches tombées, érodées par la vague, forment d’étranges et surprenantes figures. La mer et le vent les entourent de leur fracas incessant. Mais bientôt s’ajoute à ce tumulte un cri insolite et multiplié. La barque contourne encore un cap et soudain vous jette en pleine féerie. Le ciel au-dessus de vous est tout à coup voilé d’innombrables et blancs oiseaux qui tourbillonnent, éblouissants dans le soleil. Ils vont, viennent, s’élèvent, redescendent, planent avec grâce. L’air est déchiré du claquement de leurs ailes, de leur cri plaintif et rauque. Devant vous, la longue falaise abrupte est fendue horizontalement en quatre ou cinq étages d’où jaillissent sans cesse des oiseaux ; et d’autres encore sont rangés sur les rampes, si nombreux que d’un peu loin on les prendrait pour de la neige. Quelques cormorans bien noirs, dressés sur des récifs, semblent admirer comme nous tant de blancheur, et tant d’ailes éblouissantes. Le merveilleux, c’est aussi de voir, quand le soleil est très haut dans le ciel, passer et repasser sur le rocher blond les ombres volantes de ces immenses oiseaux qui vont et viennent en un mouvement de giration que l’on croirait perpétuel. Vous pensez naturellement que j’exagère, mais vous verrez…

— Nous verrons, nous verrons, c’est facile à dire, protesta Monique. Mais irons-nous jamais ?

— Monique, supplia Lucette, il faut prendre la résolution d’y aller, river ta volonté à ce désir ; et tu iras. Vouloir beaucoup une chose, c’est l’obtenir. Ainsi, je commence à vouloir un voyage en France.

— Tu iras. Toi, tu obtiens tout ce que tu désires. Une fée a béni ton berceau.

— Mais si tu trouves auparavant le mari de tes rêves ? Les jeunes gens pourront maintenant faire des projets. Et gare l’amour !

— Oui, comment pouvions-nous être gaies, insouciantes, rire quand nos frères étaient menacés ? La nature humaine, moi, je ne la comprends pas, acheva Claire, et la vie non plus ; au fond, je ne comprends rien et je ne me résigne pas à la pensée de toujours souffrir.

— Pourquoi Dieu nous a-t-il créées et mises au monde ? demanda vivement Nicole.

Et soudain jeunes et rieuses comme au couvent, elles déclamèrent :

— Pour L’aimer, Le servir en ce monde, et pour être heureux avec lui dans le Ciel pendant l’Éternité.

Claire protestait :

— Un peu moins de douleurs n’aurait fait de tort à personne.

— Les douleurs sont venues à la suite du désordre, des péchés, reprit la docte Nicole.

— Et la mort, ajouta Monique attristée.

Il y eut un silence.

Monique avait peu changé. Un peu plus belle, peut-être, et toujours débordante de vie. Son teint laiteux et rose, ses grands yeux bleus et sa jeune fraîcheur de blonde, le noir de son deuil les mettait en relief. Et avec ses amies elle ne pouvait demeurer longtemps mélancolique. L’état d’âme couventin ressuscitait. Il fallait rire. Et puis, vingt ans, c’est vingt ans. La vie est là avec ses grâces aussi bien qu’avec ses douleurs. Monique a dû accepter la douleur inévitable, mais elle n’a pas cessé d’espérer la joie.

— C’est égal, dit-elle, tu es heureuse, toi, Lucette, tu es la plus heureuse.

— Ah ! tu crois le bonheur aussi simple ?…

Un moment, dans la pensée de Lucette se filme l’aventure où vient de s’engager sa jeunesse. Elle aime Jean. C’est grave, si grave qu’elle ne veut pas, ne peut pas en parler, et bien moins en rire. C’est à la fois un enchantement et une cruauté.

— N’as-tu plus aucun paysage de Percé à nous décrire ? Tu décrivais si bien. Poupon Rose reconnaîtrait sa méthode…

Et Claire réclamait :

— J’ai besoin d’émerveillements et qu’on excite en moi le goût des départs pour les beaux pays que je ne connais pas !

— Pourquoi ?

— Mon secret. Ma vie a son secret, mon âme a son mystère.

— Un amour éternel ?

— Tu n’y es pas. Tu ne brûles pas, mais pas du tout.

— Allons, Claire, dis-nous vite ton secret.

— Ah ! non ! par exemple. Si un jour vous le connaissez, c’est que vous l’aurez deviné.

— Et tu oses m’appeler la mystérieuse Nicole ?

— Et n’es-tu pas la mystérieuse Nicole ?

— Te rend-il heureuse, au moins, ton secret ?

— Énormément. Mais ce bonheur ne ressemble pas à ce que l’on appelle d’ordinaire le bonheur.

— Ah ! Qu’est-ce après tout, le bonheur ? Je voudrais bien le savoir, moi, soupira Monique. S’il existe, c’est à vingt ans qu’on devrait le tenir. Je l’attends, les yeux, la bouche, les bras béants ! Nicole en riant protesta :

— Mais le bonheur, ma pauvre Monique, n’est pas un état stationnaire, ce n’est rien de permanent, de palpable, de solide. C’est fluide, fugace, plutôt ! Ah ! J’ai enfin réussi à placer ce mot que j’adore…

— Moi, gronda Monique, c’est le bonheur que j’adorerais. Où est-il ? Où donc est-il ? Je ne le vois nulle part. Et pourtant en moi, cette soif dévorante que j’en ai !

— Moi aussi, ajouta Claire.

Alors, au grand ébahissement des trois autres, l’optimiste Lucette déclara :

— Le bonheur, mes amies, il n’existe pas.

Elle l’affirmait avec un sourire complexe qui contrastait avec sa figure ronde et enfantine, ordinairement si joyeuse…

— Il n’existe pas ! oh ! la ! la ! Elle sera la première à l’atteindre, à l’étaler sous nos yeux envieux, le bonheur…

— Il n’existe pas en ce bas monde, continua Lucette.

— Elle a raison, en somme, approuva Nicole.

Claire et Monique protestèrent.

— Ah ! vous deux ! Avec votre Éternité bienheureuse !

— Protestez tant que vous voudrez. Le bonheur parfait n’existe tout de même pas en ce bas monde.

— Il est fugace, comme je vous le disais tout à l’heure.

Elles continuaient la discussion sous le halo d’un grand dôme jaune, dans la salle à manger, les coudes appuyés sur la table, buvant du thé.

Quand Lucette eut vidé sa tasse, elle la renversa sur la soucoupe, la tourna trois fois de la main gauche et annonça :

— Je vais me dire la bonne aventure…

— Où as-tu appris cela ?

— Au Sanatorium, de la cuisinière !

— Non !

— Je vous l’assure. Attendez.

Les petites feuilles de thé s’étaient groupées en hiéroglyphes. On voyait une route, de petits points et d’autres petits points qui tournaient autour d’un rond de porcelaine.

— Je ferai un voyage. J’aurai un « beau désir accompli, » — la servante appelait cela un réussi !… Si une personne devait être malade dans ma famille, je pourrais aussi me l’annoncer. Et une lettre, et de l’argent. C’est exactement tout ce que ma science de trop récente date peut découvrir. Et je n’y crois pas beaucoup.

— N’empêche, dit Monique, les yeux baissés sur sa propre tasse maintenant vide, ses cils longs et noirs palpitants, n’empêche, que je voudrais bien connaître l’avenir, tout de suite savoir ce que je ferai plus tard…

— Moi aussi, dit Claire.

Les autres furent surprises, car, ordinairement, Claire ne semblait jamais rien attendre de l’avenir.

Elle répéta pourtant :

— Je voudrais aussi savoir ce que je deviendrai.

— Moi, je n’y tiens pas, déclara Nicole. Le présent me suffit amplement.

Le doux, l’étrange, l’étonnant présent. Il n’était pas nécessaire que ce présent l’amène à l’avenir convoité par les autres.

— Ce n’est pas sage, mes amies, paraît-il, de désirer connaître l’avenir, continua-t-elle, étant donné que…

— Le bonheur n’existe pas, répéta Lucette obstinée.

— Tu prétends qu’il n’existe pas et tu le cherches dans ta tasse de thé. Au fait, sais-tu que tu nous as parlé de Percé, sans dire un mot des gens que tu as rencontrés.

Lucette décrivit alors Pierre Frappier, sa blondeur, son cynisme. Puis, elle parla longuement de Vincent Le Tellier, malade sympathique, intelligent, résigné. Il lui semblait parler de Jean et cette fausse confidence soulageait si bien son cœur que Claire s’écria :

— Mais tu l’aimes, petite malheureuse !

— Ah ! non, par exemple.

Monique, prosaïque, ajouta tout de suite :

— Tu n’y penses pas, un infirme.

Onze heures sonnaient. Lucette se leva brusquement, comme Cendrillon au bal, à minuit. La lumière jaune illumina un instant les quatre jeunes têtes, fit reluire les cheveux blonds ou bruns, danser des lueurs dans les yeux gris, bleus, noirs. Elles riaient et leurs dents saines brillaient.

Elles allaient partir, quand Monique poussa, sans raison, un grand soupir et déclara :

— Tout de même, mes amies, les années passent et rien n’arrive. Quand nous étions petites, nous n’avions qu’à nous amuser, à jouer et à rire ; c’était toujours en attendant. Mais à vingt ans, cette attente devait finir. Eh bien non ! rien ne change au fond, les années passent et rien n’arrive et ce sentiment d’attente dure toujours…

— Il durera toujours, pontifia Nicole. N’as-tu pas lu l’Imitation ? Nous ne serons jamais rassasiés. Pour finir d’attendre, il faudrait être rassasiés, satisfaits.

— Nicole, je ne vois pas pourquoi tu ne te fais pas prédicateur !

Elles s’embrassèrent, laissèrent Claire dans le carré vermeil de la porte ouverte sur la lumière, et elles s’enfoncèrent bras dessus, bras dessous, dans la noire nuit d’automne qu’éclairait faiblement au coin des rues l’opale des réverbères.

Leurs rires perçaient une brume fine qui enveloppait la ville. Claire, distraitement, referma la porte. Dans sa mémoire revenaient ces vers de Lozeau qui commencent :

« J’attends. Le vent gémit. Le soir vient. L’heure sonne. »

Et qui finissent si tristement :

« Ah ! qu’il est douloureux d’attendre toujours… rien. »

Elle les épinglerait en épigraphe et elle écrirait sur cette attente ses propres vers. Les mots, les rimes se précipitaient.

Fiévreusement, elle crayonna tard dans la nuit.

Le vent continuait à gémir, mais elle n’entendit pas sonner les heures.