XII


« Ce fut un sentiment incompréhensible peut-être aux Français, mais que les hommes d’autres pays, les Anglais, par exemple, peuvent fort bien comprendre ; en tous cas, ce sentiment fut aussi noble et aussi rare que le génie épique. »
Hilaire Belloc.


Lorsque Lucette recevait une lettre de Jean, sa figure s’illuminait. Saisissant un jour cette exprèssion de joie, sa marraine voulut en savoir la cause. Ravie de confesser son aventure, Lucette raconta tout ; la gifle d’autrefois, la carte postale sur laquelle elle avait griffonné et la volumineuse correspondance qui en résultait. Puis elle donna à sa marraine toutes les lettres à lire.

— Tu verras, il est bien intelligent.

Aline de Villemure craignit de s’ennuyer à pareille lecture ; ou de railler, quand on attendait d’elle de l’admiration. Des yeux de vingt ans s’émerveillent souvent de puérilités et de chimères. Surprise, elle découvrit une pensée précoce et une culture d’une étonnante étendue chez ; un si jeune homme. Comment même, se demanda-t-elle, Lucette peut-elle l’intéresser, elle qui ne connaît encore que les livres à la mode ?

Une grande fraîcheur d’impression, la gaieté, l’entrain, l’optimisme, l’originalité caractérisaient alors Lucette ; mais c’était encore une enfant. Malléable, avec une nature d’artiste, elle pourrait, pensait Aline de Villemure, gagner à cette correspondance une plus avide curiosité des choses de l’esprit. Elle s’engagerait définitivement dans la voie choisie de la vie intellectuelle. Par malheur, l’émotion semblait déjà s’y mêler. La curiosité des choses de l’esprit n’irait pas sans la curiosité de celles du cœur. Et ce jeune homme était malade.

Elle voulut connaître la nature de cette maladie. Lucette trembla d’indignation, à l’idée d’interroger Jean sur un sujet si cruel. Rencontrant un bossu, un nain, devait-on les examiner ? Elle ressentait toujours avec violence la souffrance qu’elle imaginait chez ces êtres si on les regardait. Et Jean était un infirme.

— Il m’a dit qu’il ne pouvait plus marcher. C’est tout ce que j’en sais, marraine.

L’autre, uniquement professionnelle, ne s’apercevant pas que pour une fois elle déplaisait à sa filleule, insistait :

— Cette infirmité n’est peut-être qu’accidentelle ; tu dis que c’est venu à la suite d’une chute ? Mais s’il s’y mêlait de la tuberculose, il faudrait savoir. Dans tous les cas, ma chérie, ne t’emballe pas. Vois le danger.

Lucette était prête à s’emporter. Le sujet lui faisait mal.

— Danger ? mais quel danger, marraine ?

— Tu pourrais l’aimer. On n’épouse pas un malade.

— Faut-il donc que je me marie ? Vous n’êtes pas mariée, marraine, et vous êtes heureuse.

— Peut-être. Mais, ordinairement, une femme qui n’entre pas en religion doit fonder un foyer, avoir un mari, des enfants…

— Je n’ai que dix-neuf ans ! J’ai le temps de penser à autre chose qu’à me trouver un bon parti ! N’est-ce pas une belle œuvre, m’occuper de Jean ? Ne serais-je pas blâmable de l’abandonner, maintenant ? Sera-t-il condamné à une solitude absolue, si tout le monde doit redouter son amitié ? Notre correspondance le distrait. Il n’est pas question d’amour. Et puis, son influence, vous le savez, me sera salutaire. Il est très cultivé.

— Ah ! Lucette, tu ignores tout de la vie, tu te jetteras dans un piège, et plus tard tu souffriras.

— Vincent Le Tellier reçoit des lettres de jeunes filles ; il ne pense pas à l’amour ; il m’a avoué qu’il y avait renoncé…

— Il y a renoncé, oui, mais après une aventure semblable à celle dans laquelle tu t’embarques. Malgré son état, il a voulu se marier l'année dernière… Les parents de la jeune fille s’y sont absolument opposés. On n’épouse pas un malade, Lucette, je te le répète. Vincent est intelligent et sérieux. Il s’est résigné, mais tu devines l’amertume qui demeure dans son âme. Et je crois qu’il ne jouera plus avec le feu.

Lucette cessa de discuter.

Mais elle continuait à croire que sa tante se trompait. Pour une fois, cette femme si intelligente raisonnait mal. Elle méconnaissait la beauté d’un dévouement désintéressé, donnait trop d’importance au côté pratique de la vie, doutait à tort de la possibilité d’une amitié pure.


Les beaux paysages de Percé se voilèrent de mélancolie. En les contemplant, Lucette songeait maintenant à l’ami malade qui ne les voyait pas. De la pitié dont elle l’enveloppait découlait un désir de plus en plus fort de consoler Jean, de l’aimer sans retour.

Cette amitié ne s’était-elle pas nouée d’une façon providentielle ? Lucette se disait qu’une existence valait, non par le bonheur atteint, reçu, mais par celui que l’on dispense. Cette soif de dévouement était cependant née à son insu, de son ancien désir d’être aimée, à l’époque romanesque de ses quinze ans. Lorsqu’elle avait écrit à Jean, elle avait eu pour but de se distraire. Jean avait attribué ses lettres à la bonté, il l'en avait louée ; elle ensoleillait, disait-il, les mois les plus obscurs de sa vie. Alors, le but de cette aventure, l’amusement, s’était peu à peu modifié. Il devint plus grave, presque religieux, et maintenant il tenait en elle la place la plus importante.


Effrayé de l’ardeur triste qu’elle manifesta bientôt dans ses lettres, Jean la supplia de ne pas s’attacher. Malgré le sentiment qu’il éprouvait pour elle, il la priait de ne pas engager son cœur. Elle était jeune, elle pouvait lui consacrer quelques heures d’amitié, mais elle devrait ensuite songer à son avenir. Jean refusait d’être un jour l’obstacle à son bonheur.

Alors, il la repoussait ? Songer à son avenir, cela signifiait donc prosaïquement prendre un mari capable d’assurer votre subsistance ? Il disait ainsi en d’autres termes ce que lui assurait sa marraine ? Eh bien ! lui aussi aurait tort. Pourquoi cette rage exaspérante et universelle de mariage ? Ne pouvait-on pas autrement édifier son avenir ? N’y avait-il pas diverses vocations ? Même avant d’aimer Jean, Lucette se souvenait avoir souhaité rester célibataire. Elle s’affolait lorsqu’elle s’imaginait à la tête d’une famille, avec une maison à tenir, du linge à raccommoder, des enfants à soigner, un mari à contenter, des finances à équilibrer, et tant de fardeaux sur les épaules. D’avance, une détresse panique serrait son cœur, lorsqu’elle s’énumérait toutes ces tâches.

Elle communiqua ces réflexions à Jean et dans un élan de générosité juvénile elle lui avoua son amour. Le bonheur maintenant, elle l’attendait de lui. Elle gagnerait sa vie. N’avait-elle pas son talent de pianiste ? Elle ne se marierait pas et leur amitié serait la plus belle chose du monde.

Mais elle s’attristait. En septembre, sous le ciel de Percé, dans les routes du village devenues désertes, son cœur se gonflait de regrets, pour les bonheurs qu’elle ne connaîtrait pas. Elle méditait à présent sur la vie avec un pessimisme qui ne lui ressemblait pas. Elle ne disait presque plus jamais : je suis contente, j’ai hâte. Elle n’était plus celle qui tentait de convaincre son amie Claire que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Elle avait trop longtemps rêvé d’un amour heureux, pour être satisfaite d’un amour plein de tristesse et de souffrance. Une douleur aiguë la bouleversait à l’idée qu’elle ne partagerait jamais avec Jean les joies du voyage, et ces longues promenades dans la forêt. La félicité qu’elle avait rêvée, comportait avant tout ce partage des heures enchantées qu’elle vivait depuis plusieurs semaines. Certains jours, toutefois, son optimisme renaissait, ses songes changeaient de teinte. On guérirait Jean, à cet hôpital. Les médecins accomplissaient aujourd’hui des cures extraordinaires. Il marcherait de nouveau et reprendrait une existence normale.


Ses rêveries projetées si loin dans l’avenir s’appuyaient sur un visage d’homme qu’elle imaginait. Jean comptait à peine dix-sept ans, la dernière fois qu’elle l’avait vu. Elle ne se souvenait nettement que des yeux presque verts, des traits aigus, de la pâleur ; elle croyait aussi se souvenir de la bouche trop grande, des dents fortes comme des dents de loup. Il est vrai que leur dernière entrevue avait été une entrevue de guerre.

Se promenant seule sur la plage désertée de Percé, l’air salin lissant sa peau fraîche, que de souhaits Lucette adressait à la ligne droite que traçait la mer bleue foncé sous le ciel pâle ! Son cœur se dilatait violemment à l’idée d’être transportée, avec un Jean guéri, dans cette barque à voile blanche qui filait là-bas dans l’azur.

En un colloque intérieur perpétuel, Lucette composait de vifs plaidoyers pour son amour ; elle organisait d’avance sa vie ; elle éviterait le malheur ; elle prouverait à l’univers entier qu’elle avait eu raison d’accepter un pareil destin. Le foyer, les enfants, elle les remplacerait par d’autres affections. Être le rayon de soleil d’un emmuré vivant, n’était-ce pas du reste aussi méritoire que d’être une mère de famille ? Elle n’avait pas choisi son destin, les circonstances le lui imposaient, mais elle saurait offrir au monde un visage satisfait.


Quand elle vit Jean, en octobre, elle eut un imperceptible mouvement de recul. Son imagination l’avait transfiguré. Elle en avait fait un héros de roman. La réalité s’avérait loin du rêve. La maladie avait saisi le jeune homme en pleine croissance. Il était frêle, malingre et son aspect désappointa Lucette.

Mais le sourire si admiratif, si ému de Jean, quand il la vit auprès de lui, noya la déception de la jeune fille d’une profonde vague de pitié. Elle le consolerait ; il serait heureux malgré tout, puisqu’elle l’aimerait.

Lui, semblait oublier son infirmité. Il parlait avec verve, avec gaieté. Il habitait une pièce toute tapissée de livres. Il lui en prêta, et elle entra tenant sa main maigre et tannée, dans le royaume de Musset, de Sully Prud’homme, de Louis Mercier, dans le pays chimérique et tendre de la Princesse Lointaine, de Rostand alors en pleine gloire…