La philosophie du bon sens/IV/VIII

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§. VIII.

des prémiers Principes
des Choses.


Tous les Philoſophes ont penſé différemment ſur les premiers Principes, ou les prémieres Parties actives, de la Matière ; ou, ſi l’on veut, ſur la prémieres Matiere des Choſes. Cette Queſtion a été très agitée, & fort peu éclaircie.

Héraclite, & Hippias, ont cru que le Feu étoit le ſeul Principe de toutes les Choſes Naturelles ; qu’il les avoit produites, & qu’il devoit dans la ſuite les embraſer, & les détruire.

Anaximène, & Diogene Apollinaire, diſoient que tout avoit été formé de l’Air, qui, à cauſe de ſa Soupleſſe & de ſa Fléxibilité, étoit capable de prendre toutes Sortes de Formes.

Thalès Miléſien vouloit que tout dût ſon Origine à l’Eau ; parce que, ſans l’Humide, qui lie & entretient toutes les Choſes animées, elles meurent & ſe diſſolvent.

Hésiode dit que la Terre, ſortie du Cahos, eſt le Principe de toutes Choſes. Il ajoute, qu’elle eſt l’Epouſe du Ciel, & il explique poëtiquement ſes Productions cauſées par les Influences Cèleſtes.

Oenopidès admettoit le Feu & l’Air pour premiers Principes ; Hippus Rhégien, le Feu & l’Eau ; & Onomacrite, le Feu, l’Air, & l’Eau.

Empedocle fut un des prémiers Philoſophes qui diſtinguerent les quatre Elémens, le Feu, l’Air, l’Eau, & la Terre, auxquels il ajouta deux Facultez ou Puiſſances naturelles, qu’il nommoit Accord & Diſcord. L’Accord ſervoit à l’Union & à la Génération des Choſes : le Diſcord à leur Ruine & à leur Deſtruction.

Xenophanès & Meliſſus croïoient, que tout ce qui étoit dans l’Univers n’étoit qu’une même Choſe infinie, & Parmenide une Choſe finie. Pluſieurs Ecrivains, qui ont parlé du Siſtême de ces deux prémiers Philoſophes, ont crû, que le ſeul Principe infini qu’ils admettoient étoit Dieu. Mais, ſi cela étoit, Xenophanès & Meliſſus n’auroient établi aucuns prémiers Principes deſ Choſes, parce qu’ils n’euſſent parlé que de la prémiere Cauſe des Cauſes, tant des Choſes naturelles que des ſurnaturelles.

Anaxagoras Clazomenien diſoit, que toutes les Choſes étoient engendrées par de petites Particules ou de petits Corpuſcules tout ſemblables, qui, venant à ſe joindre & à ſe ramaſſer enſemble, produiſoient toutes les Choſes.

Archelaüs Athénien a cru, qu’un Air infini étoit le premier Principe, qui faiſoit ſes différentes Opérations ſuivant qu’il étoit rare, atténué, épaiſſi, ou condenſé.

Zareta Chaldéen ſoutenoit que la Lumiere & les Tenebres étoient comme le Pere & la Mere dont toutes les Choſes du Monde étoient engendrées. Ce Sentiment étoit le Germe, ou plûtôt l’Ebauche, du Siſtême de Robert Flud, dont je vous ai déjà parlé.

Pythagore prétendoit que les Principes des Choſes Naturelles conſiſtoient dans l’Harmonie ou la Convenance des Nombres, dont il établiſſoit la Perfection à la Dixaine, parce qu’après avoir compté juſqu’à dix, il faut reprendre l’Unité. Cette Opinion, toute inintelligible & ridicule qu’elle étoit, eut, pendant certain Tems, plus de Vogue que toutes les autres.

Mochus Phénicien qui vivoit du Tems de la Guerre de Troïe, Leucippe, Démocrite, Epicure, Lucrece, & de nos jours le fameux Gaſſendi, crurent que les Atomes, qui ſont des petits Corpuſcules indiviſibles pour leur Dureté, & inviſibles par leur extrême Petiteſſe, étoient les Parties actives de la Matiere, & ſes prémiers Ouvriers.

Zénon diſoit, que Dieu & la Matiere étoient les vrais Principes de la Nature. Ce Siſtéme étoit celui de Spinoſa, mal dévelopé, & couvert par de belles Expreſſions de la Divinité.

Platon admit trois Principes, Dieu, l’Idée, & la Matiere. Par l’Idée, il entendoit une certaine Eſſence incorporelle, qui étoit l’Entendement de Dieu lui-même, par le Moïen duquel il produiſoit toutes Choſes. Ce Siſtême eſt très obſcur : &, quelque Effort qu’on ait fait pour l’éclaircir entièrement, on n’en a pû venir à bout[1]. Car, qu’eſt-ce que cette Idée ou cet Entendement Divin, diſtinct de la Divinité, que Platon appelle le Dieu viſible, qui eſt inférieur au Dieu ſuprême ? Quoi que les premiers Peres de l’Egliſe euſſent adopté la plûpart des Senrimens de ce Philoſophe ſur l’Etre Eternel comme orthodoxe, le plus illuſtre Ecrivain de nos Jours, n’a pas craint cependant de ſoutenir qu’il réſulte un plus grand Nombre de Divinitez du Siſtême de Platon, que des Ecrits de tous les Poëtes. Il fonde ſon Opinion ſur un Paſſage d’un Auteur moderne, qui a expliqué & dévoilé le Platoniſme[2]. Aristote établit trois prémiers Principes, la Matiere, la Forme, & la Privation. Son Opinion a été ſuivie pendant long-tems, & même jurques à nos Jours, avec autant de Soumiſſion qu’on en avoit pour la Révélation. Tout Homme, qui auroit ôſé contredire au moindre Sentiment de ce Philoſophe, eut paſſé pour un Ignorant, ou un Novateur. Cependant, bien des Gens de Bon Sens ſentoient, & comprenoient, que les premiers Principes d’Ariſtote étoient auſſi incertains que ceux des autres, & peut-être même plus ridicules. Car, qu’y a-t-il de plus abſurde, que de faire entrer le Néant pour Principe des Choſes Naturelles ; & qu’eſt-ce la Privation, priſe comme Ariſtote l’entend, qu’un Rien, un Non-Etre, enfin le Néant ? Michel de Montagne, qui, n’en déplaiſe aux : Scolaſtiques, avoit autant de juſteſſe de Génie que ce Philoſophe, fit l’Horoſcope de ſes Principes, dans un Tems où chacun étoit auſſi très perſuadé de leur Vérité. Avant, dit-il, que les Principes, qu’Ariſtote a introduits, fuſſent en Crédit, d’autres Principes contentaient la Raiſon Humaine, comme ceux-ci nous contentent à cette heure. Quelles Lettres ont ceux-ci, quel Privilege particulier, que le Cours de notre Invention s’arrête à eux, & qu’à eux appartient pour tout le Tems avenir la Poſſeſſion de notre Créance ? Ils ne ſont pas plus éxempts du Boute-hors, qu’étoient nos Anciens[3].

Ce que diſoit Montagne eſt arrivé. Gaſſendi a renouvellé le Siſtême des Atomes d’Epicure, & Des-Cartes a inventé la Matiere ſubtile. Ces deux Opinions, qui paroiſſent très éloignées, à cauſe du Vuide qu’admet Gaſſendi, & que Des-Cartes nie, ont pourtant quelque Affinité enſemble, en ce qu’elles conviennent que les prémiers Principes des Choſes conſiſtent dans des Corpuſcules extrêmement déliés. En ſuppoſant donc, que ces Petits Corps ſont les Parties actives de la Matiere, les prémiers Ouvriers dont elle ſe ſert, & les Principes de Choſes, je vais éxaminer s’ils peuvent ſe mouvoir ſans le Vuide, ou s’il eſt neceſſaire abſolument qu’il y en ait dans la Nature.

  1. « Le prémier eſt le Dieu ſuprême, à qui les deux autres doivent Honneur & Obéiſſance, d’autant qu’il eſt leur Pere & leur Créateur. Le fecond eſt le Dieu viſible, le Miniſtre du Dieu inviſible, & le Créateur du Monde. Le troiſieme ſe nomme le Monde ou l’Ame qui anime le Monde, à qui quelques-uns donnent le Nom de Démon. Pour revenir au ſecond, qu’il nomme auſſi le Verbe, l’Entendement, ou la Raiſon, il concevoit deux ſortes de Verbes, l’un qui a réſidé de toute Eternité en Dieu, par lequel Dieu renferme de toute Eternité dans ſon. Sein toutes ſortes de Vertus, faiſant tout avec Sageſſe, avec Bonté, avec Puiſſance. Car, étant infiniment parfait, il a dans ce Verbe interne toutes les Idées & les Formes des Etres créez. L’autre Verbe, qui eſt le Verbe externe & proféré, n’eſt autre choſe, ſelon lui, que cette Subſtance que Dieu pouſſa hors de ſon Sein, ou qu’il engendra pour en former l’Univers. C’eſt dans cette Vue, que Mercure Triſmegiſte a dit que le Monde eſt conſubſtantiel à Dieu. » Souverain, Platonisme dévoilé, pag. 82. Ce Siſtême eſt auſſi confus & embrouillé que le Talmud. Il eſt même un peu dans le Gout de certains Chapitres de l’Alcoran, qui ſont preſque auſſi inintelligibles. On peut conſulter Bayle, dans le prémier Tome de la Continuation de ſes Penſées diverſes, qui rapporte auſſi ce même Paſſage.
  2. « Avez-vous jamais rien lû de plus monſtrueux ? Ne voilà-t-il pas le Monde formé d’une Subſtance que Dieu pouſſa hors de ſon Sein ? Ne le voilà-t-il pas l’un des trois Dieux ? Et ne faut-il pas le diviſer en autant de Dieux qu’il y à des Parties dans l’Univers différemment animées ? N’avez-vous pas-là toutes les Horreurs, toutes les Monſtruoſitez, de l’Ame du Monde ? Plus de Guerres entre les Dieux, que dans les Ecrits des Poëtes ? Les Dieux Auteurs de tous les Péchés des Hommes ? Les Dieux, qui puniſſent, & qui commettent, les mêmes Crimes qu’ils ordonnent de ne point faire ? » Bayle, Continuation des Penſées diverſes, Tom. I, pag. 346.
  3. Montagne, Eſſais, Livr. II, pag. 541.