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§. IX.

de l’Espace et du Vuide.


Les Philoſophes, qui ſoutiennent l’Opinion du Vuide, veulent qu’on admette un Eſpace immatériel infiniment étendu de toutes parts en Largeur, Longueur, & Profondeur, comme une Table d’Attente des Productions que Dieu peut tirer de ſa Toute-Puiſſance. Ils diſtinguent donc deux Sortes d’Etendue, ou d’Extenſion ; l’une corporelle & matérielle, impénétrable, commune à tous les Corps ; l’autre incorporelle & pénétrable, qui ſert à recevoir ces mêmes Corps, & qu’ils appellent, à cauſe de cela, Eſpace local. Et, pour définir plus clairement ces deux différentes Etendues, la corporelle conſiſte, par exemple, dans la Longueur, la Profondeur, & la Largeur, d’une Liqueur contenue, dans un Vaſe, ou de l’Air qui le remplit : & l’incorporelle, dans l’Etendue qui reſteroit d’un Côté à l’autre de ce même Vaſe, ſi l’Eau, l’Air, & tout autre Corps, en étoit ôté, enſorte qu’il n’y reſtât plus rien. Voilà les Définitions des deux Etendues différentes qu’admettent ceux qui croïent qu’il y a des Eſpaces immenſes vuides de tous Corps au-delà des Bornes du Monde. Suppoſons, diſent-ils, que Dieu place un Homme aux Extrémitez des Corps corporels, (ce qu’on ne peut nier qu’il n’ait la Puiſſance de faire, ſi l’on ne ſuppoſe pas le Corps infini, ce qu’on ne ſauroit faire ſans anéantir la Divinité, puiſqu’il y auroit pluſieurs Infini : ) ſuppoſons donc, que cet Homme étende ſon Bras. S’il le peut faire, il le mettra dans un Endroit où il y avoit auparavant un Eſpace ſans Corps : &, s’il n’en a pas le pouvoir, il en ſera donc empéché par quelque Choſe, qui eſt au-de-là des Bornes du Monde & de l’Eſpace ; ce qu’on, ne ſauroit comprendre, & qui ne peut ſe dire[1]. Il faut donc, qu’il y ait des Eſpaces immenſes vuides de tous Corps, & capables de recevoir ceux que Dieu voudrait-créer de nouveau. Car, ſi la Subſtance corporelle remplit tous les Eſpaces poſſibles, ou plûtôt eſt elle-même l’Eſpace, il faut donc qu’elle ſoit infinie dans ſon Etendue, & Dieu ſe trouve dans l’Impoſſibilité de pouvoir créer & annihiler la moindre Partie de cette Subſtance : & cet Etre puiſſant, qui, de rien, a fait tout le Monde, a borné lui-même ſi fort ſa puiſſance, qu’il ne peut plus former un Atome ni l’annéantir.

Si, pour prouver qu’il peut y avoir du Vuide, on demande à un Cartéſien, ſi Dieu ne pourroit point ôter l’Air qui ſe trouve entre les quatre Murailles d’une Chambre, empêcher qu’aucun Corps ne ſuccédât à ſa Place, & faire que ces quatre Murailles ne ſe briſaſſent point, & reſtaſſent à leur Place ? Il répond, que cela ne ſe peut ; & que, dès qu’il n’y auroit plus rien entre les Murailles, elles ſe toucheroient mutuellement. Si vous demandez, dit Des-Cartes, ce qui arriveroit, en cas que Dieu ôtât tout le Corps qui eſt dans un Vaſe, ſans qu’il permît qu’il en entrât un autre, nous répondrons, que les Côtez de ce Vaſe ſe trouveroient ſi proches, qu’ils ſe toucheroient immédiatement : car, il faut que deux, Corps s’entretouchent, lorſqu’il n’y a rien entr’eux deux ; parce qu’il y auroit Contradiction que ces deux Corps fuſſent éloignés, c’eſt-à-dire, qu’il y eut de la Diſtance de l’un à l’autre, & que néanmoins cette Diſtance ne fut rien : car, la Diſtance eſt une Propriété de l’Etendue, qui ne ſauroit ſubſiſter ſans quelque choſe d’étendu[2].

Avant d’aller plus loin, & pour vous développer plus aiſément les deux différentes Opinions des Gaſſendiſtes & des Cartéſiens ſur l’Eſpace & le Vuide, je vous prie d’examiner avec un peu d’Attention ce que Des-Cartes entend par l’Eſpace ou l’Etendue. La Définition, qu’il en fait, émane naturellement de celle qu’il donne de l’Eſſence de la Matiere.

  1. Præterea ſi jam finitum conſtituatur omne quod eſt Spatium, ſi quis procurrat ad Oras Ultimus extremas, jaciatque volatile Telum Invalidis utrum Contortum Viribus ire Quò fuerit miſſum, mavis, longè que volare, An prohibere aliquid cenſes, obſtrareque poſſe ? Alter utrum fatearis enim, ſumasque neceſſe eſt… Aſt ſive eſt aliquid quod prohibeat, officiarque Quominu quo miſſum ſi veniat, finique locet ſe, Sive foras fertur, non eſt ea fini profecto. Hoc pacto ſequar, atque Oras ubicumque locaris Extremas, quæram quid Telo denique fiat ? Fiet, uti, nunquam poſſit conſiſtere Finis.
    Lucretius de Rerum Naturâ, Libr. I, Verſ. 970 & ſeqq.
  2. Des-Cartes, Principes de Philoſophie, II Part, pag. 89.