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§. VI.

Réfutation du Dogme de
l’Ame du Monde, et du
Sisteme de Spinosa.


Il n’eſt rien de ſi aiſé, que de ſapper les Fondemens du Siſtême de Spinoſa. Si l’Eclairciſſement des Doutes qui l’ont jetté dans l’Erreur eſt au-deſſus de notre Portée, les Abſurditez du Dogme de l’Ame du Monde ſont ſenſibles aux plus foibles Eſprits : & j’ai peine à comprendre comment Spinoſa, qui avoit réellement beaucoup de Génie, n’avoit pas ſenti lui-même dans quels Egaremens il s’était laiſſé entraîner. Il n’admettoit dans l’Univers qu’une Subſtance unique, qu’il appelloit Dieu. Or, il eſt impoſſible que cela ſoit : car, tout ce qui eſt étendu a naturellement des Parties ; & tout ce qui a des Parties eſt compoſé. Quel horrible Cahos ne s’enſuit-il pas de faire un Dieu compoſé de cent milles Parties différentes ? Pour excuſer cette Abſurdité, Spinoſa ne ſauroit dire, que l’Etendue en général eſt diſtincte de la Subſtance de Dieu : car, s’il le diſoit, il enſeigneroit que cette Subſtance eſt en elle-même non-étendue. Elle n’eut donc jamais pû acquérir les trois Dimenſions qu’en les créant, puifqu’il eſt viſible que l’Etendue ne peut ſortir ou émaner d’un Sujet non-étendu, que par la Voie de Création. Or, Spinoſa ne croïoit point que de rien on pût faire rien. La Subſtance Divine n’étant donc point diſtincte de l’Etendue, elle devenoit ſujette à être diviſée en mille Parties. On ne ſauroit pouſſer plus loin l’Aveuglement, que de faire Dieu étendu : parce que, non-ſeulement c’eſt lui ôter la Simplicité, mais c’eſt le réduire à la Condition de la Nature la plus vile, en le faiſant matériel ; la Matiere étant le Théatre de toutes les Corruptions & de tous les Changemens.

Plus on éxamine le Siſtême de Spinoſa,& plus on le trouve rempli d’Abſurditez. Tous les Etres particuliers, dit-il, l’Etendue corporelle, le Soleil, les Plantes, les Hommes, leurs Imaginations, leurs Idées, font des Modifications de la Subſtance unique, qu’il appelle Dieu. Il ne s’apperçoit pas, que les mêmes Modifications entraînent après elles la Néceſſité de pluſieurs Subſtances.

Vous avez vû, Madame, dans la Réflexion ſur la Logique, qu’une Choſe modifiée eſt un Sujet ou une Subſtance déterminée par ſon Attribut. Or, les Modalitez étant des Etres qui ne peuvent exiſter ſans la Subſtance qu’elles modifient, il faut donc que la Subſtance ſe trouve par-tout où il y a des Modalitez : il faut même qu’elle ſe multiplie à proportion que les Modifications incompatibles entre elles ſe multiplient ; deſorte que, par-tout où il y a cinq ou ſix Modifications, il y a auſſi cinq ou ſix Subſtances. La Preuve de cette Vérité ſe ſentira aiſément, en conſidérant, qu’il eſt auſſi impoſſible qu’une Subſtance aimante ſoit une Subſtance haïſſante, qu’il l’eſt qu’un Cercle ſoit un Triangle. Car, la Haine eſt excluſivement éloignée de l’Amour. En pouſſant ce Raiſonnement plus loin, on prouve, non-ſeulement la Néceſſité de pluſieurs Subſtances différentes ; mais on démontre, que s’il étoit vrai que les Hommes fuſſent des Modifications de cette Subſtance unique, qui eſt Dieu, cet Etre ſouverainement parfait ſeroit perpétuellement contraire à lui-même. Eſt-il poſſible de croire, que la même Subſtance veuille & ne veuille pas, qu’elle aime & qu’elle haïſſe, qu’elle ſoit vertueuſe & criminelle ? Une Hypotheſe pareille allie enſemble deux Termes auſſi oppoſez que la Figure quarrée & la circulaire.

En conſidérant du Côté moral le Dogme de l’Ame du Monde, il eſt encore plus contraire à la Raiſon. L’Etre ſouverain, l’Etre parfait, l’Etre néceſſaire, n’eſt plus ferme, n’eſt plus conſtant : c’eſt le Ramas de tous les Crimes. Les Hommes n’étant que des Modifications de la Subſtance, & n’y aïant par conſéquent qu’elle qui agiſſe, on doit dire : Un Dieu coquin a tué un Dieu honnête Homme ; on a pendu aujourd’hui un Dieu fripon. Car, les Modes, ſelon Spinofa, ne font rien ; & c’eſt la ſeule Subſtance qui agit.

Saint Auguſtin a vivement réfuté le Siſtême de l’Ame du Monde. Qui eſt celui qui ne voit, dit ce Pere, les Horreurs & les Impiétez qui découlent, & prennent leur Source, d’un Dogme auſſi affreux ? La Nature Divine eſt foulée aux Pieds. On tue Dieu en détail dans les Animaux qu’on fait mourir[1]. Dieu devient ſujet à tous les Vices : il n’eſt aucune de ſes Parties, qui ne ſoit ſouillée de quelques-uns ; & la Luxure, l’Iniquité, l’Impiété, ſont le Partage des Attributs de la Divinité[2].

Robert Flud, Anglois, qui ne manquoit pas d’Eſprit, ſoutient auſſi l’Opinion de l’Ame du Monde. Il croïoit, qu’elle étoit compoſée d’une Matiere très ſubtile & très active, qu’il diſoit être Dieu, qui, comme matériel, entroit dans la Compoſition du Monde : mais, il envelopoit ſon Erreur de tant de Diſtinctions, qu’on auroit cru qu’il admettoit effectivement pluſieurs Cauſes, & pluſieurs Effets. La Lumiere & les Tenebres, diſoit-il, ſont les deux prémiers Principes des Choſes. De leur Mélange réſulte l’Unité radicale, de laquelle dépendent enſuite tous les Etres. Mais, dans le fond, il ne diſtinguoit point, ni la Lumiere, ni les Ténébres. Il ne trouvoit ces deux Principes, qu’entant qu’il conſidéroit le même Objet tantôt d’une maniere, & tantôt de l’autre. Ils n’avoient jamais été réellement ſéparez ; mais, notre Eſprit pouvoit les conſidérer ſans relation aux Choſes créées. Ainſi, les Tenebres même, & la Matiere, étoient un Principe incréé. S’il parloit d’un Tems qui eut précédé la Création, c’étoit un Tems imaginaire, une pure Priorité de Nature[3]. Le fameux Gaſſendi a développé l’Erreur de ce Philoſophe, & l’a réfutée d’une façon convaincante & victorieuſe[4]. Et ce qu’il y a de particulier, c’eſt que lui-même avoir aſſez d’Inclination à croire qu’il y avoit une certaine Force particulière & diffuſe par tout le Monde, qui, comme une Eſpece d’Ame en lioit & attachoit enſemble les Parties. Mais, il ne concevoit cette Ame, que comme un Feu ſubtil, ou une Matiere extrêmement déliée & active, comme une Ame enfin végétative, & ſoumiſe à l’Etre puiſſant qui l’avoit, créée ainſi que les autres Choſes. Un de ſes fameux Diſciples lui attribue beaucoup de Penchant pour ce Sentiment ; & il paroît dans pluſieurs Endroits de ſes Ouvrages, qu’il le croïoit aſſez probable[5].

  1. Quod ſi ita eſt, quis non videæt quanta Impietas & Irreligioſitas conſequatur, ut quod calcaverit quiſque, Partem Dei calcet ; & in omni Animante occidendo Pars Dei trucidetur ? Nolo omnia dicere quæ poſſunt occurere cogitantibus : dici autem fine verecundiâ non poſſunt. Augustinus de Civit. Dei, Libr. IV, Cap. XII pag. 421.
  2. Non video quidem, ſi totus Mundus eſt Deus, quomodo Beſtias ab ejus Partibus ſeparent ? Sed obluctari quid opus eſt ? De ipſô Rationali Animante, id eſt, Homine, quid infelicius credi poteſt, quàm Partem Dei vapulare cum Puer vapulat ? Jam verò Partes Dei fieri laſcivas, iniquas, impias, atque omnino damnabiles, quis ferre poſſit, niſi qui prorſus infaniat ? Poſtremò, quid iraſcitur eis, à quibus non colitur, cum à ſuis Partibus non colatur ? Augustinus de Civit, Dei, Libr. IV, Cap, XIII, pag. 433.
  3. Bayle, Continuation des Penſées diverſes ſur les Comètes, Tom. I, pag.349.
  4. Cum dico ante Creationem, cave intelligas illud tempus quo nos vulgò cogitamus & aſſerimus Deum ſolum extitiſſe antequam Mundum conderet. Intellige ergo potius Statum Rationis ſeu Abſratctonis mentalis (eo mode quo ſolent in Scholis Univerſalia fingere) quatemus videlicet conſideramus tam Lucem quam Tenebras abſolutè ſecundum ſe & ſine determinatione ad Res ſingulares, à quibus tamen ſecluſâ hac Cogitationis præciſione nullo modo ſejunctä ſunt. Lux igitur hoc modo ſpectata increata dicitur : ac Tenebræ etiam increatæ ; quod hac ratione ad nullam Rem creatam, ſeu è ſe ipſis, ut partibus conſtitutam pertineant. Gassendus, in Examine Philoſophiæ Roberti Fluddi, pag. 217, Tomi III Operum.
  5. « Je penſois, » ajoute Gaſſendi, « que cela ne dérogeoit aucunement à la Foi, en ce que cet Ame ſeroit cenſée n’être autre choſe qu’une certaine Force dépendante de Dieu, & être une Ame à ſa maniere, c’eſt-à-dire, d’une Eſpece particuliere, différente de la ſenſitive & de la raiſonnable, & nommément incapable des Dons ſpirituels de la Grace & de la Béatitude… Or, je rapporte ce Paſſage, afin que, lorſqu’on le lira, & qu’on verra enſuite en divers Endroits de cet Ouvrage, que Mr. Gaſſendi a beaucoup de Pente à croire, non-ſeulement que la Terre, la Lune, le Soleil, & tous les autres Globes qui compoſent la Machine du Monde ont chacun leur Ame à leur manière, prenant a-peu-près l’Ame à la manière de Démocrite, d’Hippocrate, & d’Ariſtote ; mais, qu’il n’y a preſque rien en particulier qui ne ſoit animé, comme les Pierres précieuſes, l’Aimant, les Plantes, & les Sémences, & qui n’ait ſon Ame à ſa maniere, par le Moïen de laquelle il connoît, pour ainſi dire, & ſait ce qui lui eſt propre, & qui fait pour ſa Conſervation, ou fuit ce qui lui eſt nuiſible, & qui va à ſa Deſtruction : afin, dis-je, que lorſque l’on verra, en pluſieurs Endroits de cet Ouvrage, l’Inclination que Mr. Gaſſendi a pour cette forte d’Animation, par le Moïen de laquelle il ſe tire de mille Difficultez, l’on n’aille pas s’imaginer, qu’il ait donné dans l’Opinion de ces anciens Pytagoriciens, & autres ſemblables, ou dans celle de Flud ; puiſqu’il réfute l’une & l’autre comme très ridicules, & indignes d’un Philoſophe de Bon-Sens. » Bernier, Abregé de la Philoſophie de Gaſſendi, Tom. I, pag. 117.