◄  IV.
VI.  ►

§. V.

Examen du Sisteme de
l’Ame du Monde.


Il y a eu des Philoſophes, qui ont eu un troiſieme Sentiment ſur le Monde, difféerent des deux prémiers. Ils le croïoient éternel comme les Péripatéticiens, & ſe réüniſſoient avec eux en ce Point contre les Epicuriens : mais, ils ne croïoient point, qu’un Etre intelligent & tout-puiſſant en réglât l’Harmonie. Ils diſoient, que l’Univers étoit un Tout de la même manière qu’une Plante, ou un Animal : c’eſt-à-dire, qu’il y avoit une certaine Force répandue dans le Monde, qui en vivifioit les Parties, & entretenoit leur Liaiſon ; enſorte que la Lune, le Soleil, la Terre, les Etoiles, & les autres Globes celeſtes, enfin tous les Corps matériels, compoſoient un Tout animé & vivifié, comme les différentes Parties d’un Animal le ſont dans leur Aſſemblage. Cicéron, en parlant des Philoſophes qui ſoutenoient cette Opinion, cite Straton, & explique les Attributs qu’ils donnoient à la Matiere. Straton, dit-il, Diſciple de Theophraſte, celui qu’on ſurnommoit le Phyſicien, ſoutenoit que toute la Puiſſance de la Divinité réſidoit dans la Matière, à qui il accordoit toutes les Facultez propres à la Génération & à la Conſervation : mais, il deftituoit & privoit cet Eſprit qui la vivifioit de la Raiſon & de la Connoiſſance[1]. Virgile a ſouvent décrit le Dogme de l’Ame du Monde dans ſes Ouvrages[2].

Ce Siſtême avoit bien des Partiſans chés les Romains : il en a eu, dans tous les Tems[3] ; & même, depuis peu, Spinoſa l’a renouvellé & mis dans ſon grand Jour. Il a ſoutenu cette Opinion auſſi-bien qu’on peut défendre un Sentiment auſſi erroné, & dont il ſuit des Conſéquences auſſi abſurdes. Il ſuppoſe, qu’il n’y a qu’une Subſtance dans l’Univers, à laquelle il donne le Nom de Dieu. Tous les Etres particuliers, l’Etendue corporelle, le Soleil, les Hommes, les Plantes, leurs Imaginations, leurs Idées, ſont des Modifications de Dieu, ou de cette Subſtance qui eſt Dieu lui-même[4]. Lorſqu’on oppoſe à Spinoſa, qu’il y a deux Sortes de Subſtance, l’une incréée, & l’autre créée, telle que la Matière & notre Ame ; & que ſubſiſter par foi, qui ſont les Termes dont on ſe ſert pour définir la Subſtance, ſignifie ſeulement ne dépendre pas de quelque Sujet d’Inhéſion, mais être comme les Ames des Hommes, la Matiere, les Anges, &c ; il répond, que, pour mériter le Nom de Subſtance, il faut indépendamment de toutes Cauſes exiſter par ſoi-même éternellement & néceſſairement.

Avant de vous montrer les Abſurditez de ce Syſtême, vous me permettrez, Madame, de m’arréter un momens ſur les Raiſons qui avoient forcé Spinoſa à ſoutenir un Dogme rempli de tant de Difficultez. Deux Choſes l’avoient jetté dans l’Erreur ; l’Homme, qu’il voïoit malheureux ; & ce Principe, qui brille inceſſamment à notre Eſprit, que de rien on ne peut faire rien. Les Infortunes, auxquelles l’Humanité eſt ſujette, revoltoient principalement ſa Raiſon. Il ne pouvoit ſe figurer, qu’un Etre, infiniment intelligent, infiniment bon, infiniment parfait, n’eut créé des Créatures, que pour les rendre malheureuſes. Or, il étoit très perſuadé, que tous les Hommes, ou du moins une grande Partie, éprouvoient un Sort, dont ils pouvoient ſe plaindre juſtement : &, pour être pénétré de la Vérité de ce Fait, on n’a qu’à conſidérer les Miſeres & les Maux répandus dans les quatres Parties du Monde[5]. On verra par-tout l’Homme accablé de Maladies & de Chagrins, obligé de ſouffrir par d’autres Hommes les Traittemens les plus cruels. Il eſt des Souverains en Afrique & en Aſie, qui trafiquent de leurs Sujets comme un Particulier trafique de Chevaux & de Moutons. On en a vû en Europe, & dans les Roïaumes & les Empires les plus policés, ſe nourrir du Sang de leurs Sujets, & ſe deſaltérer de leurs Larmes. Qu’on regarde combien des Maux n’ont point cauſé les Nérons, les Caligula, & tant d’autres Montres. Mais, ſans aller chercher des Malheurs hors de l’Homme même, de combien de Maux n’eſt-il point accablé par la Nature ; les Maladies aigues, celle de Langueur, la Faim, la Soif, la Pauvreté ? Spinoſa croïoit, qu’il étoit impoſſible, qu’une Créature auſſi infortunée fût l’Ouvrage d’un Principe tout bon. Si l’Homme, diſoit ce Philoſophe, eſt émané d’un Principe ſouverainement bon, peut-il être mauvais ? Comment la ſouveraine Bonté peut-elle produire une Créature malheureuſe, & la ſouveraine Sainteté une Créature criminelle ? On répondra peut-être, que l’Homme a reçu de Dieu un État heureux ; mais, qu’étant devenu méchant, il a mérité que Dieu le punît, & que la Punition émane d’un Principe ſouverainement bon, auquel eſt attribué la Juſtice, qui ne lui eſt pas moins eſſentielle que la Bonté. Mais, cette Raiſon paroît peu convaincante. Car, ſi l’Homme venoit d’un Principe bon, il faudroit qu’il eut été créé, non-ſeulement ſans aucun Mal actuel, mais même ſans aucune Inclination au Mal. Si l’on objecte, qu’il avoit ſimplement la Force de ſe déterminer au Mal, & que s’y étant déterminé, il eſt ſeul coupable du Crime & du Mal moral qui s’eſt introduit dans l’Univers, on ne ſera guère plus avancé. Car, Dieu avoit prévû que l’Homme pécheroit, & ſe ſerviroit mal de ſon Franc-Arbitre ; puiſqu’on ne peut nier, que tout ne ſoit préſent & connu à la Divinité. Or, ſi Dieu avoit prévû le Péché de l’Homme, il devoit l’empêcher : parcequ’il n’étoit pas d’un Principe ſouverainement bon de permettre qu’il fût obligé d’accabler ſa Créature de Malheur ; car, cela bleſſe les Idées de l’Ordre. Et quand même il ſeroit poſſible, que Dieu n’eût pas prévû la Chûte du Pécheur, il l’avoit au moins jugé poſſible & il devoit par les mêmes Raiſons en empêcher les funeſtes Suites : car, la Bonté de l’Etre infiniment parfait ne ſeroit point infinie, ſi l’on pouvoit avoir quelque Notion d’une Bonté plus grande que la ſienne. Il ne peut donc convenir à cet Etre ſouverainement parfait de donner aux Hommes un Franc-Arbitre, dont il ſçait qu’ils feront un Uſage qui leur ſera pernicieux. Il n’appartient qu’à un Etre mal-faiſant, & mauvais, d’accorder des Dons aux Créatures qui doivent certainement leur devenir nuiſibles ou inutiles. Si un Souverain faiſoit diſtribuer à tous ſes Soldats des Epées qui pourroient garantir de la Mort tous ceux qui ſauroient s’en ſervir d’une certaine maniere, & qu’il n’apprit ce Secret qu’à quelques-uns, & laiſſât périr tous les autres, n’auroit-on pas ſujet de ſe récrier ſur ſon Injuſtice, & de le taxer de Cruauté ? En vain, voudroit-on ſoutenir, que nous ne pouvons, nous finis, avoir aucune Idée de la Juſtice de l’Infini. Il eſt vrai, que nous n’en pouvons avoir aucune Idée parfaite : mais, cependant, celle que nous avons de la Juſtice, ne font vraïes, qu’aurant qu’elles approchent de la Juſtice de Dieu ; car, une Choſe n’eſt bonne ou mauvaiſe, qu’autant qu’elle approche plus ou moins moins de la Perfection. Or, ma Raiſon & ma Lumiere Naturelle, qui ne ſauroit me tromper, me font voir, que l’on ne peut punir juſtement un Homme d’un Crime involontaire, ni créer des Créatures qu’on ſçait devoir être malheureuſes, lorſqu’on peut l’éviter par ſa ſeule Volonté. Ainſi, l’Homme malheureux ne peut être émané d’un Principe Souverainement bon.

Voila Madame, les principales Raiſons qui jetterent Spinoſa dans l’Erreur. Ne pouvant accorder les Malheurs de la Créature avec les Perfections du Créateur, il donna dans l’Athéïſme, & forma ſon monſtrueux Siſtême ſur celui de l’Ame du Monde, auquel il donna une nouvelle Forme, quoi qu’au fond ce fût le même. C’eſt un Malheur ordinaire à ceux qui veulent approfondir les Miſteres que Dieu nous cache, que de s’égarer dans un Labirinte où ils ſe perdent pour toujours. Il y a de la Folie à vouloir pénétrer ce qui eſt au-deſſus de nos Connoiſſances[6]. Il eſt plus ſûr & plus ſage, dit un Illuſtre Ancien, qui n’étoit éclairé que des ſimples Lumieres de ſa Raiſon, de croire les Opérations de la Divinité, que de les vouloir approfondir[7].

  1. Nec audiendus ejus (Theophraſti) Auditor Strato, is qui Phyſicus appellatur, qui omnem Vim Divinam in Naturâ ſitam eſſe cenſet, que Cauſas gignendi minuendi habebat, ſed carebat omni Senſu. Cicero de Naturâ Deorum, Libr. I, pag. 56.
  2. Esse Apibus Partem divinæ Mentis, & Hauſtus
    Æthereos dixêre : Deum namque ire per omnes
    Terraſque Tractuſque Maris, Cælumque profondum ;
    Hinc Pecudes, Armenta, Viros, Genus omne Ferarum,
    Quem ſibi tenues naſcentem arceſſere Vitas.

    Virgil. Georgicor. Libr. IV, Verſ. 220 & ſeqq.


    Le même Siſtême eſt répété dans l’Enéïde.

    Principio Cælum, ac Terras, Campoſque liquentes,
    Lucentemque Globum Luna, Titaniaque Aſtra
    Spiritus intus alit ; totamque inſula per Artus
    Mens agitat Molem, & magno ſe Corpore miſcet.
    Inde Hominum Pecudumque Genus, Vitæque Volantum,
    Et quæ marmoreo fert Monſtra ſub Æquore Pontus.

    Virgil. Æneïd Libr. VI, Verſ. 725 & ſeqq.
  3. Alexander Epicureus dixit Deum eſſe materialem, vel non eſſe extra ipſum, & omnia eſſentiabiliter eſſe Deum, vel Formas, Accidentia imaginata, & non habere veram Entitatem, &c. Albertus in I Phys. Tract. III.
  4. « Spinosa eſt dans le même Labirinte. Il ſoutient, qu’il n’admet qu’une Subſtance, & il la nomme Dieu. Il ſemble donc n’admettre qu’un, Dieu ; mais, dans le fond, il en admet une Infinité, &c. » Bayle, Contin. des Penſées ſur les Cometes, Tom. I, pag. 124.
  5. Ils tiennent que nous, étant ſi malheureux & ſi miſérables, ſommes gouvernez par la Providence Divine. Or, ſi les Dieux, ſe changeans, nous vouloient offenſer, affliger, tourmenter, & débriſer, ils ne nous pourroient pas mettre en pire État que nous ſommes maintenant : … & ne pourroit être la Vie de l’Homme, ne pire, ne plus malheureuſe, qu’elle eſt. Tellement, que ſi elle avoit Langue & Voix pour parler, elle diroit les Paroles d’Hercule : Plein ſuis de Maux, plus n’en pourrois avoir. Plutarc. de Repugn. Stoïc. pag. 104 de la Verſion d’Amiot.
  6. « Quant à la Liberté des Opinions philoſophiques touchant le Vice & la Vertu, c’eſt Choſe, où il n’eſt beſoin de s’étendre, & où il ſe trouve pluſieurs Avis, qui valent mieux tûs, que publiés aux foibles Eſprits. » Montagne, Eſſais, Livr. II, pag. 189.
  7. Sanctius eſt ac reverentius de Actis Deorum credere, quàm ſcire, Tacitus Moribus Germanorun.