La philosophie du bon sens/II/VII

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§. VII.


Oppositions de Sentimens
des Historiens d’un Parti
opposé, et d’une diffé-
rente Religion.

Il eſt vrai, que, depuis deux ou trois Siécles, les Hiſtoriens ſont beaucoup plus retenus dans le Récit des Miracles. Pluſieurs ont même rejetté ceux qu’ont rapportés les Anciens. Mais, ils ont un autre Défaut auſſi contraire à l’Eclairciſſement de la Vérité. Ils ſemblent plûtôt être les Avocats & les Défenſeurs de certains Partis, que les fidéles Ecrivains de ce qui s’eſt paſſé. La Différence de Religion, & les divers Sentimens, qui, depuis quelques Siécles ont diviſé l’Europe, ont jetté autant de Confuſion dans l’Hiſtoire moderne, que l’Antiquité en a apporté dans l’ancienne. Dès qu’un Auteur Catholique écrit quelques Hiſtoires[1], elles ſont auſſitôt démenties par des Proteſtans, Luthériens[2], ou Réformez[3]. Les mêmes Faits, les mêmes Evénemens, deviennent tout différens. Les Caracteres des Perſonnes ſont entiérement diſſemblables. Chacun veut avoir le Droit, la Raiſon, & la Vérité, de ſon Parti : chacun allégue un Nombre d’Ecrivains qui autoriſent ſon Sentiment. Un Auteur, qu’on contredit, en appelle à la Prudence de ſon Lecteur. Il ſe récrie contre la Mauvaiſe-Foi de ſon Adverſaire : il lui dit magiſtralement des Injures, qui ne ſervent point à éclaircir la Diſpute ; & l’on eſt auſſi peu avancé, lorſqu’on a lû tout l’Ouvrage, qu’avant que d’y avoir jetté les Yeux[4]. Il y a quelques Auteurs, qui paroiſſent exemts de toute Partialité[5] : mais, c’eſt à ceux-là, que bien des Ecrivains, zélez pour leur Parti[6], prennent à tâche de répondre. Ils font ſi bien, que, s’ils ne les convainquent pas d’Erreur, ils embrouillent la Vérité, & obſcurciſſent l’Evidence de certains Faits. Si nous nous en rapportons à Sleidan, Luther vécut & mourut comme un Prédeſtiné[7]. Pluſieurs Auteurs Catholiques, & même preſque tous, en font un Débauché, & un vrai Malheureux. Il n’y a point de Milieu entre deux Extrémitez auſſi oppoſées. Qui croire, dans une auſſi grande Diſſemblance de Sentimens ? Chacun ſuit les Ecrivains de ſa Religion. Mais, cette Conduite n’éclaircit point la Vérité : elle ne fait qu’ouvrir la Carriere aux Doutes & à l’Incertitude.

Je défie l’Homme le plus judicieux, qui lira ſans Paſſion les différens Hiſtoriens de la Réformation en France, de pouvoir porter un Jugement précis ſur les Faits principaux. La Journée même de la Saint-Barthelemi perd quelque choſe de ſon Horreur & de ſon Exécration dans certains Hiſtoriens Catholiques. Quant aux Caracteres des principaux Chefs des différens Partis, tels que les Guiſes, les Montmorancis, les Condés, & les Chatillons, il eſt impoſſible de pouvoir en juger par les Auteurs qui ont écrit de leurs Jours. Ceux, qui ſont venus quelque tems après, ont ſemblé s’approcher de la Vérité, & vouloir prendre un juſte Milieu. Mais, ils ſe reſſentent toujours, du Génie de leur Parti ; &, malgré leur Affectation pour l’Amour de la Vérité, on reconnoît l’Eſprit qui les anime. Il en eſt peu, qui rendent Hommage aux Vertus de leurs Adverſaires, ſans y apporter quelque Correctif malin : en ſorte que, ſi, pour conſtater la Vérité d’un Fait, ou la Juſteſſe & la Préciſion d’un Caractere, il falloit uſer de la Maxime de Joſephe, avec les Hiſtoriens de ces derniers Tems, on ne pouroit fonder aucune Certitude ſur leurs Ecrits. Voici comment s’explique cet Auteur Juif. Une Preuve & une Marque véritable de la Certitude d’un Fait, c’eſt le Conſentement uniforme de tous les Ecrivains#1. Tant qu’il y aura des Moines qui écriront l’Hiſtoire, je doute qu’on puiſſe jamais eſpérer cette Unanimité.

  1. Hiſtoires du Luthéranisme & du Calvinisme, par Maimbourg
  2. Seckendorf.
  3. Bayle & Jurieu.
  4. « L’on a cette Incommodité à eſſuïer dans la Lecture des Livres faits par des Gens de Parti & de Cabale, que l’on n’y voit pas la Verité. Les Faits y ſont déguiſés : les Raiſons réciproques n’y ſont point rapportées dans toute leur Force, ni avec une entiere Exactitude ; &, ce qui uſe la plus longue Patience, il faut lire un grand Nombre de Termes durs & injurieux, que ſe diſent des Hommes graves, qui, d’un Point de Doctrine, ou d’un Fait conteſté, ſe font une Querelle perſonnelle. » La Bruyere, Caracteres ou Mœurs de ce Siécle, pag. 171.
  5. Mr. De Thou.
  6. Tous les Ecrivains Jéſuites.
  7. Sleidan, Hiſtoire de l’Etat De la Religion & République ſous Charles-Quint, Livr. IV.