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§. VI.


les Historiens sont remplis
de Prodiges.

Cette Quantité de Miracles, dont la plûpart des Hiſtoriens rempliſſent leurs Ouvrages, éloigne encore la Connoiſſance de la Vérité. Ces Evénemens extraordinaires ſont autant de Voiles obſcurs, qui cachent la véritable Cauſe de beaucoup de Faits. Dans bien des Auteurs anciens, ce ſont les Sacrifices, les Entrailles des Victimes, les Poulets Sacrez, qui occaſionnent & décident du Gain ou de la Perte d’un Empire, & de la Durée d’un Roïaume. Il y a dans le I Livre d’Hérodote presqu’autant d’Oracles que de Pages. Je ne doute pas qu’ils n’aient été rendus ; mais, je voudrois ſavoir, ſi l’on y a toujours ajouté une grande Confiance, ſi l’on a déterminé leurs Réponſes par des Préſents, & ſi l’on s’eſt ſervi de leur-Sens ambigu pour prévenir l’Eſprit du Peuple, aiſé & facile à ſéduire ? On ne ſauroit douter, que ceux, qui conſultoient les Oracles, n’y ajoutoient aucune Foi. S’ils en avoient eu le Pouvoir, ils euſſent peut-être traité ceux qui les rendoient, comme un Général Romain traitta les Poulets Sacrez.

Quand les Auteurs anciens ont parlé d’un Miracle, & qu’ils lui ont attribué quelque Evénement conſidérable, j’aurois voulu, qu’ils euſſent développé comment il l’avoit produit, & décidé préciſement ſi un tel Fait étoit arrivé par une Cauſe ſurnaturelle, ou par une ordinaire, occaſionnée par l’Idée & l’Impreſſion d’un Miracle ſur les Eſprits des Peuples & des Armées. Il ſemble, qu’ils n’aïent pris ſoin de compiler tant de Prodiges, que pour rendre leurs Hiſtoires plus reſpectables. Tite-Live même, Ecrivain d’une grande Réputation, & doué de beaucoup de Jugement & de Génie, nous a donné une Compilation inſupportable de tous les prétendus Miracles que croïoit la Superſtition Païenne ; ce qui fut cauſe que St. Grégoire condamna ſes Ouvrages au Feu, comme pleins de Prodiges & d’Evénemens ſurprenans, dont la Croïance étoit contraire à la Religion Catholique. La Néceſſité obligea Tite-Live d’écrire de cette Maniere. Les Regîtres publics, & les Hiſtoriens qui l’avoient précédé, avoient rempli leurs Ouvrages de ces Viſions Chimériques. Il n’eut pû les ſupprimer des ſiens, ſans ſcandaliſer les Peuples, qui n’étaient pas moins ſuperſtitieux dans ſon Tems, qu’ils l’étoient dans les Siècles précédens. L’on peut dire, que les Erreurs de nos Peres ſont la Source des nôtres, & que les notres augmenteront celles de nos Enfans. Preſque tous nos Hiſtoriens Catholiques ſont remplis de Puérilitez & de pieuſes Chimeres, qui rendent leurs Ouvrages mépriſables aux Gens de Sens : &, en cela, les François ſemblent le diſputer aux Eſpagnols ; car, il eſt auſſi ridicule de dire, que les Murailles d’Angoulême, ſous le Regne de Clovis I, s’abbattirent tout-à-coup par la Venu d’une petite Phiole[1], que de faire arrêter le Soleil pendant la Durée d’une Bataille contre les Proteſtans.

Les Ecrivains, qui nous ont tranſmis les Hiſtoires des Croiſades, les ont remplies de tant de Miracles, & ſi contraires à la Raiſon, qu’il eſt inutile de vouloir en montrer la Fauſſeté & le Ridicule. Qui peut croire, que des Bataillons Céleſtes, vêtus de blanc, ſoient deſcendus du Ciel pour aider des Gens, dont la prémiere Intention étoit bonne, mais dont les Actions pour y parvenir étoient ſi terribles, qu’ils ſe ſouilloient la plûpart, ſans Crainte & ſans Remors, des plus grands Crimes ? Les Peuples, qui vivoient dans ces Tems-là, avoient l’Eſprit rempli d’Enchantemens, de Prodiges, de Sortileges, & des Miracles. C’étoit le Gout du Siècle : & les Auteurs, qui écrivirent les Actions de quelques Perſonnages illuſtres, les accommodèrent au Gout du Roman. De-là ſont venus les Hiſtoires incroïables de Renaud, d’Armide, &c, renouvellées de nos jours par les Poëtes Italiens.

Voici comment parle un célébre Théologien ſur le Gout qui regnoit dans ces Siecles-là. Cétoit le Défaut, ou plutôt la Simplicité groſſiere, de pluſieurs de nos Anciens, de s’imaginer, qu’en écrivant les Actions des Perſonnes illuſtres, ils ne ſeraient point éloquens, ſi, pour l’Ornement du Diſcours, comme ils ſe le figuroient, ils ne méloient dans leurs Ouvrages des Fictions Poëtiques, ou quelque choſe de ſemblable ; &, par conſéquent, le Menſonge avec la Vérit[2]. La Croïance des Prodiges & des Evénemens miraculeux avoit ſaiſi ſi fort l’Imagination des Peuples, & les portoit à de ſi grandes Extravagances, que, dans le neuvième Siecle[3], Agobard, Evêque de Lion, compoſa un Traité pour combattre & détruire toutes ces Superſtitions ridicules. Une ſi grande Folie, dit ce Prélat, s’eſt emparée déjà du pauvre Monde, que les Chrétiens ſe perſuadent des Abſurditez, que perſonne ne pouvoit perſuader auparavant aux Gentils[4].

  1. Vossius de Hiſtoricis Latinis, pag. 93.
  2. Hoc erat Antiquorum plurimorum Vitium, vel potius quædam ſine judicio Simplicitas, ut in clarorum Virorum Geſtis ſcribendis ſe minus exiſtimarent elegantes, niſi ad Ornatum, ut putabant, Sermonis Poëticas Fictiones, vel aliquid earum ſimile, admiſcerent, & conſequenter Vera Falſis committerent.
  3. L’An 833.
  4. Tanta jam Stultitia oppreſſit miſerum Mundum, ut nunc ſic abſurdè Res credandum à Chriſtianis, quales antea ad credendum non poterat quisquam ſuadere Paganis. Agobardus.