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§. IX.


Combien les véritables Su-
jets d’une Chose sont
souvent ignorez
des Historiens.


A toutes les Difficultez qui s’offrent dans l’Hiſtoire, joignez, Madame, le peu de Connoiſſance que les Ecrivains ont de la principale Cauſe qui a occaſionné la Guerre, la Paix, le Traité, dont ils parlent. Les plus grandes Entrepriſes n’ont eu quelquefois d’autres Principes, que la Jalouſie d’une Coquette, l’Ambition d’une Favorite, la Haine particuliere d’un Miniſtre contre un Prince. Les Politiques ſe perdent en Raiſonnemens, pour deviner une Choſe qu’ils ne ſauroient connoître. Ils font des Diſcours, des Livres entiers, pour déveloper le Sujet d’une Guerre, qui n’a été entrepriſe & continuée que par des Reſſorts les plus communs : & ſi l’on venoit à découvrir, que la jalouſie ou la Vengeance d’une Femme, la fauſſe Piété d’un Confeſſeur, les ont fait agir, on ſe moqueroit également, & de ceux qui ont été aſſez fous pour entreprendre ces Guerres, & de ceux qui ont fait tant de Raiſonnemens inutiles pour en expliquer les Raiſons.

L’Expédition de François I dans le Milanez eſt une des plus grandes Entreprifes de la France, & qui lui a couté le plus cher : &, ſi nous en croïons Brantôme, elle n’a eu d’autre Cauſe, que l’Intempérance de François I, & la Débauche de l’Amiral de Bonnivet. Voici ce qu’en dit cet Auteur. L’amiral de Bonnivet conſeilla lui ſeul à François I de paſſer les Monts … ; non tant pour le Bien & Service de ſon Maître, que pour aller revoir une grande Dame de Milan & des plus belles, qu’il avoit faite pour Maitreſſe quelques Années avant, & en avoit tiré Plaiſir, & en vouloit retaſter. J’ai ouï dire, pourſuit-il, ce Conte à une grande Dame de ce Tems-là & même qu’il avoit fait au Roi cas de cette Dame, qu’on dit qui s’appelloit la Signora Clarice, pour lors eſtimée des plus belles de l’Italie. Il lui en avoit fait venir l’Envie de la voir, & de coucher avec elle : & voilà la principale Cauſe de ce Paſſage du Roi, qui n’eſt à tous connue. Ainſi, la Moitié du Monde ne ſçait comment l’autre vît ; car, nous cuidons la Choſe d’une Façon, qui eſt de l’autre. Ainſi, Dieu, qui ſçait tout, ſe moque bien de nous[1].

Ne voilà-t-il pas, Madame, un beau Motif, pour faire périr tant de malheureux Soldats, pour ruiner ſes Peuples par des Impôts, & pour réduire un Roïaume à deux Doits de ſa Perte, que celui de vouloir coucher avec la Signora Clarice ? Je conviens, Madame, qu’on doit faire beaucoup pour une belle Perſonne ; mais, c’eſt pouſſer les Choſes un peu loin, que de mettre l’Europe en Feu. C’eſt renouveller la Guerre de Troie, & armer avec moins de Sujet que Ménélas ; puiſqu’il redemandoit ſa Femme, & que François I alloit chercher celle d’autrui. Et quel eſt le Politique du Tems de ce Monarque François, qui ſe fût figuré que la fameuſe Bataille de Pavie n’étoit qu’une Suite d’une Amourette imaginaire de ce Prince, occaſionnée par la Débauche de l’Amiral ſon Confident & ſon Miniſtre ?

Si nous pouvions deméler la Moitié des véritables Cauſes des Evénemens arrivez dans les dernieres Guerres, que d’Intrigues de Femmes, de Jalouſies outrées, d’Ambitions demeſurées, n’apperceverions-nous pas ? Bien des Gens aſſûrent, que les Femmes ſont les ſeules Cauſes du Siege de Lille, de la Levée de celui de Turin, & de la Conſervation de Toulon. Aucun Hiſtorien, juſqu’ici, n’a ôſé écrire ce qu’il en penſoit. Qui ſait ſi ceux, qui viendront après nous, auront quelque Idée de ces Reſſorts cachés, ou s’ils s’en tiendront ſimplement à ce qu’ils trouveront déjà écrit ? Qui pourroit ſavoir au vrai ce qui s’eſt paſſé entre le Prince Condé, Mr. de Turenne, & Louvois ? Qui pouroit pénétrer tous les Reſſorts, que la jalouſie de ce Miniſtre a fait agir ſucceſſivement contre ces Généraux, découvriroit des Particularitez qui ſerviroient peut-être plus à illuſtrer ces Grands-Hommes, que tout ce qu’on a dit d’eux. Il ſeroit beau de ſavoir comment ils ont trouvé le Secret de battre les Ennemis du Roi, & de ſe défendre de ceux qu’ils avoient auprès de lui, & qui tâchoient de les faire échouer. Combien d’autres Généraux perdroient leur Gloire, ſi l’on ſavoit les Motifs auxquels ils en ſont redevables ? Que de Batailles gagnées par les Avis d’un Miniſtre ſuborné, & traitre à ſon Maître ! Que de Places rendues, qu’on auroit pu aiſément ſecourir ! Ces Choſes ſont cachées d’un Voile impénétrable. Nous n’appercevons que ce qu’on veut bien nous laiſſer croire : &, comme dit Brantome, Dieu ſçait tout, & ſe moque de nous.

  1. Brantome, Mémoires des Capitaines François, Tome I, pag. 108, 109.