◄  III.
V.  ►

§. IV.


Incertitude de l’Histoire
dans ses Commencemens.


L’Histoire des premiers Siécles eſt ſi obſcure, ce qui en eſt parvenu à nous eſt ſi peu de choſe, & ſi mélé de tant de Fables que la Raiſon dément évidemment, qu’on ne peut, lorsqu’on veut faire Uſage de la Lumiere Naturelle, recevoir pour vrais les trois Quarts des Faits qu’on en rapporte. Nous n’avons, juſqu’au Déluge aucune Idée de ce qui eſt arrivé, que dans les Livres de Moïſe : car, ſi nous voulions conſulter les autres Hiſtoriens qui peuvent nous inſtruire des Tems plus éloignés, & ſi nous nous arrétions aux Annales des Chinois ou des Egyptiens, nous ſerions obligés de rejetter la Geneſe comme un Livre Apocriphe ; puiſque les Ecrivains de cette Nation font remonter les Commencemens de leur Hiſtoire à pluſieurs milliers d’Années avant la Création du Monde[1]. La Foi & la Religion nous obligent à ne point approfondir cette Queſtion. Ainſi, de ce qui s’eſt paſſé avant le Déluge, nous ne ſavons que ce que Moïſe nous en a apris, & qui n’eſt pas bien conſidérable. Parle-t-il de la Création de l’Homme, parle-t-il de la Formation d’un Peuple ? C’eſt toujours par raport aux Juifs. Il omet, & ne fait aucune Mention, de ce qui ne ſert point, à illuſtrer ſa Nation. Il ne marque rien des prémiers Egyptiens, des Ethiopiens, & des Chinois. Nous avons cependant des Fragmens de leur Hiſtoire, qui n’ont point été inventez après coup[2], & dont la Vérité eſt autentique[3]. Mais, il y a apparence, que chaque Nation a eu ſon Moïſe, (je le regarde ici comme un ſimple Hiſtorien,) qui aura voulu faire Honneur à ſa Nation, ſans ſe ſoucier d’illuſtrer les autres. Quand nous aurions les Ecrits perdu, ils nous deviendraient inutiles pour notre Eclairciſſement : nous ne pourrions en faire plus d’Uſage, que des Annales des Chinois ; & comme, ſans doute, ils ne s’accorderoient pas avec la Geneſe & les autres Livres Saints, la Foi nous interdiroit un Examen dont le Réſultat pouvoit lui être contraire.

Si ce que nous ſavons de l’Hiſtoire, depuis la Création du Monde juſqu’au Déluge, contient bien peu de choſes pour notre Eclairciſſement, & nous laiſſe même plus de Doute que de Certitude, nous n’avons guère plus de Secours pour ſavoir ce qui s’eſt paſſé les deux prémiers Siécles après le Déluge. Les trois Enfans de Noé ſont la Source commune de toute l’Humanité, ou du moins l’aſſure-t-on ainſi : &, cependant, ces Empires, & ces grandes Peuplades, que nous découvrons peu de tems après le Déluge, ſemblent s’oppoſer à cette Croïance[4]. La ſeule Soumiſſion, que nous devons aux Livres Saints, peut autoriſer cette Opinion, qui s’accorde peu avec la Raiſon, quoi qu’elle ne la heurte pas démonſtrativement.

La Poſſibilité Phyſique d’un Déluge Univerſel, dans l’Etat préſent de la Terre, forme une ſéconde Difficulté, qui n’eſt pas moins conſidérable que la promte Multiplication qu’on ſoutient s’être faite après cette Inondation[5]. Quelques Ecrivains ont ſoutenu, que le Déluge n’avoit point été univerſel[6], & que Dieu n’avoit eu que l’Intention de punir un Peuple ingrat aux Bontez dont il l’avoit comblé. Ils ont même voulu faire ſervir l’Ecriture à fortifier leur-Opinion : & ils ont expliqué en leur faveur ce Paſſage de la Geneſe, où il eſt dit expreſſement, que les Fils de Noé ſe partagèrent les Nations après le Déluge[7]. Il paroît par-là, que les Enfans de Noé n’avoient pas ſeulement diviſé la Terre entre eux, mais encor les Nations qui l’habitoient, & dont ils devoient faire la Conquête.

En effet, l’Hiſtoire des Nations eſt contraire à cette Inondation générale de toute la Terre. On trouve, dans les Tems les plus voiſins du Déluge, pluſieurs grands Empires formez, & exceſſivement peuplez, la Syrie, la Chine, l’Egypte, l’Ethiopie, &c. Il eſt impoſſible, que ſept ou huit Perſonnes, dans l’Eſpace de trois cent, & même de cent cinquante Ans, ſi l’on veut pouſſer les choſes à l’étroite Rigueur, puiſſent peupler d’auſſi vaſtes Provinces que les Païs, que le Tigre & l’Euphrate parcourent, & qui furent habitées par les Enfans de Noé.

Sans avoir égard aux fabuleuſes Chroniques des Egyptiens, qui ſont remonter à trente quatre mille deux cent & un An la Formation de leur Empire avant l’Etabliſſement de leur premier Roi ; & en ſuivant les Hiſtoriens qui ont écrit le plus éxactement, tels que Manéthon, Hérodote, &c., on trouve l’Égypte très peuplée cent cinquante Ans après le Déluge, & on y apperçoit les Arts cultivez. Il eſt vrai, qu’on ne connoît point parfaitement la Forme de ſon Gouvernement. Amaſis, qu’on nomme auſſi Ammofis, ou Amos Pharaon, & qu’on regarda comme le prémier Roi, ne régna en Égypte, que depuis l’An du Monde 2312 juſqu’en 2337, que Chebres Pharaon lui ſuccéda, & régna vingt trois Ans ſelon le Calcul d’Euſèbe. Les autres Hiſtoriens après Manéthon marquent diverſement cette Généalogie ; mais, enfin, ils s’accordent tous ſur l’Etabliſſement réel des Rois d’Égypte dès l’Année 2312. Il paroît donc impoſſible, que la Terre ait pû être repeuplée auſſi promtement : & ces grands Empires, où nous voïons la Perfection des Arts & des Sciences, la Diſtinction des Conditions & des États, un Gouvernement, une Religion, & un Culte différent, Marque preſque évidente d’un Peuple qui n’eſt point nouveau, ſemblent s’oppoſer fortement à l’Univerſalité du Déluge[8].

Ces prémieres Difficultez, qui ſe trouvent dans l’Hiſtoire, doivent d’autant moins nous ſurprendre, qu’il s’en rencontre, dans des Tems moins éloignés, d’auſſi conſidérables & d’auſſi difficiles à débrouiller. Moïſe, Joſeph, & tous les Ecrivains Juifs, ont parlé magnifiquement de la célébre Sortie de leur Nation hors de l’Egypte ; & ils ont inféré dans leurs Ouvrages les Miracles qui arrivérent pour en favoriſer l’Exécution. Nous trouvons, que les Auteurs Egyptiens, & ceux des autres Nations, Gens d’auſſi grande Autorité que Joſeph, en ont parlé avec le dernier Mépris. Pluſieurs Hiſtoriens, & Manéthon Prêtre Egyptien, appellent les Juifs une Troupe de Gens ſales & lépreux. Ils diſent, qu’ils furent chaſſés du Païs par Amenophis, qui régnoit alors ; & qu’ils s’en allérent en Syrie, ſous la Conduite de Moïſe, Prêtre Egyptien[9]. Si cette Opinion n’étoit point contraire à l’Ecriture, elle ſeroit d’autant plus probable, qu’il paroît que Moïſe avoit conſervé dans la Religion Judaïque bien des Cérémonies Egyptiennes. C’eſt au moins le Sentiment du Chevalier Marsham, qui ne doute pas que les Juifs n’aient pris des Egyptiens une grande Partie de leurs Cérémonies[10]. Il y a une Choſe certaine, c’eſt que Jérémie met les Egyptiens à la Tête de tous les Circoncis[11]. Tacite, dont l’Autorité eſt d’un ſi grand Poids, entre dans un Détail beaucoup plus circonſtancié. Il dit que Moïſe, un des lépreux éxilez, étant un Homme d’Eſprit, & qui avoit parmi eux de la Réputation, voïant leur Accablement, les pria d’avoir bon Courage ; & que s’étant fait déclarer leur Capitaine, il devint leur Légiſlateur, & les conduiſit par les Deſerts de l’Arabie[12].

Si l’Ecriture ne déterminoit pas notre Sentiment, vous voïez, Madame, combien il ſeroit difficile de pouvoir fonder aucune Certitude ſur des Opinions auſſi oppoſées les unes aux autres. Les Auteurs Juifs nous aſſurent des Faits démentis par les Egyptiens. L’Apparence ſemble être pour ces derniers ; mais, la Religion parle en faveur des autres.

  1. « Les Hiſtoriens Chinois ſuppoſent comme une Choſe conſtante, que Fohi, leur premier, Roi, à monté ſur le Trône 2982 Ans avant Jeſus Chriſt ; ce qui fait remonter la Fondation de leur Empire plus de trois cens Ans au delà du Deluge. » Lenglet, Méthode d’étudier l’Hiſtoire, dans ſes Cartons retranchés, & conſervez dans Beyeri Memoriæ Hiſtorico-Criticæ Librorum ratiorum, pag. 171.
  2. « L’Ecriture omet tout ce qui ne ſert point à illuſtrer cette Nation chérie. Dira-t-on pour cela, qu’il n’y avoit alors que ce Peuple ? Moïſe, à la vérité, ne marque rien des premiers Egyptiens, des Ethiopiens, des Scythes, & des Chinois. Cependant, on n’oſeroit avancer, que les Fragmens ſi fûrs, qui nous reſtent de leur Hiſtoire, ſoient des Fables inventées après coup pour orner chacune de ces Nations. » Lenglet, là-même.
  3. « Si l’on convient, cher Enuque, de la Vérité de ces Hiſtoires, qui font mention de ce que les Rois d’Égypte ont fait avant le Déluge, quelle Raiſon aurons nous de douter des Fragmens de Manethon, Prêtre Egyptien ; ou de la Généalogie & Succeſſion des Rois d’Égypte, que nous a donnée Hérodote ; ou de la Chronologie du même, puis démêlée par Diodore, qui porte le Regne des Égyptens plus de mille Ans au delà de toutes les autres anciennes Epoques de la Création, à la réſerve de celles des Aſſyriens, ou des Chinois, & des Indiens, qui vont encor plus loin dans l’Antiquité. » Maran, Eſpion dans les Cours des Princes Chrétiens, &c. Tom. IV Lettre. XLVI, pag. 189.
  4. « De-là vient une nouvelle Difficulté dans l’Hiſtoire Sainte ; ſavoir, quelle étoit cette Race de Géants, qui ſubſiſta même long-tems après le Déluge, & quelles étoient ces Filles des Hommes dont Dieu deſaprouva ſi fort l’Alliance avec ſes propres Enfans, qu’il ſe repentit pour cela d’ avoir créé les derniers. Auroit-il condamné cette Union, ſi les Filles & les Garçons etoient ſortis d’une même Source ; lui, qui a quelques fois permis ſous la Loi des Alliances avec les Etrangers ? L’Ecriture ne marque point, qu’avant le Déluge, il y eut dans les Enfans d’Adam une Race ou un Peuple choiſi. Ces Alliance, n’auroient donc point été alors regardées comme étrangères : elles n’étoient pas défendues ; & par conſéquent, elles n’auroient pas été ſi exécrables que Dieu les a déclarées, ſi elles étoient faites avec des Filles de la même Famille. » Lenglet, Cartons conſervez par Beyer, pag. 183.
  5. « Les Critiques ne laiſſent pas de continuer de dire, que, dans l’Etat préſent de la Terre, il eſt impoſſible qu’il puiſſe arriver un Déluge général, qui couvre de quinze Coudées la Cime des plus hautes Montagnes. La Mer, priſe en général, n’a pas, dit-on, plus de 300 Pas de Profondeur. Les Montagnes les plus élevées, comme le Mont-Gordien ou d’Ararat, ne ſurpaſſent point de trois mille Pas la Surface de la Mer. Ainſi, ſans compter que la Capacité du Globe s’élargit à meſure qu’il s’éleve, il faudroit douze ou quinze fois autant d’eau que la Terre dans la Quantité marquée par l’Ecriture : & comme elle ne rapporte que des Moïens naturels, ſavoir l’Ouverture de l’Abîme, & la Chûte des Pluies, elle prévient : à ce qu’on prétend, la Réponſe qu’on pourroit faire, en diſant que Dieu créa pour l’Exécution de cette Ruine, une nouvelle Quantité d’Eaux, qu’il anéantit enſuite. Il ne ſe ſervit, ſelon l’Ecriture, que du Vent pour les deſſécher. Ainſi, il y a lieu de croire, que le Moïen, qu’il a pris pour les répandre ſur la Terre, n’étoit pas moins naturel. » Lenglet, là-même, pag. 187.
  6. Ils ſoutiennent, qu’il étoit impoſſible que les Pluies aïent été aſſez abondantes, pour cauſer un pareil Effet. Ils appuient leurs Sentimens de l’Opinion d’un fameux Philoſophe*, qui prouve, par des Démonſtrations exactes, que les Orages les plus violens ne verſent qu’un Pouce & demi d’Eau par Demi-Heure ; ce qui fait ſix Pieds dans un Jour. Et le Déluge n’aïant duré que quarante fois vingt-quatre Heures, en ſuppoſant les plus hautes Montagnes à deux mille Pas d’Elévation, qui eſt un Tiers moins que leur Hauteur, il faudroit, non pour les ſurmonter, mais même pour les égaler, que le Ciel eut verſé en vingt-quatre Heures cent vingt-cinq Pieds d’Eau, au lieu de ſix qu’il verſe dans les plus grands Orages ; ce qui excede la Poſſibilité de la Nature. »Lettres Juives, Tom. II, Lettre XXXV, pag.36, 37.

    *. Le pere Mersenne.

  7. ab his diviſæ sunt gentes in terra post diluvium Geneſ. X, 92.
  8. « Un Moine Nazaréen, qui a entré dans la Diſcuſſion de ces Faits, pour en montrer la Clarté & l’Evidence, n’a pas trouvé de meilleur Moïen, que de faire des Hommes à Coups de Plume. Il a fait une éxacte Supputation des Fils, Petits-Fils, Arriere-Petits-Fils, &c., que quatre Hommes pouvoient avoir en deux cens Ans de Tems : & il a produit deux cent ſoixante huit milliars ſept cent dix-neuf millions de Perſonnes ; c’eſt a dire, beaucoup plus qu’il n’en faudroit pour peupler cinq ou ſix Mondes comme le nôtre. Son Calcul d’Arithmétique n’a point perſuadé ſes Adverſaires. Ils ont dit, qu’on ne faiſoit pas les Hommes en Réalité, comme on les fait à Coup de Plumes, & qu’on voïoit bien, qu’il étoit peu expert dans ce Métier. Ils ont objecté, que, ſuivant les Ecritures, les Hommes n’avoient eu des Enſans que très tard ; qu’il paroiſſoit même, qu’ils n’en avoient pas eu un grand Nombre : qu’ainſi, ces Peuplades ſi aiſées à produire ſur le Papier, étoient impoſſibles dans la Réalité. Ils ajoutent, qu’on regardoit comme un Miracle la Multiplication que les Iſraélites firent en deux cent cinquante Ans dans l’Egypte, dont il ſortit ſix cent mille Combattans, qui prenoient leur prémiere Origine de ſoixante & dix Hommes qui s’établirent dans ce Païs avec le Patriarche jacob ; & que ce Miracle étoit cependant bien au-deſſous de cette Multiplication qu’on prétend s’être faite dans l’Eſpace de deux cent ſoixante Ans par quarre Perſonnes. » Lettres Juives, Tome II, Lettre XXXV, pag. 35.
  9. « Cheremon, Auteur célèbre parmi les Grecs, dit que, ſous le Regne d’Amenophis, deux cent cinquante mille Lépreux furent bannis d’Egypte, & en ſortirent ſous la Conduite de Tiſilhen & de Peteſeth, c’eſt-à-dire Moïſe & Aaron. » Marana, Eſpion dans les Cours des Princes Chrétiens, Tome IV, Lettr. LXXXIII, pag. 540.
  10. Ce Chevalier Jean Marsham, Anglois, a compoſé un excellent Livre, intitulé Chronicus Canon Ægyptiacus, imprimé à Londres, en 1672, in folio.
  11. Visitabo ſuper omnum qui circumciſum habet Praputium, ſuper Ægyptum, & ſuper Judam, & ſuper Edom, & ſuper Ammon, & ſuper Moab. Jerem. Cap. IX Verſ. 25,26.
  12. Plurimi Auctores conſentiunt, ortâ per Egyptum Tabe, quæ Corpora fœdaret, Regem Occhorim, adito Hammonis Oraculo, Remedium petentem, purgare Regnum, & id Genus Hominum, ut inviſum Deis, alias in Terras avehere Juſſum. Sic conquiſitum collectumque Vulgus, poſtquam vaſtis Locis relitictum ſit, Ceteris per Lachrirnas torpentibus, Moſen unum Exſulum monuiſſe, ne quam Deorum Hominumve Opem expectarent, ab utriſque deſerti, ſed ſibi-met ut Duci cœleſti crederent, primo cujus Auxilio credentes præſentes Miſerias pepuliſſent. C’eſt-à-dire : « Mais, ils s’accordent preſque tous en ce Point, que l’Egypte, étant infectée de Ladrerie, le Roi Bochoris, par l’Avis de l’Oracle d’Ammon, les chaſſa de ſon Païs, comme une Multitude inutile & odieuſe à la Divinité. Ils ajoutent, que comme ils étoient épars par les Deſerts, & avoient perdu tout Courage, Moïſe, l’un de leurs Chefsa, leur conſeilla de n’attendre aucun Secours des Dieux ni i des Hommes, qui les avoient abandonnez, mais de le ſuivre comme un Guide céleſte, qui les tireroit de Danger. » Tacite, Hiſtoire, Livr. V Je me ſers de la Verſion de Perrot d’Alancourt.

    a. Cela n’eſt point dans l’Original ; mais il y a Moïſe un des Bannis. Manethon dit un des Lépreux.