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DISCOURS
PRÉLIMINAIRE
SUR LE DESSEIN
DE CES RÉFLÉXIONS.

§. I.


Première Idée de cet
Ouvrage.


J’ai toujours eu une forte Envie de vanger les Gens du Monde de l’Orgueil & du Pédantisme des Demi-Savans. Dès que j’eus fait Uſage du peu de Lumiere que le Çiel m’a accordé, je m’apperçus, que les Perſonnes, pour qui j’avois eu le plus de Vénération, & que je regardois comme les Oracles de la Science, n’étoient que de hardis Ignorans, qui, étant eux-mêmes les premières Dupes de leur Vanité, ne ſe défendoient, qu’à l’Abri de quelques Mots inintelligibles, contre les Attaques de la Raiſon & de la Lumiere Naturelle, à laquelle ils avoient juré une Guerre éternelle. Je ſouffrois à regret, qu’un Homme fût en Droit de mépriſer les Raiſonnemens ſenſez d’un autre Homme, qui, n’aïant pas lû Ariſtote ou Scot, ſembloit n’avoir Permiſſion de faire Uſage de sa Raiſon, que dans les Choſes les plus communes de la Vie. Car, à peine les Demi-Savans accordent-ils, à ceux qu’ils regardent comme plongés dans une Ignorance craſſe, la Liberté d’agir d’une Maniere un peu plus intellectuelle que celle du Reſte des Animaux. Mais, ils devroient songer, que Dieu n’a pas été ſi peu libéral de ſes Faveurs envers les Hommes, que, ſe contentant d’en faire des Créatures à deux Jambes, il ait laiſſé à Ariſtote le Soin de les rendre des Créatures raiſonnables[1].

La Raiſon eſt un Don du Ciel, accordé à tous les Hommes en général ; & ceux, qui veulent en faire Uſage, & réfléchir attentivement ſur eux-mêmes, & ſur les Idées qu’ils ont dans leur Entendement, n’ont beſoin, ni des Philoſophes anciens, ni des modernes, pour découvrir les Véritez néceſſaires au Bonheur & à la Conduite de leur Vie. Je conviens, que les Maitres donnent une grande Aiſance à l’Eſprit, pour pénétrer bien des Difficultez, qui, ſans eux, l’arrêtent long-tems. Mais, il faut que ces Maitres ſoient de véritables Savans : ſans quoi, les Leçons qu’on reçoit ſont beaucoup plus nuiſibles, que profitables. Loin d’éclaircir nos Doutes & nos Difficultez, elles jettent la Confuſion dans notre Entendement, & obſcurciſſent les Idées claires & diſtinctes, que nous pouvons avoir. Ainſi, quiconque veut s’appliquer à la Recherche de la Vérité, doit éviter de prendre des Principes qui puiſſent l’éloigner pour toujours du bon Chemin.


  1. Locke, Eſſai Philoſophique ſur l’Entendement Humain.