La pensée française des origines à la Révolution/La Pensée française, des origines à la Révolution/04

IV. — Le triomphe de la Raison
et le Matérialisme français du XVIIIe siècle


L’homme qui joua un rôle décisif pour la préparation du grand mouvement d’idées qui devait être le triomphe du rationalisme dans notre pays fut Pierre Bayle. Né en 1647 d’une famille protestante, il fut forcé de se convertir au catholicisme puis il revint à la religion protestante et se réfugia, pour échapper aux persécutions, en Hollande, où il passa le reste de sa vie. Après de violentes polémiques, son enseignement à Rotterdam lui fut retiré et il mourut en 1707.

Dans ses « Pensées diverses écrites à un Docteur de la Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680 », il examine la croyance superstitieuse d’après laquelle le passage d’une comète présage de grandes catastrophes. Il en rapproche tout naturellement les miracles officiels, auxquels croit l’Église, ce qui va lui permettre une critique incisive des miracles, et de la religion. Avec Bayle, la raison ne respectait plus rien : « La raison, dit-il, est le tribunal suprême et qui juge en dernier ressort et sans appel de tout ce qui nous est proposé. » Le voici maintenant qui poursuit sa critique et met en question les rapports entre religion et morale. Comme l’a dit Marx, « il annonça la société athée qui devait commencer bientôt à exister en prouvant qu’une société de purs athées peut exister, que l’athée peut être un honnête homme, que l’homme ne s’abaisse pas par l’athéisme, mais au contraire par la superstition et l’idolâtrie. » II déclarait en effet « qu’une société d’athées pourrait vivre moralement, que l’athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des mœurs ; que la religion n’est pas un frein capable de retenir nos passions et qu’on peut à la fois être très dévot et très scélérat ». Par là, un coup terrible était porté à la religion.

Mais l’œuvre de Bayle, qui devait avoir une influence essentielle sur son époque, fut son Dictionnaire historique et critique. C’est un ouvrage conçu simplement comme un dictionnaire des erreurs ou plutôt des omissions des dictionnaires alors en usage. Il devait avoir un succès extraordinaire, et l’on raconte qu’en 1715, on faisait la queue pour le lire à la Bibliothèque Mazarine (actuellement la Bibliothèque Nationale), et il fallait arriver longtemps avant l’ouverture des portes. L’influence qu’il devait exercer, on la trouve dans ces paroles de Voltaire vantant « l’immortel Bayle, le premier des dialecticiens et des philosophes sceptiques, l’honneur de la nature humaine, l’auteur du premier Dictionnaire de raisonnement, où l’on puisse apprendre à penser. » Ses articles sont en général courts et orthodoxes, mais c’est dans les remarques que s’est, pour des raisons de prudence faciles à comprendre, développée la critique. Il expose les différentes thèses en présence, les objections, il insinue ce qu’il serait dangereux de dire ou il réfute de manière très insuffisante une objection décisive. Au fond il en arrive ainsi par le développement conséquent des principes du rationalisme cartésien à priver de tout appui dans la raison humaine les doctrines de la religion et de la métaphysique. Pour Descartes, il y avait liaison entre ces doctrines et la nature même de la raison. Bayle le dépasse, pousse plus loin la critique ; il examine les textes, confronte les opinions de telle sorte que le lecteur, auquel est laissé le soin de conclure, doit en arriver à un scepticisme critique à l’égard de la religion, mais non à l’égard de la raison et de son efficacité. Au point de vue pratique, il doit en arriver à la tolérance pour les différentes sectes religieuses, opinion d’une rare hardiesse à une époque où catholiques comme protestants rivalisaient d’intolérance, comme en témoignent les tribulations de la vie de Pierre Bayle lui-même. Le Dictionnaire, ce sera l’arsenal dans lequel les Encyclopédistes viendront chercher les armes que Bayle y a rassemblées ; ils y puiseront aussi des leçons de tactique, d’adresse pour arriver à faire triompher, malgré les pouvoirs établis, l’esprit de raison.

À côté de Bayle, nous placerons Fontenelle qui, né en 1657, à Rouen, mourut centenaire à Paris en 1757. Secrétaire de l’Académie des Sciences, mêlé intimement au mouvement scientifique, il chercha à diffuser le goût des sciences et les résultats déjà importants obtenus dans le grand public. C’est ainsi que, dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), il expose à une marquise les résultats de l’astronomie. Se promenant par une belle soirée dans un parc avec elle, il lui explique comment la terre est une planète qui tourne sur elle-même et autour du soleil. Il lui démontre que la lune est une terre habitée aussi bien que les autres planètes, que les étoiles sont autant de soleils dont chacun éclaire un monde. Par là encore est atteinte la religion, puisque ces découvertes sont en contradiction avec la Bible, en enlevant à notre Terre son rôle privilégié. Dans son Histoire des Oracles, en prétendant montrer que les prophéties antérieures au christianisme étaient des impostures, il montre en fait que toutes les prophéties sont des impostures. Et dans sa Digression sur les Anciens et Modernes, il fait un plaidoyer retentissant en faveur des « Modernes », c’est-à-dire pour la supériorité des connaissances modernes sur celles de nos prédécesseurs. Il se montre ainsi l’apôtre de l’esprit de progrès, de confiance dans la science. Il a contribué à donner à son siècle la curiosité et l’esprit scientifique.


La physique newtonienne et la science française

La diffusion en France des œuvres du grand physicien anglais Newton devait encore accroître cette curiosité jusqu’à même passionner l’opinion publique. Non content, en effet, de développer le calcul des infiniment petits, en poursuivant l’œuvre de Descartes, Pascal et Fermat, non content de donner les principes scientifiques de la mécanique, des lois du mouvement, d’expliquer les lois de l’optique, Newton montrait que la chute des corps sur la terre, ainsi que le mouvement des astres, avaient une seule et même cause ; c’était la théorie de la gravitation universelle. Ainsi Newton dotait la matière d’une nouvelle propriété : l’attraction, et cette nouvelle propriété, il ne la tirait pas de son raisonnement, mais de l’expérience même dont il mettait en avant le rôle décisif pour le progrès des sciences.

Le succès fut immense, et malgré les objections de quelques cartésiens attardés, plus attachés à la métaphysique qu’à la physique de leur maître, après son introduction en France par Voltaire qui s’en fit le chaud défenseur, ainsi que par son amie la marquise du Châtelet, la théorie de Newton fut universellement adoptée. Le grand astronome Laplace a pu même remarquer qu’ « on doit à la France la justice d’observer que, si l’Angleterre a eu l’avantage de donner naissance à la découverte de la pesanteur universelle, c’est principalement aux géomètres français et aux prix décernés par l’Académie des Sciences que sont dus les nombreux développements de cette découverte et la révolution qu’elle a produite dans l’Astronomie, devenue la solution d’un grand problème de mécanique ».

C’est ainsi que Newton prévoyait que, par suite de sa rotation, la terre n’est pas tout à fait sphérique mais un peu aplatie aux pôles. Deux missions scientifiques furent organisées par l’Académie des Sciences et des savants français allèrent exécuter des mesures, les uns près de l’Équateur, au Pérou, les autres près du Pôle, en Laponie. Ils confirmèrent les prévisions de Newton. Clairaut (1713-1765), célèbre par sa précocité (il fut nommé à l’Académie des Sciences à dix-huit ans) calcule les mouvements des planètes, prévoit de façon précise les éclipses. D’Alembert (1717-1768), dont nous aurons encore l’occasion de parler à propos de l’Encyclopédie, est un des créateurs de la mécanique ; ses œuvres mathématiques comptent parmi les plus considérables de son siècle. Maupertuis, célèbre par son expédition en Laponie, développe, lui aussi, la mécanique ; le prestige de la science mathématique française est assez grand pour que le roi de Prusse, Frédéric II, lui demande de venir à Berlin diriger l’Académie qu’il vient de créer à l’imitation de celle de Paris. Enfin, Lagrange (1738-1813), un des plus grands mathématiciens de tous les temps, complète cette magnifique floraison de l’esprit scientifique français. L’astronomie, elle aussi, est en plein essor, et pendant un siècle, la direction de l’Observatoire de Paris sera entre les mains d’une famille, les Cassini, qui, en dehors des observations astronomiques, dressera la carte détaillée de la France, la première ayant eu cette ampleur, et qui servira par la suite de modèle aux autres pays.


Développement des sciences de la nature

La physique fait un grand nombre de progrès ; on se passionne pour l’électricité dont on étudie les propriétés ; la foule se presse aux cours publics qui s’ouvrent un peu partout et où l’on présente les expériences les plus curieuses. Mais, c’est surtout la chimie qui devait faire un progrès absolument décisif avec l’un des plus grands savants du XVIIIe siècle, Lavoisier. Lavoisier (1743-1794) n’était pas un professionnel de la science, mais, riche, il s’intéressa

Le Jardin du Roi (qui deviendra le Jardin des Plantes), d’après une gravure de 1690.
de plus en plus à la chimie et y consacra les ressources considérables qu’il tirait de sa charge de fermier général. Il y avait bien une chimie avant lui, mais elle était entièrement empirique, et, pour les conceptions générales, n’avait pas dépassé très considérablement le niveau de l’alchimie dont elle était issue. Partant d’expériences très soigneusement conçues, raisonnant de façon méthodique, il révolutionna complètement cette science. Il montra le rôle essentiel que joue l’oxygène dans la combustion et dans l’oxydation. Il montra que l’eau n’était pas, comme on le croyait depuis les temps les plus reculés, un corps simple, mais qu’elle est un corps composé. Et il le montra en en faisant l’analyse, c’est-à-dire en la décomposant en oxygène et hydrogène, puis la synthèse, c’est-à-dire en la reconstituant à l’aide de ces deux gaz. Il rendit la chimie une véritable science en y introduisant l’idée de mesures précises à l’aide de la balance : c’est ainsi qu’il mit en évidence ce qui devait être désormais un des principes fondamentaux de la science : le principe de la conservation de la matière, qu’on énonce souvent ainsi : « Rien ne se perd, rien ne se crée ».

Ses recherches sur le rôle de l’oxygène, de la combustion, l’amenèrent à examiner la vie des animaux et à en étudier la respiration. C’est ainsi qu’il démontra que la respiration est une combustion, combustion lente à l’intérieur du corps, et c’est cette combustion (qui est à l’origine de la chaleur animale) qu’il mesura de façon précise. Par là un phénomène essentiel à la vie était rattaché à la physique et à la chimie.

Les sciences naturelles elles aussi se développent rapidement. Réaumur (1686-1757), grand ingénieur (il découvre ou perfectionne la fabrication de l’acier, du fer-blanc, de la porcelaine, le thermomètre), est surtout célèbre par ses remarquables études sur les insectes : il en observe les mœurs, il les suit dans leur activité, dans leurs rapports avec le milieu qui les environne. On peut, à bon droit, le considérer comme l’un des fondateurs de la biologie moderne.

Mais c’est surtout Buffon (1707-1788) qui a exercé une influence considérable sur son époque. Son Histoire Naturelle eut un immense succès. Intendant du Jardin du Roi (le Jardin des Plantes actuel), il observa et décrivit la Nature dans ses traits généraux. Des collaborateurs recueillaient pour lui les documents qui lui permettaient de formuler ses conceptions générales sur la nature. Les conclusions auxquelles il aboutissait, en particulier au sujet de l’âge de la Terre, étaient en contradiction complète avec l’enseignement de la Bible, et la Sorbonne condamna sa Théorie de la Terre. Buffon dut s’incliner, au moins en apparence, mais le fond de sa pensée continua d’exprimer la recherche d’explications rationnelles du monde, et en particulier du monde vivant. À ce titre, on peut le considérer comme le précurseur, sinon le fondateur de la grande doctrine du transformisme. Sous sa direction, le Jardin du Roi devint le plus riche d’Europe. De nombreux voyages d’exploration (Bougainville, La Pérouse), des correspondants dans le monde entier lui donnèrent un prestige universel. Les Jussieu y étudiaient la botanique, classaient les plantes d’après leur caractère en familles. Leur œuvre est à l’origine du développement des sciences naturelles au XIXe siècle.

Avec ce développement des sciences, avec le développement du commerce et de l’industrie, les sciences devaient trouver un très grand nombre d’applications. Après la découverte de Denis Papin, montrant la force d’expansion de la vapeur d’eau et la possibilité de l’utiliser, et ses échecs dans cette voie (un bateau à vapeur construit par lui fut mis en pièces par les bateliers qui y voyaient une concurrence désastreuse), Cugnot (1769) construit la première voiture à vapeur, ancêtre de l’automobile moderne. Le marquis de Jouffroy (1776) réalise les premiers essais pratiques de navigation à vapeur. Mais peu d’inventions devaient avoir un succès aussi retentissant que celle de la navigation aérienne. Les frères Montgolfier, fabricants de papier à Annonay (Ardèche), gonflèrent d’air chaud, le 5 juin 1783, un ballon. C’est le 21 novembre 1783 qu’eut lieu à Paris la première ascension. Dix jours après, le premier ballon gonflé à l’hydrogène s’élevait aux Tuileries. La navigation aérienne, vieux rêve de l’humanité, était créée.


Originalité du matérialisme français

Nous avons vu plus haut le rôle considérable que joua Voltaire pour l’introduction de la physique de Newton en France. Ses poèmes satiriques l’avaient fait emprisonner à la Bastille. On le relâcha à condition qu’il sortît du pays ; il partit pour l’Angleterre. C’est là (1726-1729) qu’il fit connaissance avec la nouvelle physique et surtout avec la philosophie nouvelle de Locke. Il devait l’exposer dans ses Lettres philosophiques qui remportèrent un succès considérable, au point que le Parlement ordonna de brûler le livre et d’en rechercher l’auteur. Descartes avait mis au-dessus de tout la raison souveraine. Mais il la voyait comme quelque chose d’immuable, d’universel. Ce devait être quelque chose de parfait chez tous et tout de suite, quelque chose d’ « inné » et non d’acquis. C’est justement ce que critiqua Locke, qui montra que cet esprit lui-même se forme, se développe et qu’il tire son développement des sensations qu’il reçoit, donc, en somme, du monde qui nous entoure : rien n’est dans l’entendement, disait-il, qui n’ait été auparavant dans la sensation. Par là, le dualisme que nous avons vu caractériser la métaphysique de Descartes, entre l’esprit et la matière disparaissait ; tout provenait de la sensation ; donc, si l’on poussait la chose jusqu’au bout, de la matière. Les idées de Locke, telles qu’elles furent introduites par Voltaire, devaient jouer un rôle essentiel dans la formation de la doctrine matérialiste. Comme l’a dit Marx, « les Français traitèrent le matérialisme anglais avec esprit, lui donnant de la chair et du sang, de l’éloquence. Ils le dotent du tempérament qui lui manquait encore et de la grâce. Ils le civilisent. »

Condillac (1714-1780), abbé, puis précepteur du fils du duc de Parme, devait pousser jusqu’au bout les critiques de Locke. Pour Locke, nos idées peuvent provenir de deux sources : nos sensations et la réflexion. Condillac va montrer au contraire qu’une seule source suffit, qu’il n’est aucune opération mentale qui ne soit une sensation transformée. C’est là le sensualisme de Condillac. Il affirme qu’on peut « raisonner en métaphysique et en morale avec autant d’exactitude qu’en géométrie ». On supposera donc un être humain privé de sens, puis on fait intervenir les sensations et par l’action des sensations qui agissent les unes après les autres, Condillac montre comment se forment l’attention, la mémoire, l’imagination, la réflexion, le langage, etc… Par là était porté un coup décisif au côté métaphysique de la philosophie de Descartes. Par là aussi était montré le rôle essentiel que jouent dans le développement de l’homme, l’éducation, les circonstances extérieures, point décisif dans lequel le socialisme scientifique verra une de ses origines. « Si l’homme tire du monde physique et de l’expérience du monde physique toute connaissance, sensation, etc., il importe donc d’organiser le monde empirique de telle façon qu’il y trouve et qu’il s’assimile ce qui est réellement humain, de telle façon qu’il se reconnaisse comme homme. Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former humainement les circonstances. » (K. Marx)


Diderot

Les théories de Condillac sont intimement liées au grand mouvement des Encyclopédistes qui va donner au matérialisme français du XVIIIe siècle sa forme la plus achevée. À leur tête se trouve Denis Diderot (1713-1784). Né à Langres, fils d’un coutelier, il vint faire ses études à Paris. Au désespoir de toute sa famille, il adopta la vie qui lui plaisait, celle d’homme de lettres. Elle nourrissait mal son homme à cette époque, et Diderot vécut difficilement, donnant des leçons, exécutant des besognes de librairie. Mais il étudie, apprend tout ; les mathématiques, la physique, la médecine et, dès ses premiers ouvrages : Pensées philosophiques (1746), Lettres sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749), la conception matérialiste du monde se développe pour achever de se préciser dans les Pensées sur l’interprétation de la Nature (1754), dans le Rêve de d’Alembert (publié après sa mort). C’est Diderot qui a écrit : « Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement. Il faut renverser les barrières que la raison n’aura point posées. »

Une critique pénétrante de la religion, voilà ce que nous trouvons dans les Pensées philosophiques. « Si la raison est un don du ciel, et que l’on en puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires. Pour lever cette difficulté, il faut dire que la foi est un principe chimérique, et qui n’existe point dans la nature » ; et plus loin, il ajoute : « Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui me dit : Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin. Cet inconnu est un théologien. »

Ainsi tout, y compris la religion, doit être soumis à la raison. Si la religion ne satisfait pas aux exigences de la raison, elle doit être abandonnée. Et Diderot, dès lors, d’accumuler les arguments : « Une religion vraie, intéressant tous les hommes dans tous les temps et dans tous les lieux, a dû être éternelle, universelle et évidente ; aucune n’a ces trois caractères. Toutes sont donc trois fois démontrées fausses. » Les miracles témoignent-ils en faveur de la religion ? «  Prouver l’Évangile par un miracle, c’est prouver une absurdité par une chose contre nature. » Et par ailleurs, la religion se justifierait-elle par sa relation avec la morale ? Diderot poursuit l’œuvre de Bayle, il cherche à montrer qu’au contraire la religion tourne le dos à la « morale naturelle » : « Ôtez la crainte de l’enfer à un chrétien, et vous lui ôterez sa croyance. » On pourrait bien se contenter d’une « religion naturelle », c’est-à-dire des croyances vagues en l’existence de Dieu qui sont communes à toutes les religions, mais, nous explique-t-il par ailleurs, grâce aux travaux des savants contemporains, « le monde n’est plus un Dieu, c’est une machine qui a ses roues, ses cordes, ses poutres, ses ressorts et ses gonds. » Dieu est donc devenu complètement inutile.

Ce qui va dès lors caractériser son exposé de la conception matérialiste (c’est-à-dire scientifique) du monde, c’est l’appel constant à la vérification par l’expérience, le recours à l’efficacité de la technique démontrant la vérité d’une opinion. À ce point de vue, comme l’a fait remarquer Lénine, lorsqu’il s’agit de critiquer les bases de l’idéalisme, de montrer que Condillac, en n’allant pas au delà de la sensation, risque de donner des armes à cette conception antiscientifique, Diderot « arrive presque aux vues du matérialisme contemporain ». Et quand il met à un ouvrage pour titre De l’interprétation de la Nature, il s’agit avant tout pour lui de l’observation, de l’expérimentation sur la Nature, il examine les causes d’erreur, les possibilités de perfectionner les instruments d’observation. Il s’agit donc bien, comme on l’a dit, d’un matérialisme expérimental, d’un matérialisme scientifique.

La matière qui constitue l’univers résulte des combinaisons successives d’un certain nombre d’éléments en mouvement permanent. Rien n’y est en repos absolu, et pour Diderot qui dépasse par là souvent la physique de Newton, le mouvement n’est pas causé par des « forces » extérieures à la matière et s’exerçant sur elle, le mouvement est propre à la matière et en est inséparable. Par là tout est en changement continuel, et il faut se garder de croire en des limites trop nettes entre les diverses choses. Il s’est à ce point de vue particulièrement attaché à l’étude de la vie, de ses rapports avec la matière. De l’animal à la plante, il n’y a pas de transition claire. Pas de transition nette non plus de la matière végétale à la matière inerte : « Tout animal est plus ou moins homme… toute plante est plus ou moins animal », il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal, et depuis la molécule jusqu’à l’homme, il y a une chaîne d’êtres qui passent « de l’état de stupidité vivante jusqu’à l’état d’extrême intelligence ». Prenons par exemple la question de la sensibilité. Ne peut-on pas penser qu’il s’agit là d’une propriété très générale de la matière qui pourrait se manifester sous des aspects divers ? Lénine a montré que Diderot par là avait vu juste en ne cherchant pas « à tirer la sensation du mouvement de la matière ou à la ramener à ces mouvements, mais en la considérant comme une des propriétés de la matière en mouvement ».

Par là aussi Diderot s’est montré un véritable précurseur pour la doctrine de la transformation des espèces. Si les différentes espèces animales diffèrent seulement par le degré d’organisation de la matière, on conçoit qu’il soit possible qu’elles se transforment les unes dans les autres et que le milieu extérieur exerce une influence décisive sur leur évolution. Quand Diderot écrit : « Les organes produisent les besoins et réciproquement les besoins produisent les organes », il annonce directement Lamarck.

Et de la matière vivante à la matière pensante la transition n’est pas nette. L’âme est liée au corps de façon si étroite qu’il est difficile de dire où finit l’un et où commence l’autre ; tout ce qui influe sur l’un influe sur l’autre : maladie, poisons, sommeil du somnambule. Par là est donc démontré expérimentalement (et non par la raison pure) que pensée et matière ne sont qu’une seule et même chose. Et du fait des sciences de l’époque, ce sera là une conception mécaniste dont nous verrons l’épanouissement chez La Mettrie : « Le paysan qui voit une montre se mouvoir et qui, n’en pouvant connaître le mécanisme, place dans une aiguille un esprit, n’est ni plus ni moins sot que nos spiritualistes. »

Nous aurons plus loin l’occasion d’exposer le rôle de Diderot comme fondateur et inspirateur de l’Encyclopédie. On notera ici les caractères essentiels du matérialisme de Diderot. Son matérialisme ne pouvait être que mécaniste parce que, à cette époque, de toutes les sciences, seule la mécanique était parvenue à un certain degré d’achèvement. La chimie n’était guère sortie de l’alchimie, l’organisme végétal et animal n’avait encore été étudié que grossièrement. C’était donc une étape indispensable de la pensée, une étape d’éminent progrès, que de chercher à tout expliquer par la mécanique. C’est à ce point de vue que nous apprécions Diderot, nous admirons en lui le matérialiste convaincu qui pousse jusqu’au bout sa pensée et cherche à éliminer de tous les domaines les vestiges de la superstition et de la théologie. Et, comme l’a montré Engels, « en dehors de la philosophie proprement dite, ils[1] étaient fort capables de donner des chefs-d’œuvre de dialectique. Nous rappellerons seulement le Neveu de Rameau, de Diderot. »


D’Holbach et Helvétius

À côté de Diderot se placent tout naturellement d’Holbach et Helvétius. D’Holbach (1723-1789) était un homme fort riche, et les réceptions auxquelles il conviait ses amis le firent surnommer « le maître d’hôtel de la philosophie ». Il écrivit des articles de chimie pour l’Encyclopédie, un certain nombre de livres antireligieux (Le Christianisme dévoilé, Théologie portative), mais c’est surtout son Système de la Nature qui l’a rendu célèbre. Publié pour des raisons de prudence sous le nom d’un auteur mort depuis longtemps, il constitue un des exposés les plus méthodiques de la conception matérialiste du monde. Les autres livres d’Holbach en poursuivent les conséquences pour l’homme et le système social dont il fait partie. C’est dans l’expérience, nous explique-t-il, que nous devons rechercher les lois de la nature : « Les hommes se tromperont toujours quand ils abandonneront l’expérience pour des systèmes enfantés par l’imagination ». Puis c’est le développement de la conception scientifique du monde : l’univers ne nous offre partout que de la matière et du mouvement, mouvement qui est une façon d’être qui découle nécessairement de l’essence de la matière. C’est dans la matière et son mouvement que doit être recherchée l’explication de tout ce qui est. Par là est rendue absolument inutile, rétrograde, l’idée d’êtres supérieurs extérieurs à la matière : Dieu, l’âme immortelle. Certains pensaient démontrer l’existence de Dieu par l’ordre qui règne dans la nature. Mais, si nous démontrons que cet ordre est une conséquence nécessaire de l’essence de la matière elle-même : que les saisons par exemple ne résultent pas d’un décret de la providence, mais de la gravitation des astres, la preuve de l’existence de Dieu se retourne contre ses auteurs. Dès lors, comment va se poser le problème de la morale, des rapports entre les hommes vivant en société ? Les principes de la religion sont contraires à ceux d’une morale naturelle : elle veut que l’homme ne désire pas ce qu’il est dans sa nature de désirer, et pour cela elle invente des peines et des récompenses imaginaires. Qui donc a pu forger et maintenir de pareilles inventions ? Assurément, ceux qui, grâce à elles, font des hommes ce qu’ils veulent, c’est-à-dire les prêtres. La religion apparaît donc ici non entièrement comme le reflet de l’impuissance de l’homme devant les forces de la nature, mais comme l’invention des prêtres. Il faudra donc transformer notre législation : « La vraie morale, ainsi que la vraie politique, est celle qui cherche à rapprocher les hommes, afin de les faire travailler par des efforts réunis à leur bonheur mutuel. Toute morale qui sépare nos intérêts de ceux de nos associés est fausse, insensée, contraire à la nature. »

Claude Helvétius (1715-1771), très riche fermier général, fut un des protecteurs des Encyclopédistes. Son livre essentiel, De l’esprit, publié en 1758, fut condamné et brûlé. Il se propose pour but de traiter la morale « comme toutes les autres sciences et faire une morale comme une physique expérimentale ». Les aptitudes physiques et l’amour-propre, l’intérêt personnel bien compris doivent être le fondement de cette morale. Mais les hommes naissent naturellement bons, les intelligences humaines sont toutes égales dans leur nature, mais c’est la société, c’est l’éducation qui les modifie, leur donne défauts ou qualités. Tout l’accent va donc être mis sur le caractère social de l’esprit humain. C’est en fonction de la société qu’il est apprécié. Le bonheur social ne dépend donc en dernière analyse que du législateur et surtout de l’éducateur. Ne croit-on pas entendre une voix d’aujourd’hui quand il écrit : « Le malheur presque universel des hommes et des peuples dépend de l’imperfection de leurs lois et du partage trop inégal des richesses. Il n’est dans la plupart des royaumes que deux classes de citoyens : l’une qui manque du nécessaire, l’autre qui regorge de superflu… Que faire pour y rappeler le bonheur ? Diminuer la richesse des uns ; augmenter celle des autres ; mettre le pauvre en un état d’aisance qu’il puisse, par un travail de sept ou huit heures, abondamment subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. »

Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) était un médecin qui, banni successivement de France puis de Hollande à cause de ses publications, trouva asile auprès du roi de Prusse Frédéric II. Nous avons vu comment Descartes concevait l’animal sur le modèle mécanique (animal-machine). Déjà du vivant de Descartes, le médecin Leroy avait appliqué la conception de Descartes à l’âme humaine, déclarant que les idées n’étaient rien d’autre que des mouvements mécaniques. Leroy croyait même que Descartes avait dissimulé sa véritable pensée, ce contre quoi Descartes protesta. La Mettrie devait poursuivre jusqu’au bout dans cette voie, et son hommemachine est fait selon le modèle de l’homme-animal de Descartes. Les automates que fabriquait alors l’ingénieur Vaucanson venaient encore renforcer cette opinion.


L’Encyclopédie

Tout ce grand mouvement d’idées devait se couronner par l’Encyclopédie. « Les matérialistes français ne limitèrent pas leur critique aux questions de croyance religieuse ; ils l’étendirent à toutes les traditions scientifiques, ou à toutes les institutions politiques qu’ils rencontraient, et, pour justifier les prétentions de leur doctrine à une application universelle, ils prirent par le plus court, et l’appliquèrent hardiment à tous les sujets du savoir, dans le travail géant qui leur donna son nom : l’Encyclopédie. » Des libraires de Paris voulaient publier une traduction d’un dictionnaire anglais. Diderot, à qui ils s’adressèrent, accepta, mais les décida à publier un dictionnaire beaucoup plus étendu, qui fût un vaste dictionnaire raisonné des connaissances humaines. Il rassembla des collaborateurs en grand nombre, s’associa avec d’Alembert qui écrivit le « Discours préliminaire à l’Encyclopédie », qui reste un des exposés les plus saisissants du mouvement d’idées qui enthousiasmait le public et dont la grande Révolution Française devait être l’accomplissement dans les faits. Le premier volume parut en 1751, mais les idées disséminées dans l’ouvrage inquiètent : au premier prétexte, l’« Encyclopédie » est condamnée et les deux premiers volumes sont supprimés par arrêt du Conseil d’État, en 1752. Mais une partie importante des gens instruits prenaient parti pour les nouvelles idées, le Directeur de la Librairie, Malesherbes en particulier, qui n’ordonna les perquisitions qu’après qu’on eût caché chez lui les manuscrits. L’impression se poursuit de façon plus ou moins clandestine. En 1759, nouvelle condamnation, qui prescrit à l’éditeur de rembourser les souscripteurs à l’ouvrage : aucun ne se présente. Les collaborateurs de Diderot : d’Alembert, J.- J. Rousseau abandonnent l’entreprise, craignant pour leur liberté. Diderot s’obstine : il veut terminer l’œuvre entreprise et il la terminera, en dépit des défections, en dépit aussi de la trahison de son éditeur qui, à son insu, mutilait les articles jugés par lui trop dangereux. Les volumes continuent à s’imprimer clandestinement et, en 1766, seize ans après le début de l’entreprise, l’impression est achevée. On indiqua sur la page du titre Neuchâtel comme ville d’impression, et les souscripteurs de Paris durent aller chercher leurs volumes aux environs. Après cela, l’ « Encyclopédie » put se vendre et se lire sans obstacles. Elle comprend trente-trois volumes, dont onze volumes de planches.

Peu d’ouvrages eurent un succès aussi retentissant : l’Encyclopédie devint la base de toutes les bibliothèques. Le roi Louis XVI lui-même l’acheta. On la lisait le soir à haute voix. Elle devait, comme l’a dit Diderot, contribuer à « changer la façon commune de penser ». Sans doute un grand nombre de précautions de langage étaient-elles nécessaires. Nous venons de voir les difficultés continuelles qui s’opposèrent à l’édition de l’Encyclopédie et dont seule l’énergie inflexible de Diderot, deux fois emprisonné, devait triompher. En 1768 un colporteur était condamné cinq ans de galères, et sa femme à être enfermée à vie pour avoir vendu le Christianisme dévoilé (d’Holbach) et l’Homme aux quarante
Cette planche de l’Encyclopédie donne une idée de l’importance accordée pour la première fois à la technique et au rôle des artisans et des ouvriers dans l’activité nationale.
écus (de Voltaire). L’Encyclopédie a repris les méthodes de Bayle : on loue les Cordeliers à l’article « Cordeliers », en même temps qu’on y renvoie à l’article « Capuchon », où l’on s’en moque. À l’article « Junon », on discute de la légende de la Vierge. Par ces subterfuges on arrivera donc à faire pénétrer la vérité partout. Ce sera la grande « machine de guerre » des philosophes.

Un des points qui doivent attirer notre attention est la part importante qui fut faite dans l’Encyclopédie à la description des divers métiers. L’essor considérable du commerce et de l’industrie donnait un intérêt accru à la connaissance et au progrès des diverses techniques. Et l’Encyclopédie devait pour la première fois faire intervenir les artisans, les ouvriers comme part essentielle de l’activité nationale. C’est Diderot surtout qui se chargea de ce travail. Il visitait les ateliers, interrogeait les ouvriers, amassait des documents, se faisait même construire des modèles de machines pour mieux pouvoir en décrire le fonctionnement. Cette relation étroite entre le progrès des sciences et le progrès des techniques mise en avant par l’« Encyclopédie » marquait une étape importante : la technique n’était plus considérée, avec le travail de l’artisan, comme quelque chose d’humble et sans intérêt, elle apparaissait comme condition de la domination de l’homme sur la Nature.


Les précurseurs de l’histoire scientifique

Mais, en étudiant l’homme et ses rapports avec la Nature, on devait infailliblement en venir à examiner l’homme dans ses rapports avec les autres hommes ; donc la Société elle-même devait être soumise à un examen critique. Déjà Montesquieu (1689-1755), président du Parlement de Bordeaux, puis ayant vendu sa charge, voyageant dans toute l’Europe pour compléter son information politique, avait abordé l’étude systématique des diverses formes de gouvernement. Dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, et surtout dans son Esprit des lois, c’est à une étude scientifique de la société et de son évolution qu’il entend se livrer. L’histoire des peuples, elle aussi, doit être soumise à des lois : ce n’est pas le hasard qui domine le monde. « Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent. » Par là il est le précurseur de l’histoire moderne, de la conception scientifique de l’histoire, c’est-à-dire du matérialisme historique. Il cherche à préciser l’influence des conditions extérieures sur la forme de gouvernement, et « les rapports que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. » Montesquieu avait, à peu près en même temps que Voltaire, visité l’Angleterre et en avait conçu une vive admiration pour sa forme de gouvernement, en particulier pour le régime de liberté qui contrastait avec le régime d’absolutisme de la France. Il voit une des raisons de cette supériorité dans la séparation des trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire qui servent de frein les uns aux autres. Il réclame la tolérance, la modération dans le gouvernement. Ses idées exerceront une grande influence sur la Révolution Française à ses débuts.

Voltaire, lui aussi, étudie l’histoire des sociétés. Que ce soit dans l’Histoire de Charles XII, le Siècle de Louis XIV, qui font de lui le premier des historiens français modernes, ou encore l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, une idée essentielle domine : montrer que l’histoire s’explique sans l’intervention de la Providence, par l’action des grands hommes et par une infinité de petits hasards également. Il s’efforce de mettre au premier plan l’histoire des peuples et non celle des princes ; il marque avec insistance les progrès des sciences, des arts, de l’industrie, et il cherche en même temps à dénoncer tous les méfaits dont il rend responsables la religion et les prêtres, ses auteurs. Une grande partie de son activité sera par la suite consacrée à lutter contre le fanatisme religieux, pour la tolérance. Il en vient à terminer toutes les lettres à ses intimes par la devise : écrasons l’infâme — l’infâme étant le fanatisme religieux, sinon toute religion constituée en église. Il frappe à coups redoublés, multiplie les brochures, qu’il désavoue aussitôt si cela est nécessaire. Son style étincelant, sa verve de polémiste inégalé font qu’on s’arrache les exemplaires, parfois simplement manuscrits, qui circulent de façon clandestine. Et d’ailleurs Voltaire ne se contente pas de batailler pour des idées : il agit pour les opprimés, pour réhabiliter la mémoire du protestant Calas, condamné et exécuté sans preuves comme le meurtrier de son fils ; il défend le chevalier de la Barre, mis à mort pour crime d’impiété. La tolérance, la liberté de pensée sont les conditions nécessaires d’une société bien organisée. Ce qui le frappe en somme, c’est le contraste qui existe entre le point où la science et la philosophie ont amené l’esprit humain et le nombre de préjugés et de superstitions qui pèsent encore sur l’homme. D’un côté, le progrès, la tolérance ; de l’autre côté, la superstition et l’intolérance. Il s’agit donc de mettre la vie sociale au niveau des progrès de la science et de la philosophie, il faut libérer l’homme des préjugés qui l’oppriment encore. C’est à cette tâche que s’est consacré Voltaire, c’est à cela qu’il doit l’immense popularité de ses écrits, de son action, de sa personne. La pensée voltairienne, telle qu’on la trouve par exemple dans le Dictionnaire philosophique portatif (1764), c’est la pensée critique qui ne respecte rien : elle exercera une influence essentielle sur la vie intellectuelle française.


J.-J. Rousseau

J.-J Rousseau (1712-1778) se révéla au public par les réponses qu’il publia à deux questions posées par l’Académie de Dijon : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les lettres (1750) et l’Origine et les Fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754). Le progrès des sciences et des arts, explique-t-il dans le premier Discours, n’a pas amélioré les mœurs, il les a corrompues. Prenant le contre-pied de l’opinion courante, il montrait que la décadence des mœurs depuis les temps primitifs, « châtiment des efforts orgueilleux pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés, le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations semblaient nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches ». Mais le Discours sur l’origine de l’inégalité, véritable chef-d’œuvre de dialectique d’après Marx et Engels, précisait sa pensée. « Les hommes sont méchants… Cependant l’homme est naturellement bon… Qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point, sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits et les connaissances qu’il a acquises ? » Ainsi le progrès de l’agriculture, le partage des terres, la propriété entraînent une inégalité due d’abord à la force et à l’adresse ; la société se divise en riches et en pauvres, mais dès lors la société ne saurait subsister. Il faut que les riches s’entendent entre eux pour assurer leurs privilèges, en instituant des lois « qui donnent de nouvelles entraves aux faibles et des forces aux riches, détruisent sans retour la liberté naturelle, fixent la loi de la propriété et de l’inégalité ».

On peut donc se poser le problème de savoir s’il n’est pas possible de formuler des conventions sociales telles que les avantages incontestables que les hommes ont de vivre en société se combinent avec ceux de l’état naturel ? Tel est le but que se propose le Contrat social, une des œuvres fondamentales de Rousseau. La société ne sera pas juste si elle obéit au droit du plus fort. Elle ne sera pas juste si elle est fondée sur la résignation du plus faible. Pour qu’il y ait justice, il faut que la convention ait lieu d’égal à égal, que ce soit un « contrat social » ; mais ce contrat une fois signé, il est sans réserves et sans retour. Il faudra appliquer le contrat.

Naturellement, l’éducation du futur citoyen doit jouer un rôle prédominant. C’est à l’éducation qu’est consacré l’Émile, qui est en quelque sorte l’application des idées de Rousseau sur la société. Élever un enfant, à cette époque, c’était sans cesse le contraindre, le redresser, le châtier. Il faudra au contraire laisser agir la nature : il apprendra à observer la nature et à raisonner sur elle ; restant tel que la nature le créa, il est bon. Rousseau montrait aux éducateurs que l’enfant doit rester autant que possible lui-même. Le succès fut énorme ; les mères cessèrent d’emmailloter leurs enfants, elles les allaitèrent. Les idées de Rousseau, son élan sentimental vers une religion naturelle devaient exercer une influence prépondérante sur les futurs révolutionnaires, sur le déroulement de la Révolution française elle-même.


Les premiers théoriciens communistes

Morelly, dans son Code de la nature (1755), se pose aussi le problème : l’homme naît bon naturellement. C’est l’organisation de la société qui le rend méchant. Comment dès lors la transformer de manière qu’il soit presque impossible que l’homme devienne méchant ? La réponse à la question est celle-ci : tous nos maux viennent de la propriété privée. « Le monde est une table suffisamment garnie pour tous les convives, dont tous les mets appartiennent tantôt à tous, parce que tous ont faim, tantôt à quelques-uns seulement, parce que les autres sont rassasiés : ainsi personne n’en est absolument le maître, ni n’a droit de prétendre l’être. » Qu’on supprime donc la propriété, qu’on fasse des lois conformes à la Nature et le monde sera heureux. Et nous voyons apparaître au début du Code de la Nature ce qui sera le principe du socialisme : « de chacun suivant ses capacités, à chacun selon son travail ». Et Babeuf se revendiquera hautement devant ses juges du Code de la Nature.

De même Mably (1709-1785) considère les lettres, les sciences, les arts, l’industrie même, comme des éléments de corruption et de décadence. Trois maux menacent les peuples riches et heureux : le despotisme, l’anarchie et les conquêtes. Le communisme est le remède à cet état de ruine sociale, les différences entre les hommes n’étant pas essentielles à leur nature, mais susceptibles d’être atténuées, sinon abolies par une éducation uniforme.

C’est que, comme nous l’a montré Marx, « il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour constater que le matérialisme dans ses théories de la bonté originelle et des mêmes dons d’intelligence chez les hommes, de la toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, de l’éducation, de l’influence des circonstances extérieures, de la haute importance de l’industrie, des mêmes droits à la jouissance, }etc., se rattache nécessairement au communisme et au socialisme ».


Les physiocrates

D’ailleurs, l’étude de l’économie du pays, de la façon dont se créent ses richesses, devait faire des progrès considérables grâce aux physiocrates, dont les principaux sont le docteur Quesnay (1694-1774) et Turgot (1727-1781). « C’est aux physiocrates, nous dit Marx, que, dans la société bourgeoise, revient l’honneur d’avoir analysé le capital. Et cela fait d’eux les véritables créateurs de l’économie moderne. » La France était un pays essentiellement agricole et, par ailleurs, nulle part l’exploitation n’apparaît plus clairement que dans l’agriculture : on y voit immédiatement que la somme des aliments que l’ouvrier consomme est inférieure à la somme de ce qu’il produit, alors que dans l’industrie l’ouvrier ne produisant pas directement ses moyens de subsistance, la chose n’est pas aussi évidente. Ils en concluent que l’agriculture est la source de toutes les nouvelles richesses (c’est de là qu’ils tirent leur nom, « physiocrates » signifiant ceux qui reconnaissent la suprématie de la nature) et que l’industrie par exemple ne crée pas de richesses, mais transforme seulement celles créées par l’agriculture. Les conséquences vont en être nombreuses : puisque c’est de la propriété foncière que partent toutes les richesses, tout l’impôt doit lui incomber ; l’industrie doit échapper à tout impôt et par suite à toute intervention de l’État, d’où la maxime « Laissez faire, laissez passer ». Par ailleurs il faut encourager l’agriculture, en perfectionner la technique. De nombreuses Sociétés d’Agriculture se créent un peu partout en province. Parmentier introduit la culture de la pomme de terre. Marx a toujours mis en avant l’apport considérable de l’école des physiocrates à l’économie politique : « Dans le premier tiers du XVIIIe siècle, dans la période d’enfance de l’économie politique… ce fut sans discussion l’idée la plus géniale dont l’économie politique soit redevable jusque-là. » C’est par là que l’économie politique marxiste apparaît comme le développement conséquent des recherches des physiocrates, de même que la philosophie marxiste représente le développement conséquent du matérialisme des encyclopédistes, avec lesquels d’ailleurs les physiocrates étaient liés.

Il est difficile d’imaginer l’effervescence d’idées, le bouillonnement intellectuel de cette époque où se préparait une grande révolution. Dans les Salons, les philosophes, les savants les plus célèbres se rencontraient et faisaient assaut d’élégance et d’esprit dans les attaques qu’ils menaient contre l’Église et les pouvoirs établis. Partout, une soif d’apprendre : on fréquente les cours publics de science qui s’ouvrent un peu partout ; les journaux se multiplient et le premier quotidien apparaît en 1777. Malgré les interdictions, la répression, les livres interdits circulent, certains en copies manuscrite par centaines. En dehors de Paris, la vie intellectuelle est particulièrement brillante en province, où les académies, qui y jouent un rôle décisif, discutent de l’économie, de l’éducation, de tous les sujets. Les idées philosophiques pénètrent partout, dans tous les milieux, avant tout ceux de la bourgeoisie.

L’esprit positif de cette bourgeoisie, désireux de résultats pratiques, ne voulant pas séparer les sciences des arts qui les appliquent, confiant en elles, en leur méthode et en leur efficacité, la passion d’être utile aux hommes, voilà ce qui caractérise ce grand mouvement. Il ne s’agit plus de chercher la connaissance pour elle-même, mais de dénoncer les préjugés hostiles au bonheur des hommes. C’est dans les Lumières qu’on met l’espérance pour transformer la condition humaine.

« À la veille de la convocation des États Généraux par Louis XVI, les conditions objectives, économiques et sociales de la Révolution étaient parvenues à la maturité. Mais déjà, les transformations nécessaires devenues inévitables s’étaient reflétées dans l’œuvre prérévolutionnaire des penseurs français du XVIIIe siècle.

Les Encyclopédistes, groupés autour de Diderot, approfondissaient le côté matérialiste de la pensée cartésienne et élevaient un monument durable. Ils jetèrent les fondements de notre propre doctrine.

« La base philosophique du marxisme, ainsi que l’ont proclamé maintes fois Marx et Engels, est le matérialisme dialectique, qui a pleinement fait siennes les traditions historiques du matérialisme français du XVIIIe siècle », nous a rappelé Lénine.

Les écrivains français du XVIIIe siècle exercèrent une influence considérable, non seulement en France, mais à travers le monde, et le rayonnement de la pensée française de cette époque est encore tel de nos jours qu’il trouble et irrite les dictateurs fascistes.

J.-J. Rousseau jouit dans les divers pays allemands, d’une autorité indiscutable. Le Discours sur l’inégalité, le Contrat social ont inspiré des œuvres comme les Brigands et Intrigue et Amour de Schiller.

De nombreux étrangers, du temps de Voltaire, résident à Paris et se mêlent intimement à la vie de la société intellectuelle française, de cette « République des lettres » dont on parlait hors de nos frontières avec admiration. Beaucoup de ces étrangers rédigent à l’usage de leurs compatriotes des « correspondances » qui circulent d’abord manuscrites et font connaître à l’Europe et aussi au Nouveau Monde la pensée française.

Des souverains étrangers protègent les écrivains français. Voltaire est l’hôte de Frédéric II. Le philosophe français Condillac est choisi comme précepteur du prince de Parme. Catherine II protège Diderot et le fait venir pendant quelque temps à Saint-Pétersbourg… » [2].

La Révolution française allait être la vérification des critiques du « siècle philosophe » : « Toutes les formes antérieures de société et d’État, toutes les notions anciennes transmises par tradition furent jetées au rancart comme contraires à la raison : le monde s’était laissé jusqu’alors mener exclusivement par des préjugés ; tout ce qui appartenait au passé ne méritait que compassion et mépris. Enfin, l’aurore se levait : désormais la superstition, l’injustice, le privilège et l’oppression devaient céder la place à la vérité éternelle, à la justice éternelle, à l’égalité fondée sur la nature et aux droits inaliénables de l’homme. » [3].


  1. Les Encyclopédistes.
  2. M. Thorez : Une politique de grandeur française. (Éditions sociales, page 147.)
  3. F. Engels : M. Dühring bouleverse la Science. (Trad. Bracke, t. I, p. 2.)