La pensée française des origines à la Révolution/La Pensée française, des origines à la Révolution/03

III. — Descartes — Le Rationalisme


Le XVIIe siècle est dominé par la figure d’un des plus grands penseurs de l’humanité, l’un de ceux dont puisse le plus s’honorer le génie français, René Descartes. On peut dire en effet que Descartes est au commencement des grands succès des sciences physiques et naturelles du monde moderne. Il est au commencement de l’une des tendances essentielles de la culture française et humaine. Le maître de la dialectique, Hegel, a dit de lui : « C’est un héros, il a repris les choses par le commencement. »

René Descartes naquit en 1596 à La Haye (aujourd’hui La Haye-Descartes) en Touraine. Il était issu d’une famille de gentilshommes et de magistrats. Il fit ses études au Collège de la Flèche, alors dirigé par les Jésuites, et y apprit la philosophie, telle qu’on l’enseignait à cette époque, c’est-à-dire les œuvres essentielles d’Aristote et les nombreux commentaires qui les accompagnaient. En 1618, il s’engage dans l’armée, y reste un an, puis voyage de 1619 à 1626 en Allemagne et en Italie ; il séjourne ensuite deux ans à Paris, s’occupant de mathématiques et d’optique. Puis notre philosophe se décida à quitter la France et aller habiter en Hollande pour y vivre plus tranquillement, à l’abri des importuns ; parce qu’aussi le mouvement intellectuel y était fort développé. Il y vécut plus de vingt ans. Il commença par s’occuper de physique et conçut l’idée d’un Traité du Monde expliquant de manière rationnelle depuis la formation des planètes jusqu’à l’homme, son corps et son esprit. À ce moment, il apprit que le grand Galilée venait d’être condamné par le Tribunal de l’Inquisition (1633) pour avoir, contrairement aux Écritures, soutenu que la terre tourne autour du soleil. Ce fait l’incita à la plus grande prudence et transforma ses plans, écrivait-il, en parlant de cet événement « qui m’a si fort étonné que je me suis quasi résolu de brûler tous mes papiers, ou du moins, de ne les laisser voir à personne… Je confesse que s’il est faux[1], tous les fondements de ma philosophie le sont aussi, car il se démontre par eux évidemment, et il est tellement lié avec toutes les parties de mon traité que je ne l’en saurais détacher sans rendre le reste tout défectueux. »

En 1637, il publia trois essais précédés d’une introduction : le tout était intitulé Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie qui sont des essais de cette méthode. L’ouvrage était publié en Hollande, sans nom d’auteur, par crainte des

Le Discours de la Méthode (1637) est
l’œuvre fondamentale du rationalisme français.
persécuteurs. C’est l’œuvre fondamentale du rationalisme français. Par la suite, Descartes devait encore publier des Méditations philosophiques qui entraînèrent de nombreuses controverses, en particulier avec les théologiens de la Sorbonne, des Principes de la philosophie. Étant entré en correspondance depuis plusieurs années avec la Princesse Élisabeth de Bohême, il devint pour elle un conseiller et ce fut pour lui l’occasion d’écrire un Traité des Passions. Puis la reine Christine de Suède, célèbre alors par toute l’Europe par son intelligence et les succès de sa politique, l’invita de façon pressante à se rendre auprès d’elle. Après beaucoup d’hésitations, il finit par s’y rendre et arriva à Stockholm en plein hiver. La reine Christine lui demanda de lui donner des leçons tous les matins dans sa bibliothèque à cinq heures. Aussi, se rendant un jour à la Cour, prit-il froid : une pneumonie se déclara et, neuf jours après, il mourut, le 11 février 1650.


Le Discours de la Méthode

Dès les premiers mots du Discours de la Méthode s’annonce la négation de la méthode d’autorité et de la scolastique : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » On s’adressera donc à tous les esprits et non aux esprits doctes seulement. Pour cela, le Discours sera écrit en français : « Si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens.» À la manière de Montaigne, Descartes nous montre la marche de son esprit. L’enseignement qu’il a reçu lui a fait voir la diversité des opinions professées par les différents philosophes sur chaque sujet. D’excellents arguments sont fournis de part et d’autre. Comment arriver se faire une opinion ferme ? Descartes avait étudié la géométrie et l’algèbre. Leur caractère rationnel, la rigueur des démonstrations lui semblaient faire un contraste saisissant avec l’état de nos connaissances dans les autres domaines. Il conçut donc l’idée d’une méthode qui permît à l’esprit de marcher de l’avant dans quelque direction que ce fût, avec la même assurance que dans les mathématiques. C’est ce qu’il exprima dans les quatre préceptes suivants qui forment sans doute le texte le plus célèbre de la philosophie française :

« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

« Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

« Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

« Et le dernier de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de rien omettre. »

Ainsi, et c’est ce qui constitue la valeur la plus universelle de l’œuvre de Descartes, il ne se limite pas à la négation de la scolastique et de la méthode d’autorité aux problèmes que posent les sciences particulières. Il nie la méthode d’autorité et la scolastique dans leur ensemble, proclamant en face d’elles les droits de l’esprit critique et de la raison, cherchant à tirer des sciences les plus évoluées, comme les mathématiques, une méthode universelle.

De cette manière, Descartes ouvre la voie non seulement aux autres grands métaphysiciens qui, tel Spinoza, furent des champions de la pensée libre, mais encore aux matérialistes français du XVIIIe siècle. Descartes est le champion génial de la pensée moderne, qui voit dans les sciences positives le seul chemin qui puisse conduire l’homme à la connaissance vraie, et par la connaissance vraie à la maîtrise consciente des forces naturelles et sociales. Et d’Alembert, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, a pu écrire :

« Descartes a osé du moins montrer aux bons esprits à secouer le joug de la scolastique, de l’opinion, de l’autorité, en un mot des préjugés et de la barbarie ; et par cette révolte dont nous recueillons aujourd’hui les fruits, il a rendu à la philosophie un service plus essentiel peut-être que tous ceux qu’elle doit à ses illustres successeurs. On peut le regarder comme un chef de conjurés qui a eu le courage de s’élever le premier contre une puissance despotique et arbitraire et qui, en préparant une révolution éclatante, a jeté les fondements d’un gouvernement plus juste et plus heureux qu’il n’a pu voir établi. »


Le dualisme cartésien

Ceci posé, ayant, comme nous l’avons vu, remarqué que tout ce qu’il sait ou croit savoir lui est arrivé par l’intermédiaire des sens ou de la tradition et que les uns comme l’autre sont trompeurs, Descartes met tout en question et doute de toute chose. Il oppose à la science traditionnelle un doute radical. Non point qu’il veuille s’en tenir là et se borner à quelque scepticisme. Ce doute est pour lui provisoire et doit lui permettre de rebâtir, d’arriver à une science certaine, acquise par lui-même. Or, le fait même que je doute, remarque-t-il, montre avec certitude que je pense. Or, penser, c’est exister. Il est donc certain que j’existe, et voilà acquise la première certitude : c’est le fameux « Je pense, donc je suis ». La primauté est donc donnée à la pensée sur l’existence, comme dans la conception idéaliste du monde. Mais voici que Descartes se refuse à admettre que ses idées soient simplement le produit de son imagination. Le chaud, le froid, la lumière, tout cela n’est pas hallucination, et Descartes affirme l’existence du monde de la matière, du monde extérieur. Sans doute fait-il dépendre sa démonstration de l’existence de Dieu. Celle-ci une fois démontrée, ma foi instinctive dans l’existence du monde extérieur est fondée, puisque je la tiens d’un être parfait, c’est-à-dire incapable de me tromper. Mais le fait essentiel est que Descartes met à la base de son système métaphysique à la fois la pensée et la matière, à la fois l’homme et le monde extérieur. C’est ce qu’on appelle le dualisme cartésien. On comprend sans peine que ce dualisme peut donner lieu à des conséquences bien différentes suivant qu’on insiste sur l’un ou l’autre côté. Il est de coutume actuellement, sous l’influence d’une philosophie réactionnaire, d’insister sur le côté spiritualiste de la philosophie de Descartes qui fut bientôt dépassé par Spinoza, par Leibniz, et qui devait être combattu par les Encyclopédistes, mais, comme le disait d’Alembert, « s’il a fini par croire tout expliquer, il a du moins commencé par douter de tout, et les armes dont nous nous servons pour le combattre ne lui en appartiennent pas moins, parce que nous les tournons contre lui. » En fait, en ne retenant de Descartes que le côté métaphysique spiritualiste, on déforme sa figure, on s’efforce de nier ses relations avec le matérialisme français du XVIIIe siècle.

Celui-ci procède en effet de l’autre côté de Descartes : « Le matérialisme mécanique français, écrit Marx, se rattacha à la physique de Descartes, par opposition à sa métaphysique. Ses disciples furent antimétaphysiciens par profession, à savoir physiciens. » Il nous faut justement insister sur les conquêtes essentielles réalisées par Descartes tant sur le domaine des mathématiques que sur le domaine des sciences de la nature : physique, astronomie, biologie.


Descartes mathématicien

Comme nous l’indiquons plus haut, les mathématiques apparaissaient alors la seule base solide pour celui qui voulait se construire sur des bases rationnelles une représentation fidèle de la nature. Aussi, le perfectionnement des mathématiques devait-il lui apparaître comme une étape indispensable. Mais si les mathématiciens grecs et arabes avaient découvert quantité de propriétés remarquables des figures et des nombres, un esprit comme celui de Descartes, qui voulait partir des mathématiques à la conquête du monde devait être frappé du caractère hasardeux des démonstrations de ces propriétés. N’était-il donc pas possible de trouver une méthode qui permît par son application régulière de résoudre n’importe quel problème sans qu’il fût nécessaire de chercher pour chaque problème une méthode particulière ? Ce fut l’œuvre mathématique essentielle de Descartes que de mettre à jour cette méthode. Fidèle à son principe que les distinctions entre sciences sont artificielles, sinon nuisibles, elle consistait à découvrir une relation mutuelle entre deux sciences séparées : l’algèbre et la géométrie, la géométrie analytique.

On faisait ainsi correspondre les équations aux courbes, on pouvait ramener les problèmes de la géométrie aux problèmes de l’algèbre et réciproquement. Ainsi pouvaient être résolus bien des problèmes de géométrie que les Anciens avaient laissés sans réponse ; ainsi Descartes pouvait-il développer la théorie des équations algébriques, en découvrir de nouvelles propriétés, exemple remarquable de la fécondité de telles confrontations de sciences autrefois séparées. Et l’introduction dans les mathématiques des grandeurs variables (correspondant à l’étude des courbes), au lieu des grandeurs fixes dont l’étude caractérisait la mathématique ancienne, était un progrès immense : par là, comme l’a noté Engels, le mouvement et, par suite, la dialectique, pénétraient dans cette science. Toutes les conditions étaient dès lors données pour l’apparition et le développement du calcul infinitésimal, gloire de Newton et de Leibniz ; mais l’on voit toute la part qu’a prise directement Descartes dans l’élaboration de ses fondements.


La physique cartésienne

Mais Descartes allait plus loin. Confiant dans sa méthode qui lui avait permis de surmonter tant de difficultés devant lesquelles ses prédécesseurs avaient échoué, il prétendait en déduire toute l’explication des phénomènes de la nature, toute la physique : « Que je ne reçois point de principes en physique, qui ne soient aussi reçus en mathématique, afin de pouvoir prouver par démonstration tout ce que j’en déduirai, et que ces principes suffisent, d’autant que tous les phénomènes de la nature peuvent être expliqués par leur moyen. »

Il fallait pour cela éliminer les sensations confuses, telles le froid, la chaleur, la couleur, éliminer tout le qualitatif, arrivant ainsi à considérer que ce n’est ni la pesanteur ni la dureté, ni la couleur, etc…, qui constituent la nature du corps, mais son extension seule.

La substance était identifiée avec l’étendue, l’étendue avec la substance, rendant ainsi possible l’application des mathématiques, la science de l’étendue par excellence. Mais, comme il faut bien nous rendre compte de la diversité des objets, de toutes les variétés de matière dont nos sens nous procurent la connaissance, la réduction de la matière à l’étendue entraînait obligatoirement la considération du mouvement : « toutes les variétés qui sont en la matière dépendent du mouvement de ses parties » ; et c’est ainsi que nous apparaît le contenu dialectique de la physique cartésienne.

Mais naturellement, à l’époque où vivait Descartes, le seul mouvement dont il pouvait être question pour lui, était le mouvement de la mécanique, c’est-à-dire, le transport d’un lieu à un autre. C’est ce qui va donner, et il ne pouvait guère en être autrement alors, à toute sa physique un tour particulier que l’on condense parfois en disant de la physique cartésienne, qu’elle est une physique du mécanisme, une physique mécaniste : le but de la physique désormais réduite à la mécanique, était de tout expliquer par figures et par mouvements, d’imaginer des mécanismes plus ou moins analogues à ceux qui réussissaient si bien dans les manufactures de Hollande, qui permettraient de rendre compte des phénomènes naturels. « À quoi l’exemple de plusieurs corps composés par l’artifice des hommes m’a beaucoup servi, car je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux ou ressorts, ou autres instruments qui devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. » L’influence de cette conception, renforcée par les succès incontestables de la mécanique tant céleste que terrestre, a été énorme.

Certes, avec les progrès de la physique, la conception mécaniste du monde, fondée qu’elle était sur une connaissance encore bien primitive des diverses formes du mouvement, est désormais dépassée. Mais l’étude plus détaillée de la physique cartésienne, par cela même qu’elle est une physique du mouvement, nous y montre des traits non encore dépassés. Tout d’abord, c’est la grande idée, toute neuve alors, de l’indestructibilité du mouvement, le mouvement ne pouvant pas plus être créé ou détruit que la matière elle-même : loi relative au mouvement mécanique seulement, à coup sûr, car le seul connu, mais qui sera complétée deux siècles après en loi de conservation de l’énergie, par la mise en évidence de transformation de certaines formes de mouvement en d’autres formes du mouvement (par exemple en chaleur ou en son). Assurément aujourd’hui il nous est possible de mieux comprendre les différends qui opposaient en cette matière partisans de Descartes et partisans de Leibniz, sur ce qui est déterminant : la quantité de mouvement ou la force vive, conceptions toutes deux unilatérales et dépassées depuis.

De l’indestructibilité du mouvement, il s’ensuit que la seule action qui modifie l’état d’un corps, c’est sa rencontre avec un autre corps avec lequel il échange son mouvement, c’est le choc. La physique cartésienne sera donc fondée sur l’étude des chocs. En même temps, comme l’étendue s’identifie avec la matière, le vide ne peut exister, et comme le seul mouvement possible dans le plein est le mouvement tourbillonnaire, notre physique devra être édifiée sur les chocs et les tourbillons, d’où une image infiniment complexe du monde à la vérité, mais qui néanmoins nous montre quelques traits importants. Ainsi, ce mouvement apparaît essentiellement une relation entre un corps et les corps voisins.

Il se communique par leur contact immédiat ; c’est dire que la notion newtonienne d’action à distance y est étrangère. De façon générale, la physique cartésienne ignore la notion de force, qui ne peut valablement apparaître que lorsqu’on imagine des corpuscules isolés dans l’espace vide et qu’il s’agit de relier de quelque façon. Il en est de même de la pesanteur pour laquelle Descartes cherche à construire un mécanisme explicatif de tourbillons. Quel que soit le sort qui ait été fait à ces essais, n’est-il pas vrai que dans cette élimination de la force, de l’action à distance, dans ces essais de réduction de la pesanteur aux propriétés de l’espace, nous retrouvons le mouvement même de la science actuelle ?


Descartes et l’expérimentation

Nul d’ailleurs mieux que Descartes ne s’est rendu compte de la précarité des explications qu’il était conduit à fournir, devant la difficulté d’appliquer les mathématiques à des problèmes si complexes. Aussi, certain qu’il est que la théorie, s’il était possible pratiquement de la conduire, donnerait le bon résultat, cherche-t-il sans cesse, à l’inverse de ses devanciers scolastiques, à s’appuyer sur l’expérience. Lui qui avait rattaché les marées à l’attraction de la lune, qui avait expliqué l’arc-en-ciel, qui avait découvert la loi de la réfraction des rayons lumineux, il est sans cesse à l’affût de nouvelles découvertes, de nouvelles expériences. C’est lui qui suggère au jeune Pascal l’idée de l’expérience désormais fameuse du Puy-de-Dôme sur la pression atmosphérique. Il imagine de nouveaux instruments d’optique, de nouvelles machines, union vivante de la théorie et de la pratique.

Il fréquentait les artisans, désirait qu’on créât des musées pour eux où l’on exposerait tous les instruments mécaniques, et où l’on ferait des expériences afin de « leur rendre raison de toutes choses et leur donner du jour pour faire de nouvelles découvertes dans les arts. »

Il plaçait en effet sa confiance dans l’efficacité de la science, il prévoyait les machines qui « feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvaient ». « Il m’a été possible, écrit-il dans le Discours de la Méthode, de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

Descartes ne pouvait qu’appliquer ces grandes conceptions à la vie, à en découvrir les secrets. Il dissèque les animaux, étudie la circulation du sang telle que Harvey venait de la découvrir. Il se passionne pour la médecine, dans l’espoir d’éviter les maladies et de prolonger la vie de l’humanité. Il s’intéresse à l’anatomie du cerveau, écrit un Traité de l’homme et de la formation du fœtus. Ses études l’amènent à conclure que l’animal est dépourvu d’âme, qu’il n’est rien d’autre qu’une machine particulièrement perfectionnée. C’est ce qui est resté célèbre sous le nom de théorie de l’animal-machine. L’homme au contraire a une âme qui dirige le corps, et justement le problème des relations entre l’âme et le corps, entre la pensée et le cerveau, l’origine des passions humaines préoccupe particulièrement Descartes. C’est que bientôt, du vivant même de Descartes, et surtout au siècle suivant, avec La Mettrie, la théorie de l’animal-machine allait engendrer la théorie de l’homme-machine, l’homme comme l’animal étant dépourvu d’âme et assimilé à un simple mécanisme.


Importance et prolongements du cartésianisme

La pensée de Descartes domine son siècle. Même ses adversaires les plus acharnés subirent son influence irrésistible. Bossuet écrivait : « Je vois… un grand combat se préparer contre l’Église sous le nom de philosophie cartésienne… Il s’introduit, sous ce prétexte, une liberté du juger qui fait que, sans égard à la Tradition, on avance témérairement tout ce qu’on a pensé », mais sa pensée est toute imprégnée de cartésianisme. Pascal (1623-1662) apparaît comme un fougueux apologiste de la religion, qui écrivait : « Je ne puis pardonner à Descartes : il aurait bien voulu dans toute sa philosophie se pouvoir passer de Dieu, mais n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu », mais c’est en même temps le grand mathématicien inventeur, avec Fermat (qui laissé son nom à de célèbres théorèmes d’arithmétique), du Calcul des probabilités, celui dont les expériences (faites à l’instigation de Descartes) démontrent que l’air est pesant, permettent de créer le baromètre. Il est en même temps l’inventeur de la brouette, de la première machine à calculer.

La métaphysique de Descartes est à l’origine des œuvres de Malebranche et surtout des grands systèmes philosophiques de Spinoza et de Leibniz, qui dépassent déjà le dualisme que nous avons vu exister dans le système cartésien entre l’esprit et la matière. Par là il a donné à la pensée française un rayonnement universel.

Mais, du vivant même de Descartes, ce dualisme entre esprit et matière, cette concession en somme qui était faite à la religion, avait été critiquée par Pierre Gassendi (1592-1655). Fils de pauvres paysans, il devint chanoine, puis prieur à Digne. Il avait commencé par une critique violente de la scolastique ; il se tourna alors vers les matérialistes de l’Antiquité tels qu’Épicure, qui avaient développé la conception atomiste de la matière. Dans Descartes, il critiqua, non la confiance en la raison, mais le fait que Descartes reconnaît que la pensée est à l’origine de tout, l’idée qu’il se fait de Dieu. Sa critique matérialiste devait préparer la voie au développement de la physique avec Newton, et au matérialisme français du siècle suivant.

Avec cet esprit de confiance dans la science qui caractérise la philosophie de Descartes, la science devait faire de grands progrès. Nous avons vu que Descartes lui-même, que Pascal enrichirent considérablement nos connaissances scientifiques. Avec eux, avec Fermat, avec le père Mersenne (1588-1648), qui jouait le rôle d’intermédiaire entre les savants à une époque où la presse scientifique n’existait pas encore, avec le géomètre Roberval, nous voyons là un monde scientifique d’une valeur exceptionnelle, constitué par toute une série d’hommes remarquables, qui, s’ils ne cultivent pour la plupart la science qu’en marge de leur profession, n’en sont pas moins les principaux fondateurs des mathématiques et de la physique modernes. C’est l’époque également où est construit l’Observatoire de Paris (1667-1672), qui attire les plus grands savants de l’époque. C’est l’astronome français Picard qui, en 1669 et 1670, fait la première mesure des dimensions de la Terre.

En 1628 est créé à Paris le Jardin du Roi, qui deviendra le Jardin des Plantes actuel. De nombreux botanistes l’illustrent, parmi lesquels Guy de la Brosse et Tournefort (1658-1708), qui classent soigneusement les plantes suivant leurs caractères distinctifs.

Toutes les sciences sont en progrès. Et l’étude de l’économie nationale n’échappe pas non plus à ce mouvement. La misère était grande dans le peuple, en contraste avec l’opulence des grands seigneurs. De grands et généreux esprits cherchent à comprendre la raison de cet état de choses et à prévoir les remèdes nécessaires. C’est Boisguillebert (1646-1714) qui est l’un des premiers économistes qu’ait possédé notre pays ; de nombreuses citations montrent l’étude approfondie que Marx en avait fait. Parmi les remèdes qu’il propose, il préconise la diminution des impôts indirects, la réforme de l’impôt direct. Il en est de même de Vauban (1633-1707), qui s’est par ailleurs acquis une réputation universelle pour les progrès qu’il a fait faire à l’art des fortifications. Au cours de ses voyages d’inspection, il amasse renseignements et statistiques ; il attribuait la misère du peuple aux gens de finance, aux collecteurs d’impôt, mais aussi aux privilèges. Pour y remédier, il proposait d’établir l’égalité de tous devant l’impôt, par une contribution unique : la Dîme royale. Son livre fut saisi et condamné ; son auteur disgracié mourut quelques jours après.

  1. Le mouvement de la terre.