La pagode de Chillambaran


Entrée du temple no 32, dit des Mille-Colonnes. — Dessin de H. Clerget d’après un dessin de M. le contre-amiral Paris.


LA PAGODE DE CHILLAMBARAN
(CÔTE DE COROMANDEL),


PAR M. LE CONTRE-AMIRAL PARIS,
DIRECTEUR DU DÉPÔT DES CARTES ET PLANS DE LA MARINE IMPÉRIALE.


1838-1844. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I


Considérations générales. — Les plaines de Coromandel. — Les monuments religieux de l’Inde et ceux de l’antiquité classique. Leur âge incertain.

Peu de pays présentent à l’examen du voyageur des monuments aussi grands et d’un style aussi original que ceux de l’Inde. Il était donc naturel de désirer compléter deux campagnes intéressantes, en examinant la plus célèbre pagode de la côte de Coromandel, celle de Chillambaran. J’en trouvai une première occasion, lorsque pendant son second et brillant voyage autour du monde, l’amiral La Place, alors capitaine de vaisseau, mouilla pour la seconde fois en juin 1838, sur la rade de Pondichéry avec la frégate l’Artémise. Quelque tristes que fussent pour moi les souvenirs du grand monument de Chillambaran, ils m’avaient laissé une telle impression d’admiration, que je proposai sa visite à l’ambassadeur de France en Chine, M. de Lagrenée, lorsqu’en 1844 je le ramenais à Suez après la signature du premier traité conclu par lui entre la France et le Céleste Empire. Cette seconde fois l’Archimède, que je commandais, vint de Pondichéry mouiller devant Porto-Novo, en vue des quatre grands portiques de Chillambaran qui, malgré leur distance de la mer de huit kilomètres, dominent de toutes parts les cocotiers et servent à diriger les navires pour éviter les bancs de roche de Cooleroon.

J’ai donc visité deux fois la pagode de Chillambaran, ce qui m’a permis de réunir un assez grand nombre de dessins pour en faire apprécier les détails, tandis que le plan sert à en montrer l’ensemble. C’est, je crois, ce qu’on a rassemblé de plus complet sur ce monument du génie et de la patience des Indous.

En partant de Pondichéry, la monotonie de la plaine sans fin de la côte de Coromandel et de ses palmiers clair-semés n’est interrompue que par la rencontre de quelques huttes en terre glaise aussi misérables que celles des noirs d’Afrique, et par la présence de chevaux en pierre ou en bois groupés à l’ombre des palmiers. Leurs formes ne sont pas plus souples et gracieuses que celles des joujoux d’enfants, et le plus grand est, dit-on, consacré à la divinité principale. Plus loin sont des statues posées sur des piédestaux trop peu élevés relativement à la dimension souvent gigantesque des figures : celles-ci sont assises dans la position que l’on donne ordinairement au Bouddha, les jambes croisées, ou l’une pendante et l’autre repliée sous le corps. Les formes sont arrondies, les extrémités grêles et les figures manquent d’expression ; le nez a l’air d’une pièce ajoutée après coup, et il est très-pointu, quoique les lèvres soient grosses. Les yeux sont arrondis et sortent trop de leur orbite. La coiffure ressemble à une mitre arrondie ; la tête, les oreilles, le cou, les bras et les jambes sont chargés d’une profusion de bijoux représentés en couleurs brillantes, tandis que les parties du corps laissées à nu sont peintes en blanc comme les piédestaux. La physionomie que j’ai cherché à décrire est en général celle de toutes les sculptures indiennes, et pour en compléter l’idée il suffit de dire qu’elles ont un air nonchalant et presque endormi, sans doute parce que le demi-sommeil est l’état de béatitude à venir. La plus grande de ces statues a au moins trois mètres cinquante centimètres à partir de la surface du piédestal et les plus petites sont un peu au-dessus de la grandeur naturelle. Elles sont construites en briques, comme celles des pagodes et sont couvertes d’un stuc moulé, qui ne dure qu’autant que la peinture extérieure est entretenue. Celles dont il est question paraissaient neuves. Je ne pus connaître le but de ces statues élevées ainsi au milieu des champs et sans être protégées par une enceinte. On me dit seulement que ce sont des Bouta ou dieux malfaisants. Le pays est toujours aussi monotone jusqu’à Gondelour, ancienne colonie française où se trouve maintenant un pénitencier indou et où nous séjournâmes fort peu de temps.

Une première visite de l’ensemble pour satisfaire l’élan de la curiosité, nous donna une idée générale de la pagode et m’amena à des réflexions dont il vaut mieux, je crois, faire précéder que suivre la description détaillée. Je fus d’abord frappé de la différence qui existe entre la disposition de nos édifices religieux, de ceux des anciens et de ceux de ces peuples. Il m’a semblé que dans l’antiquité, où il y avait des mystères, il n’avait pas été aussi nécessaire d’orner le sanctuaire peu fréquenté que l’extérieur laissé à la vue du public. Tout l’art des architectes s’est donc porté vers le dehors. Là s’élèvent d’élégantes colonnes et se montrent les sculptures des frises et des frontons. De plus, le choix admirable de la position augmente l’impression produite par ces édifices souvent placés sur des hauteurs et colorés de tous côtés par le brillant soleil de ces climats. Aussi rien de plus admirable que le Parthénon sur l’Acropole, et les colonnes blanches du Temple de Minerve sur le cap Sunium. L’effet de la Madeleine serait tout autre au sommet de la butte Montmartre qu’au bout de la Rue Royale ! Il m’a semblé au contraire que le christianisme, apportant une religion de charité égale pour tous et admettant ses fidèles aux mêmes cérémonies, avait dû nécessairement leur offrir de vastes salles, et c’est dans leur intérieur qu’il a concentré ses ornements éclairés par le jour coloré des vitraux. On le remarque dans les églises byzantines et même dans les mosquées, où l’absence de toute image n’exclut pas l’ornementation du sanctuaire. Un bois de palmiers ou de cocotiers aux feuilles pendantes, aux tiges grêles, semble être le type normal du style gothique ; celui-ci est la traduction en pierres de ce que la nature nous montre de plus élégant. Quand, à son coucher, le soleil pénètre sous l’impénétrable dôme de verdure d’un bois de cocotiers, quand il en éclaire çà et là quelques troncs et les bouts pendants des feuilles, on a un spectacle aussi remarquable par son élégance que celui des plus beaux édifices que le génie de l’homme soit parvenu à élever en l’honneur de Dieu. Dans l’Inde il y a des cérémonies ainsi que des mystères, et toutes les parties de la société sont divisées et très-inégales par leur instruction et leurs droits. Les brahmes sont seuls initiés à tous les mystères du culte, les autres castes approchent à peine du sanctuaire ; quelques-unes en sont totalement exclues, et la multitude n’aperçoit les statues de ses dieux, que pendant quelques cérémonies extérieures présentant de l’analogie avec nos processions. La division en castes s’oppose à la conversion à d’autres cultes ayant pour dogme l’égalité des croyants, puisque l’homme placé sur l’avant-dernier degré de l’échelle indoue, croirait déchoir s’il s’abaissait jusqu’à son voisin d’au-dessous, dont le simple contact est pour lui une souillure. Il faut séjourner dans l’Inde pour se faire une idée des superstitions de ces contrées, de leur bizarrerie et de la ténacité avec laquelle cette division tend à les conserver intactes.

La théogonie des anciens n’approche pas sous ce rapport de celle de l’Inde, où l’on ne trouve dans les caractères et les passions des divinités que des peintures grossières auprès de la poésie élégante de la mythologie occidentale. Il y a presque autant de différence sous ce rapport que sous celui des sculptures qui représentent les divinités des deux religions ; celles de l’antiquité classique excitent encore l’admiration, tandis que nous trouverions que l’aspect des autres est repoussant. Costumes, usages, professions, on pourrait même dire les idées elles-mêmes, n’ont pas changé depuis des siècles. Les invasions, les conquêtes ont été sans effet ; il faudra que le contact des Européens dure longtemps pour affranchir les castes inférieures, et alors il est probable que l’Indou aura pour ainsi dire disparu pour ne laisser sur le sol qu’une foule de travailleurs au profit des dominateurs étrangers. Si leur organisation est très-durable, d’un autre côté elle ne peut suivre celle toujours changeante des peuples venus de l’Occident. Admettant qu’elle existe dans une île isolée, elle durerait certes plus que toute autre. Mais l’Inde n’est pas dans cette condition, et elle devient plus que jamais uns vaste mine de coton, d’opium et de riz, qui a cela d’avantageux qu’on y trouve les travailleurs sur le sol de production, et qu’il ne sera jamais nécessaire d’importer des nègres dans un tel pays ; ils y croissent naturellement. La destinée du sectateur de Brahma est d’être dominé ; c’est une suite de son état social, on pourrait presque dire de son hygiène ; il l’a toujours été ; si maintenant nous sommes portés à le plaindre, ce n’est qu’en oubliant qu’il était jadis sous le joug musulman, le plus ignorant et le plus cruel qui existe ; l’exploitation de l’Indien par une nation intelligente et sage est relativement une ère de bonheur et de sécurité. Suivant une légende toute récente, mais fort répandue, ce serait là l’avis du dieu Çiva, qui un jour est apparu dans son sanctuaire le plus révéré, à Benarès, avec les traits, le teint, les favoris et le frac noir d’un fils d’Albion, pour déclarer que le gouvernement anglais n’est en réalité qu’une incarnation multiple de lui-même, incarnation rendue

PLAN GÉNÉRAL DE LA PAGODE.
indispensable par les dissensions séculaires et la faiblesse

de ses sectateurs.

Du reste, sans sortir du point de vue artistique, on comprendra par ce qui précède quelle influence ce système des castes a exercée sur la disposition des temples indous. J’ai cru remarquer quelle avait fait établir des sanctuaires secrets pour les premiers des adeptes, et qu’ils étaient séparés des enclos destinés aux classes moyennes, chaque enceinte éloignant davantage ceux que l’échelle sociale plaçait plus bas. La beauté du climat et sa chaleur ont permis de laisser de vastes espaces découverts en se contentant de galeries, et dans beaucoup de petites pagodes on a encore simplifié en se bornant à renfermer l’autel dans un enclos. Mais là où les idées superstitieuses se sont concentrées et où la libéralité des monarques a consacré de grandes ressources, on a déployé un grand luxe d’édifices de tous genres, de galeries, d’enceintes multipliées, et qui semblent éloigner de plus en plus la divinité principale des regards des castes inférieures. Mais on remarque aussi que tout le luxe architectural a été disposé pour ces castes, que c’est sur elles qu’on semble avoir cherché à produire le plus d’impression : car l’enceinte une fois franchie le grandiose s’atténue et s’efface, et nous verrons qu’après avoir traversé plusieurs enclos, on se trouve en présence de ce qu’il y a de plus mesquin dans la pagode ; c’est-à-dire du sanctuaire de la divinité : comme si les prêtres qui la desservent s’étaient dit qu’il était inutile de ménager des illusions pour eux-mêmes.


Portique de l’enceinte : Coupe et plan.

Divers auteurs donnent à cette pagode le nom de Challembrom, d’autres celui de Chillambaran ; cette dernière orthographe m’a paru se rapprocher davantage de la prononciation des Indous, en grasseyant les dernières syllabes. Elle est située dans une vaste plaine, à neuf kilomètres dans l’ouest de l’embouchure de la petite rivière de Porto-Novo, près de laquelle se trouve un haut fourneau qui est situé à vingt-cinq milles ou quarante-six kilomètres dans le sud de Pondichéry. On ne connaît pas l’époque de sa construction ; des légendes la font remonter aux temps fabuleux en s’appuyant sur des inscriptions en caractères inconnus maintenant ; mais dans ces pays on trouve des inscriptions qui, bien que récentes, ne sont plus intelligibles. Il y en a près de Delhy qui datent de 1200 de notre ère et ne peuvent plus être lues ; en Perse, le caractère sassanyde a été oublié avec la dynastie qui l’employait ; lorsque celle-ci fut expulsée, l’usage en fut prohibé. Les grandes révolutions politiques ont partout entraîné des proscriptions littéraires et ont effacé beaucoup des traces historiques, jusqu’à ce que l’imprimerie vînt donner au monde la garantie de son universalité. D’après les écrivains indous, un brahme qui avait lu sur cette pagode une histoire dont le manuscrit a été acquis par La Bibliothèque impériale, disait qu’elle avait été construite par trois monarques célèbres, et qu’elle avait été achevée l’an 400 du Kaly youga, ou quatrième âge des Indiens (617 avant Jésus-Christ). Les brahmes lui donnent plus d’antiquité et reculent sa fondation à 4640 ans avant l’époque actuele. Cette date est d’une exactitude très-douteuse ; mais il est certain que ces édifices et d’autres encore plus considérables, situés dans un rayon d’une trentaine de lieues, sont dus à un gouvernement puissant et à l’art avancé d’une époque dont il ne reste aucun vestige. On ignore combien d’années on y a consacré, quelles difficultés il a fallu vaincre dans un pays ignorant et auquel on ne connaît pas de machines, pour extraire, transporter et surtout élever de telles masses de pierre. L’immensité des travaux prouve depuis combien de siècles elle jouit d’une vénération, constatée par un passage du Sidâmbara Pourâna, qui, déclarant qu’un million d’aumônes à Bénarès, un million à Tiroupadi, deux à Koubayam, tout cela ne vaut pas plus qu’une seule faite à Sidâmbara, fait dire au roi de l’Univers, c’est-à-dire à Çiva :

« Je suis moi-même un des trois mille prêtres établis à Tilley, l’un des noms de Sidâmbara, ou Challembrom. »

Ces trois mille prêtres ont transporté, il y a plusieurs années, leur idole à Tirouvalour, ensuite à Négapatnam depuis que les musulmans et les Européens se sont emparés de leur ancienne pagode. Les brahmes disent que le 13 novembre 1755 le tonnerre tomba sur Sidambâra pendant un orage et frappa le sommet de l’une des pyramides. Les Indiens crurent que l’Isouara ou Çiva de Sidambâra avait apparu aux initiés la nuit d’avant sous la figure d’un jeune brahme, qu’il les avait éveillés pour déclarer qu’il ne voulait plus demeurer dans ce temple ; ils ajoutaient que l’éclair leur rappelait cette apparition. Les brahmes avaient certes raison d’évacuer leur pagode, tant elle avait été détériorée par les guerres plutôt que par le temps.


Vue de l’un des gombroons ou portique d’une pagode de Pondichéry. — Dessin de H. Clerget.

L’état des divers édifices prouve que s’ils ont été construits sous l’inspiration des mêmes idées, ils n’en ont pas moins des dates très-différentes. Les plus pauvres d’ornements paraissent être les plus anciens, mais l’énormité de l’ensemble et la similitude des parties ne laissent aucun doute sur la constance des idées de l’autorité qui les a élevées.

IL est probable que bien des générations y ont travaillé. Il s’y trouve des pierres qui par leur nature ont dû venir de plus de cent lieues, en traversant d’épaisses forêts et profitant peut-être d’une petite rivière pour une partie du trajet ; d’autres ont des dimensions qui rappellent celles qui étonnent en Égypte et dont le transport en Europe a été considéré comme un tour de force.

Ces immenses travaux amènent aussi à un autre genre de réflexion ; c’est à établir une comparaison entre les diverses causes qui ont entraîné les hommes à se réunir pour exécuter des ouvrages souvent gigantesques. En Égypte comme dans l’Inde, une théocratie puissante a dominé les peuples pendant des siècles : dans le premier pays elle a disparu, ne laissant que des pierres entassées et de la misère ; dans le second elle a prolongé jusqu’à nous son existence et ses priviléges sous des dominateurs étrangers. Elle a occupé ses peuples à créer et à embellir les objets du culte, sur lequel s’appuyait sa suprématie. À Rome, les vaincus ont été employés au même but ; mais la faiblesse de la religion, tombée presque dans le ridicule, a laissé les principaux efforts se diriger vers les vastes édifices, destinés aux dominateurs ou aux jeux barbares dont le peuple spoliateur du monde s’enivrait pendant sa dégradation. Vingt-cinq mille juifs amenés à Rome et y périssant pour construire un théâtre de scènes sanglantes, tel est le caractère de cette époque. Enfin le clergé chrétien, possédant seul quelque instruction et de l’unité pendant le moyen âge, attira vers lui la richesse et employa le travail des populations ainsi que le génie des architectes à produire les admirables édifices religieux et les cloîtres de l’art gothique.

De notre temps, nous voyons au contraire toutes ces constructions amoindries par les travaux dus à l’esprit d’association et à la recherche de tout ce qui en améliorant la situation matérielle de l’homme, tend à garantir les sociétés des horreurs qu’elles ont souffertes pendant les temps d’ignorance et de misère. Être utile aux autres et produire abondamment ce qui est nécessaire à chacun, est devenu, malgré une incertitude apparente, un but assez sûr et assez compris pour former des entreprises aussi multipliées que gigantesques, ou pour élever des constructions qui dans leur genre égalent si elles ne surpassent celles des siècles passés. La planète complétement connue, une force aussi puissante que docile créée pour ainsi dire avec la vapeur, et servant à fouiller son aliment dans la terre comme à produire tous les travaux qui exigeaient l’emploi de l’homme ou d’animaux qu’il fallait nourrir en nombre restreint ; — les vallées traversées, les montagnes percées, les isthmes canalisés, les déserts de l’Amérique et de l’antipode fertilisés et peuplés ; — des milliards dépensés en travaux par des compagnies, qui trouvent de l’argent dès qu’elles montrent un but utile à la généralité, tels que les chemins de fer, les canaux, les véhicules de toute sorte, l’éclairage des villes, et une foule de travaux divers ; d’autres millions enfouis en plusieurs reprises dans l’Océan, jusqu’à mettre le nouveau monde à quelques secondes de temps de l’ancien, et bientôt jusqu’à ce que la pensée fasse le tour du monde en quelques minutes ; — la lumière ne cessant d’éclairer nos longues nuits, les voyages devenus aussi rapides qu’ils étaient longs et pénibles, les nouvelles de chacun, volant sur les continents comme au fond des mers… voilà ce que le concours des bras, du numéraire et du génie de tous, crée, multiplie et vulgarise pour l’avantage du plus grand nombre !

C’est certes plus merveilleux, et surtout plus utile à l’humanité que tout ce que les anciennes sociétés avaient pu faire par l’oppression. La superstition élevant des pagodes, des temples, ou des pyramides, nous a laissé de quoi nous étonner ; mais l’aspect de ces merveilles nous donne le frisson à la seule idée des tristes et malheureuses époques qui les ont produites, et nous fait apprécier les bienfaits de notre temps, qui malgré ses imperfections, ses défaillances, ou ses vices, est bien celui du progrès, en dépit des regrets habituels du passé, du bon vieux temps, qui nous ferait horreur s’il revenait. Mieux valent certes des compagnies nous transportant au loin à bon marché ou nous apportant ce qui nous est nécessaire, tout en nous assurant des revenus, que des puissances apparentes ou occultes, nous forçant à construire des monuments pour le seul profit de ceux qui possèdent la force ou l’influence.

Quoique bien déchue, cette pagode est encore une des plus révérées de l’Inde ; les Anglais ont laissé d’assez beaux revenus aux brahmes encore nombreux qui la desservent ; mais ils ne sont plus trois mille comme au temps de leur splendeur. Lors de l’invasion de l’islamisme et des Européens, elle fut pillée et souillée à diverses reprises, et le départ de sa divinité principale put amoindrir la vénération. Cependant les idées enracinées par des siècles de croyance résistent à tout, et quoiqu’on y révère beaucoup d’autres divinités indiennes, Çiva est resté la principale, c’est-à-dire ce que nous appellerions la patron de la pagode.

Dans les diverses guerres de l’Inde, Chillambaran a vu plusieurs fois son enceinte servir de fortification après avoir été réparée et garnie de bastions. Ses portes sud, est et nord avaient été bouchées. Un mur en briques et crénelé avait été établi sur le haut de l’enceinte qui a un mètre et demi de large. Les Français, sous le commandement d’un M. de Villeneuve, s’y établirent en 1750 ; le temple des Mille-Colonnes leur servit d’étable ; ils le souillèrent en y faisant cuire du bœuf, et en établissant leur salle à manger dans le sanctuaire de Çiva. Une telle profanation à dû laisser des souvenirs, que les Anglais ont le bon esprit de ne pas susciter, car ils respectent beaucoup les usages et les superstitions de ce peuple, qui n’a d’énergie que pour défendre des croyances absurdes. Pour protéger les longs murs de l’enceinte, les Français construisirent aux quatre angles des tours, dont je ne me souviens pas d’avoir vu des traces ; mais le village voisin gêna leur défense et la garnison, composée seulement de soixante Français et de deux cents cipayes, se rendit après deux jours de résistance, le 19 mars 1760 ; ils avaient à défendre une enceinte de plus de seize cents mètres. Depuis cette époque elle a été restaurée, de nombreuses statues en stuc ont été réparées, et c’est une des pagodes les mieux conservées de l’Inde. Les Anglais, qui ont eu la sagesse de laisser aux Indous leurs croyances, se sont plu à maintenir la puissance des brahmes, qui excède encore celle des clergés européens aux époques où ils dominaient la société. Aussi faut-il leur permission pour entrer dans la pagode, et il y a des heures où ils défendent l’accès de plusieurs sanctuaires. Ce fut vers le soir, lorsque la pagode était presque déserte et qu’il n’y avait plus que des brahmes, qu’ils m’ont permis de pénétrer jusqu’au sanctuaire de Çiva.


II


La pagode de Chillambaran. — Son enceinte. — Ses portiques. — Statues des dieux. — Étang sacré. — Temple des Mille-Colonnes.

Après cette digression préliminaire arrivons au but indiqué par notre titre, à la Pagode de Chillambaran. J’extrais sa description de mes journaux tenus régulièrement pendant les campagnes de l’Artémise et de l’Archimède.

L’enceinte extérieure est formée par un mur de plus de dix mètres de haut ; épais à la base de trois mètres, il se rétrécit d’abord à la moitié et puis aux trois quarts de sa hauteur d’environ cinquante centimètres de chaque côté, de sorte qu’il n’a guère qu’un mètre d’épaisseur au sommet. Je le croyais entièrement en pierres de taille ; mais on me dit qu’il était en briques à l’intérieur. Il m’a paru en très-bon état. Je passai cependant près d’un de ses angles qui était endommagé ; c’était peut-être un vestige des tours rondes que dans son ouvrage sur l’Inde, intitulé Monuments de l’Indoustan, M. Langlès représente sur le plan de la pagode.

J’en ai dressé le plan (voy. p. 35) au moyen de deux promenades à pas comptés, faites dans les deux sens perpendiculaires, en notant les nombres toutes les fois que j’étais dans le plan d’une des faces d’un monument. Je pus rectifier ainsi les chiffres inscrits sur mes croquis dessinés du sommet de l’une des grandes portes, et je trouvai trois cent quatre-vingt-huit mètres pour les grands côtés et trois cent quarante pour les deux autres. M. Langlès donne quatre cent vingt-neuf et trois cent dix mètres. Malgré ces différences, on comprend l’étendue de cette enceinte, puisqu’elle a plus de huit encablures ou seize cents mètres de pourtour. Elle est entourée d’un chemin planté de beaux cocotiers. En se reportant au plan, on voit qu’elle n’est percée que par quatre ouvertures, qui m’ont paru dirigées vers les quatre points cardinaux. Celle de l’est est la seule qui soit surmontée des restes d’une de ces pyramides, qu’on m’a dit se nommer gombroon et qui forme le plus bel ornement des pagodes ; celle dont il s’agit est petite, en briques et presque en ruines. Les autres ouvertures ne sont à vrai dire que des interruptions du mur ; elles avaient été bouchées, excepté celle de l’ouest, lorsque les Européens ou les musulmans s’étaient fortifiés.

Vient ensuite une deuxième enceinte moins régulière et beaucoup moins élevée que la première ; elle est formée de belles pierres de taille là où elle est adossée à des galeries à un seul ou à deux étages, comme le plan l’indique. Ailleurs elle est en simples briques disposées en étages et en mauvais état dans plusieurs parties. La forme de cette enceinte est rectangulaire, excepté vers son angle nord-est qui s’allonge vers le nord. L’intervalle entre les deux murs ne renferme aucun édifice, il est rempli d’arbres et de cocotiers dont la belle verdure et le port élégant ajoutent à l’aspect des monuments et sert d’échelle de comparaison pour en apprécier la grandeur. Des murs peu élevés unissent les deux enceintes devant les portes et limitent le passage ; ils ont des longueurs différentes, car les deux enceintes sont loin d’être placées symétriquement l’une par rapport à l’autre. C’est à cette seconde muraille que se trouvent les grands gombroons.

Au moment où l’on quitte les allées de cocotiers, on se trouve en présence de ces énormes portes, monuments gigantesques dont rien ne donne l’idée en Europe et qui vus de près frappent autant d’admiration que lorsqu’en passant au large des bancs de Coleroon, on les suit des yeux pour régler sa route. Ceux de Chillambaran sont au nombre de quatre presque d’égale grandeur ; ils n’ont pas des positions respectives régulières, leur forme générale est un tronc de pyramide rectangulaire, reposant sur un grand parallélipipède en pierres de taille couvertes de sculptures ; tandis que toute la partie supérieure est en briques et ornée de moulures en stuc, disposées en sept étages. Le cahier sur lequel j’avais porté le nombre de marches de chaque étage et leur hauteur, ainsi que diverses dimensions, a été broyé dans un engrenage d’une machine à Porto-Novo ; de sorte que pour les dimensions, je dois recourir à l’ouvrage de M. Langlès, qui donne quarante-huit mètres de hauteur totale dont plus de dix mètres en pierres. La base a près de trente mètres dans un sens pour l’une des portes et vingt-six mètres pour les autres ; tandis que dans l’autre direction c’est seize et dix-huit mètres, c’est-à-dire cinq mille quatre cents mètres cubes ; la partie pyramidale a près de douze mille mètres, de sorte que le volume total serait au moins seize mille mètres cubes, s’il ne fallait en déduire le grand passage, les galeries et les voûtes intérieures. Il y a quelques différences entre les quatre portes, mais elles sont peu sensibles ; la plus grande est, je crois, celle de l’est et la plus petite celle du sud.

Ce qu’on peut nommer le soubassement a des côtés verticaux formant deux étages ou plutôt deux rangées séparées par des moulures et par des corniches ; le tout est couvert de sculptures bizarres que la photographie seule serait parvenue à reproduire assez rapidement. Dans le bas, chaque statue a une niche rectangulaire, mais jamais ronde au sommet : elle est assez profonde, entourée de colonnes et surmontée d’un fronton comme un petit temple spécial. Les divinités sont en pierre et présentent des statues ou des rondes bosses plutôt que des bas-reliefs. Toutes celles que j’ai regardées avec attention, m’ont paru être d’un seul bloc d’un grès fin et assez blanc. Quelquefois et comme pour augmenter la difficulté, elles paraissaient taillées dans la même pierre que la niche. Comme la plupart sont plus grandes que nature, on comprend quels blocs il a fallu transporter pour les produire. Elles représentent dans toutes leurs bizarreries les nombreuses divinités que la superstition indoue s’est plu à inventer. Les unes ont des têtes d’éléphant, d’autres de cheval, de bœuf, quelques-unes ont une douzaine de bras brandissant des armes ou des têtes coupées. Plusieurs, paraissant indifférentes et à moitié endormies, sont assises sur un coussin avec une jambe pendante et l’autre sous le corps. Elles présentent un aspect plutôt repoussant que religieux et propre à inspirer le respect ou l’amour. Chaque niche est ornée sur les côtés de colonnes ou de pilastres couverts de sculptures en arabesques ou plutôt représentant des personnages ; ces ornements, de même que les chapiteaux et les soubassements, offrent une variété que l’on ne rencontre que dans notre gothique. Il y en a de très-élégants et dont nos architectes trouveraient certainement à profiter. Beaucoup sont de forme carrée, avec une partie renflée sous le chapiteau, lequel après avoir eu la forme d’un coussin, s’évase, recouvert par une plaque carrée très-saillante. Les sortes de frise qui séparent les étages ou les surmontent sont arrondies, formant en saillie une sorte de gouttière et portant de nombreux écussons ornés de sculptures et disposés souvent en coquilles perlées sur tout leur contour. Ces écussons contiennent des statues ou des têtes de divinités. Il y a aussi des dessous de frise qui paraissent ornés d’une suite d’oiseaux grossièrement dessinés, entre lesquels cependant la pierre est très-fouillée.


Pagode de Chillambaran. Cour intérieure menant au vieux sanctuaire no 29. — Dessin de H. Clerget.

L’étage supérieur de la partie en pierre a une hauteur double du premier ; il est beaucoup moins orné de sculptures ; il y a même de grandes surfaces qui en sont dénuées. Au milieu, près de la porte, sont deux grandes niches en briques, accompagnées de trois autres de chaque côté. Elles sont beaucoup plus grandes que celles du bas et toutes renferment des divinités bizarres. Celles des niches centrales sont d’une dimension colossale. Il est malheureux que le voyageur et surtout l’officier de marine, toujours à court de temps, soit forcé de se borner à des généralités. Deux ou trois semaines passées dans cette pagode auraient à peine suffi pour récolter tous les détails curieux d’une architecture, qui, pour différer de tout ce que nous connaissons, ne manque pas cependant d’élégance. Décrire des sculptures n’en donne pas l’idée ; les dessiner une à une exigerait des mois.

La base dont il vient d’être question et qui est en pierre dans toutes les pagodes, se trouve traversée par la grande porte d’entrée dont la hauteur est d’environ huit mètres sur quatre mètres cinquante centimètres de largeur. La forme est rectangulaire et la portion supérieure est formée d’énormes pierres placées à plat sur des pilastres ou sur le sommet de quatre grands monolithes qui se retrouvent avec des dimensions différentes il est vrai, sous toutes les portes de pagodes. Au milieu du plafond est un carré entouré de quatre grandes pierres


Pagode de Chillambaran : Angle de cour, escalier et double galerie, dans l’enceinte no 47. — Dessin de H. Clerget d’après un dessin du contre amiral Paris.

horizontales comme des poutres, qui reposent sur le sommet

des quatre monolithes. Ceux-ci ont au moins neuf mètres de haut (en ne comprenant pas ce qui est sous le sol) sur soixante-dix centimètres de diamètre, et sans être comparables aux obélisques d’Égypte, ils étonnent cependant par leur masse et leur nombre ; chaque gombroon en a quatre. On dit qu’ils ont été extraits d’une carrière située à huit ou dix lieues, et il a fallu les transporter sur un terrain sablonneux, aucune communication par eau n’existant avec la carrière. Il n’y a que le fanatisme religieux de l’Inde qui ait pu, comme celui de l’Égypte, exécuter de tels travaux, encore faut-il supposer une science assez avancée, pour que la mécanique appliquée soit parvenue à concentrer
Coupe transversale de l’escalier du Ghaut ou étang sacré.
les efforts de beaucoup d’hommes. Quel que soit le nombre des bras, il faut des machines pour enlever de telles pierres, pour les transporter et surtout pour les dresser à leur place. Nous en avons eu l’idée lors de l’érection de l’obélisque de Lougsor sur la place de la Concorde. On admire beaucoup ce dernier travail : les Indous et les Égyptiens en avaient fait autant il y a bien des siècles.
Galerie double appuyée à l’enceinte intérieure. — Dessin de H. Clerget.
Mon daubachi ne put répondre à aucune de mes questions sur l’époque et les moyens employés pour la mise en place de ces pierres ; il en revenait toujours à ce que c’était si ancien, qu’il y avait des milliers d’années, et qu’on l’avait oublié. Ces constructions sont certes très-anciennes ; mais il faut se défier de l’exagération des Indous, Il n’y a qu’à lire le traité si remarquable de l’abbé Dubois sur les mœurs et la religion des Indous pour en être convaincu.

Les quatre grandes pierres dont il est question ne sont jamais sculptées (du moins dans les pagodes que j’ai visitées) ; peut-être est-ce pour montrer qu’elles
Spécimens de sculptures des piliers et colonnes de la grande galerie. — Dessin de H. Clerget.
sont d’une seule pièce, tandis qu’à côté vers l’intérieur, sont, de chaque côté, quatre pilastres divisés en neuf assises par des moulures contenant, au nombre de vingt-quatre, des niches remplies de figures en pied. Ces pilastres ont à leur sommet une saillie ou chapiteau de pierres de plus en plus saillantes qui en soutiennent d’autres figurant des poutres, entre lesquelles sont des caissons ornés de sculptures très-ouvragées. Toutes ces sculptures, quel que soit le sujet représenté, conservent le type général : des formes arrondies et des positions forcées. Elles ont toutes trait à la religion et reproduisent des divinités, des incarnations ou des danseuses.

De chaque côté des portes et entre les grandes pierres, sont percés des passages ayant une colonne élégante au milieu et une sorte de fenêtre au-dessus. On monte à cette ouverture par des pierres faisant saillie et servant de marches. Cette disposition est commune à toute les portes que j’ai vues près de Pondichéry et de Madras. La partie qui sépare la porte de la tribune qui la surmonte est ornée de moulures et d’écussons très-soignés ; il en est de même des statues qui surmontent le chapiteau. La pierre de la colonne est plus blanche que les autres ; ce n’est cependant pas du marbre. Les voûtes des quatre grandes portes diffèrent très-peu de style et d’ornements, seulement on voit par la couleur de la pierre et par des détériorations qu’il y en a de plus anciennes les unes que les autres. Quand on examine de près ce travail, comme celui de toutes les autres parties de la pagode, on trouve que la main-d’œuvre a dû coûter encore plus de temps et de peine que le transport des matériaux, pour qu’il ait été possible de les entasser de la sorte. Toutes les sculptures sont soignées, les arêtes des saillies comme des creux sont vives et nettes. Certes nos ouvriers sculpteurs ne pourraient s’empêcher d’admirer la perfection de ces travaux. La pierre employée est généralement grise tirant sur le bleu, comme le granit de Kersanton, qu’on a extrait des bords de la mer en Bretagne pour en faire le socle de notre obélisque de Lougsor, mais le grain en paraît plus fin et plus serré que celui de notre granit bleu. Les sculptures grossières et les pierres de bâtisse sont en granit un peu jaune, de même que les grandes pierres verticales. Je n’ai remarqué dans cette pagode, non plus que dans celles de Vilnour, de Pondichéry, de Trévicaré et de Moolivaram, aucune pierre qui ressemble au marbre. Enfin des deux côtés de la porte dont j’ai dessiné l’intérieur, c’est-à-dire celle du sud, se trouvaient deux niches profondes bâties en partie en briques et renfermant des statues trois fois plus grandes que nature et d’un travail très-fini. Celle de droite a une tête de femme dont les traits sont fort jolis, mais les poses très-forcées. Celle de gauche avait de nombreuses jambes et des bras dans diverses positions.


Chaîne d’une seule pierre décrite par M. Langlès. — Dessin de H. Clerget.

On pénètre dans l’intérieur du gombroon par une porte ornée de pilastres d’une seule pierre, longs, dit-on, de quarante-cinq pieds, dont dix-sept enterrés dans les fondations. Je n’y ai pas vu les fameuses chaînes en pierre qui dans la relation de M. Langlès figurent comme reliant des pilastres placés vis-à-vis l’un de l’autre et séparés par un espace de vingt-sept pieds ; leurs anneaux, d’environ vingt-deux pouces de circonférence, avaient six pouces et demi de diamètre extérieur et un pouce et demi d’épaisseur. Le travail semblait tel que pilastres et chaînes devaient avoir été pris dans un même bloc, monolithe d’au moins soixante pieds de long. Je ne saurais garantir qu’il n’existe pas de vestiges de ce tour de force de la patience indoue, mais je n’ai pu le découvrir.

Au-dessus de l’immense base que je viens de décrire, s’élèvent les sept étages qui forment un tronc de pyramide. Les six premiers se ressemblent, quoique placés en retrait l’un de l’autre. Chacune de leurs faces est percée d’une porte carrée servant à éclairer l’intérieur ; ces ouvertures se correspondent et ont une largeur proportionnée à celle de chaque côté dont les longueurs sont dans le rapport de 1 à 1 1/2 ou 1 à 1 3/4. Outre une frise, chaque étage a ses murs ornés de niches à colonnes dans lesquelles il y a des statues ; en s’élevant, les dimensions diminuent et les ornements changent un peu, comme la gravure peut en donner l’idée. Chacun aussi est garni à ses angles de petits édifices en saillie dont le nombre diminue en s’élevant. Tous ces petits temples, portés par le grand, auxquels ils semblent simplement accolés, sont mêlés de statues parfois beaucoup plus grandes que nature, faisant des gestes discords et portant des restes de peinture brillante. Le dernier étage à fenêtre diffère des autres en ce que les petits temples sont remplacés par deux statues dans des niches à colonnes surmontées de demi-cercles dentelés et à moulure, qui, placés au-dessus des statues comme une auréole, ressemblent à ces grossiers éventails en plume usités dans l’Inde. Le septième étage, qui a le même caractère sur tous les portiques de pagodes, est une sorte d’arche ou de maison à toit rond, à ardoises rondes ou pointues, simulées par le stuc et surmontées de ces boules aplaties, superposées et terminées par une pointe, qu’on remarque aussi sur les mosquées ; ces boules sent en stuc comme tout le reste ; elles étaient, dit-on, en or dans les temps passés. Au milieu de cet étage, sur les grandes faces, est un petit pavillon surmonté d’un demi-cercle à moulures variées, parmi lesquelles se dresse une tête à gros yeux et à oreilles relevées, laquelle a des pendants sur les petites faces de ce même étage. Ce sommet du monument est toujours surmonté par une figure hideuse et de grande dimension ; elle a une bouche énorme avec des dents aiguës, dont deux recourbées en manière de défenses, des oreilles pointues et sur la tête deux hautes cornes. Les yeux sont de grosses boules blanches très-saillantes et entourées de rouge et de jaune. Cette tête se trouve non-seulement au sommet des pagodes, mais sur toutes ces sortes d’écussons circulaires qui se remarquent au-dessus des moindres statues. Tous ces ornements en stuc sont très-espacés entre eux ; je n’ai vu nulle part de conduit pour les préserver des dégradations de la pluie, si ce n’est que le stuc est poli dans toutes les parties où l’eau pourrait séjourner. Ce manque de précautions diminue beaucoup la durée de ces figures, et celles que j’avais vues en bon état, presque neuves et avec leurs couleurs brillantes en 1838, étaient déjà déteintes, défigurées, éboulées en partie lors de ma seconde visite ; elles étaient presque dans l’état de la porte dont j’ai pu faire le dessin en 1838.

À cette époque, les quatre gombroons étaient à des degrés différents de vétusté ; celui du sud était complétement achevé, mais sans une seule figure ; les briques étaient empilées et disposées de diverses manières représentant le dessous de la construction, telles que les niches, les colonnes, les voûtes ; celui de l’ouest, réparé depuis peu, était complet, tous ses personnages étaient distincts, avaient leurs couleurs et celles des imitations de bijoux distribuées de toutes parts avec profusion. J’ai toujours regretté de n’avoir pas eu le temps de dessiner cette porte : il aurait fallu bien des heures pour suivre ces mille détails et pour noter une pareille variété de couleurs. Là se trouvait tout l’Olympe indien : Brahma avec ses cinq têtes et ses quatre bras, tenant dans une de ses mains un rouleau de papier et assis avec une jambe pendante et l’autre sous le corps ; Vichnou, de couleur bleue et assis sur les replis d’un serpent dont les cinq têtes le couvrent comme un dais ; Çiva, blanc, livide, avec la tête hideuse dont je viens de parler. Parmi les statues sont les nombreuses incarnations de Vichnou, lorsqu’il se transforme en poisson, en tortue, lorsqu’il a des flammes sur la tête. D’autres divinités ont des trompes d’éléphant,
Pagode de Chillambaran : Chapelle du Taureau sacré (no 44 du plan). — Dessin de H. Clerget d’après un dessin du contre-amiral Paris.
l’une d’elles est montée sur un perroquet. Il y en a qui ont cinq et jusqu’à dix têtes et de quatre jusqu’à dix-huit bras, tenant tous des armes ou des symboles ; les unes sont noires, rouges, vertes, bleues ; quelques-unes couleur de chair. Toutes ces statues ont leur tête couverte d’une mitre pointue, quelquefois à plusieurs étages, peinte en or ou en couleurs jouant les nuances des pierres précieuses ; toutes ont plusieurs bracelets au-dessus du coude comme au poignet et aux chevilles des pieds, ainsi que des grandes boucles non-seulement au lobe, mais sur tout le pourtour de l’oreille. Les femmes n’ont généralement pas de symboles et de bras multipliés comme les dieux, cependant plusieurs portent la mitre ; elles ont le costume actuel, c’est-à-dire la petite veste courte et la pièce d’étoffe tournée autour du corps et partant d’une hanche pour couvrir la poitrine en passant par dessus l’épaule opposée. Elles ont de ces grands anneaux ornés de pierreries que les femmes actuelles portent dans les narines, et souvent la pierre verte dont l’anneau passe dans la cloison du nez et pend sur la gouttière nasale.

L’étude de cette porte eût été un cours de théogonie indoue ; mais elle aurait exigé une gravure d’un format bien plus grand que celui du Tour du Monde, et, pour en donner une idée, j’ai dû me borner à représenter une petite pyramide, toute neuve, qui en est comme la miniature. Elle est située dans la cour de la pagode de Pondichéry ; ses figures sont faciles à distinguer, et pour apprécier suffisamment d’après elle les détails de celle de Chillambaran, on n’aura qu’à se figurer la différence de proportions existant entre cinquante mètres et six ou huit, entre le nombre de figures qui couvrent cette pyramide et les milliers qui hérissent les faces de celle de Chillambaran. On aura peut-être ainsi une idée de l’immensité du travail de détail de ces parties exposées aux yeux du public. Jadis des boules de cuivre toujours brillantes formaient des ceintures autour de ces pyramides et brillaient au soleil ; on avait


Pagode de Chillambaran : Ghaut où étang sacré. — Dessin de H. Clerget d’après un dessin du contre-amiral Paris.

soin de les nettoyer tous les ans pour leur donner le

brillant de l’or.

Les portes pyramidales de Chillambaran sont les plus grandes que j’aie vues : mais la même disposition existe pour les plus petits temples. On s’arrête longtemps à les contempler, et on fait bien : car à peine sont-elles franchies que l’étonnement cesse, on ne voit plus rien qui surprenne. À Chillambaran, cette impression est diminuée par la grandeur réelle de plusieurs édifices ; mais dispersés sans ordre sur une vaste surface dallée, ils exigent l’examen pour attirer l’attention. Le plan que j’en ai dressé sert à en donner les positions et les dimensions respectives. Leurs numéros se rapportent à la légende et permettent de se référer aux détails que je puis donner et à suppléer à ceux qui exigeraient un cadre plus large que celui-ci.

L’intérieur de la seconde enceinte contient, outre trois grands groupes principaux de chapelles un grand nombre de petites pagodes dispersées çà et là, sans ordre architectural, un de ces ghauts ou étang sacré, sans lesquels, aucun édifice religieux et même aucun bourg ou hameau ne serait complet dans l’Inde ; car toutes Les castes soumises aux lois de Manou sont astreintes à de nombreuses ablutions quotidiennes. Le ghaut de Chillambaran est un quadrilatère de cent mètres sur soixante-quinze, encadré sur tout son pourtour par un large escalier de granit surmonté d’une galerie presque toujours double, comme l’indique la section que j’en donne page 42. Rien de plus curieux que l’aspect de ces piscines, le matin, alors que les Indiens, drapés d’étoffes légères, y viennent silencieux, recueillis, en se frottant dévotement les dents avec une racine prescrite, tandis que de l’autre main ils portent le petit vase de cuivre et la cendre de bouse de vache, indispensable à leurs actes de dévotion. Arrivés sur le bord de l’étang, ils font de nombreuses prières, s’agenouillent et se prosternent à diverses reprises ; ils se découvrent et ne gardent qu’une sorte de grand mouchoir tourné autour des reins. Alors ils vont se baigner, répètent des prières et se versent de l’eau sur la tête et sur les bras avec leur pot de cuivre. Quand ils sont sortis de l’eau et séchés, ils retournent à leur natte, se prosternent encore et prennent sur trois de leurs doigts de la cendre de bouse de vache pour tracer, trois par trois, des lignes horizontales sur leur front, quelquefois sur leurs joues, sur les bras au-dessus du coude et sur la poitrine. Alors ils retournent chez eux.

Je vis une fois, dans une des pagodes secondaires, les brahmes occupés à faire des guirlandes de fleur de jasmin et à placer leurs nombreuses lampes. Il y avait beaucoup de sculptures, de lampes en cuivre de formes très-variées et souvent gracieuses. Le désir de faire du mystère a naturellement amené les brahmes à se confiner dans un réduit, où l’on n’arrive qu’après avoir passé au moins six portes dont quatre dans des enceintes élevées. On dirait vraiment qu’à mesure qu’ils se sentent plus chez eux, ils savent qu’il n’y a pas besoin d’en imposer au public et ils se laissent même aller à une grande négligence : car plus on avance moins on trouve de soin et de propreté. C’est dans l’un de ces sanctuaires que l’on conserve le trésor de la pagode, qui jadis a eu des valeurs énormes et peut-être fabuleuses. On dit qu’il monte maintenant à deux lacs et demi de pagodes, c’est-à-dire 1 721 250 francs. Outre l’argent monnayé, il se compose de nombreux bijoux employés à couvrir les idoles et à orner les bayadères, pendant les jours de fêtes et les processions. Ils n’ont pas d’autre but : car les brahmes ne portent jamais d’ornements, sauf de petites boucles d’oreilles très-courtes et ornées d’une petite pierre précieuse. Quoique très-forte, cette somme n’est probablement pas exagérée, tant les habitants ont de goût pour les bijoux, au point que l’on prétend que l’Inde possède peut-être presque autant de valeurs de ce genre qu’une grande partie du reste du monde. C’est surtout à Bombay qu’on a l’idée de cette manie des Orientaux de se couvrir de bijoux et de cacher souvent de jolies femmes sous des réseaux de colliers et de bracelets. Les enfants eux-mêmes en sont chargés, dès qu’ils ont quitté la mamelle, et les perles sont payées à des prix qu’on trouverait fabuleux chez nous. On me dit que la pagode possède en outre de vastes propriétés et des redevances : il faut en effet de grands revenus pour entretenir de nombreux desservants et d’aussi vastes édifices. Si le climat est moins destructeur que le nôtre, il faut néanmoins entretenir les stucs et surtout lutter contre les herbes et contre les multipliants qui déchausseraient bientôt toutes les pierres. Les Anglais ont eu le bon esprit de respecter les biens des brahmes et de ne pas se faire des ennemis des membres d’une caste aussi influente ; ce qu’ils auraient pris n’aurait pas valu les difficultés qui en seraient résultées. Des coutumes et des superstitions des Indous, ils n’ont combattu que le sutty ou meurtre des veuves, et l’infanticide. Ils laissent les pagodes faire des dépenses considérables et déployer un grand luxe lors de leurs fêtes, qui attirent les populations voisines auprès d’eux.

En 1844, je pénétrai un peu avant la nuit dans un sanctuaire (no 29 du plan). C’est la partie la plus ancienne de toute la pagode, elle a des colonnes d’un type à peu près semblable à toutes celles des autres édifices ; leurs formes sont très-variées, comme si elles provenaient des ruines de différentes bâtisses ; les sculptures sont en partie effacées par le temps ou par des couches de chaux. Elles portent trois à quatre pierres superposées de plus en plus larges ; sur les bouts des plus hautes reposent de longues pierres qu’on prendrait pour des poutres servant à supporter les grandes dalles de la couverture ; c’est en pierre une disposition qu’on rencontre exécutée avec du bois dans les autres pays ; dans cette galerie se trouvaient divers ustensiles, entre autres un grand vase en pierre sculptée. Au bout de la colonnade, quelques marches montaient au sanctuaire où je pus voir une statue de demi-grandeur, dorée avec soin et brillante, dans laquelle je crus reconnaître Vichnou couché sur son serpent, et entouré de fleurs et de guirlandes de jasmin ; de nombreuses lampes, pleines d’huile de coco, brûlaient dans ce réduit et devaient en faire un séjour fort peu agréable, tant à cause de la chaleur que de la fumée de toutes ces mèches aussi primitives que celles des anciens. Lorsque la nuit vint, les brahmes arrivèrent nus jusqu’à la ceinture, ayant leurs raies de cendre de bouse de vache récemment faites sur le front, sur la poitrine et sur les bras. Quelques-uns me parurent frottés de safran ; ils se mirent en rangs des deux côtés de la galerie, pendant que d’autres se prosternaient devant l’idole, et ils se couvrirent la tête avec leur écharpe en cotonnade, presque aussi légère que la mousseline ; une cloche voisine se fit entendre et bientôt ils se mirent à chanter d’un ton un peu nasillard, mais avec beaucoup d’ensemble. Ceux de droite répondaient alternativement à ceux de gauche, et il me parut que leur chant avait beaucoup d’analogie avec celui des psaumes. Plusieurs fois ils se prosternèrent tous. La nuit était venue et les lampes seules éclairaient cet intérieur à l’aspect sauvage. Aussi je fus impressionné de voir célébrer avec autant d’ordre et d’attention cette cérémonie se rapprochant tellement de celles de notre pays. Je courus en vain pour appeler quelqu’un qui pût noter cet air, et en revenant pour tâcher de le retenir en l’imitant, je trouvai une porte fermée et ne pus approcher du sanctuaire, où les chants continuaient. L’illusion était cependant un peu détruite par l’odeur infecte de l’huile de coco fumante et du beurre rance, mélangée à celles des fleurs dont les brahmes couvrent avec profusion leurs divinités. Ils ont soin aussi de passer des guirlandes de jasmin au cou des visiteurs européens et de leur donner une fleur de lotus. Ils font un grand usage du beurre fondu, pour frotter certaines parties des idoles, ou les colonnes, et enfin pour entretenir les lampes, parce que le beurre est une des substances les plus agréables à la divinité. J’ai été frappé de ne pas voir une seule fenêtre à tous les sanctuaires dont j’ai pu approcher. Comme celui du Saint-Sépulcre et de la grotte de la Nativité à Jérusalem, ils ne reçoivent de jour et d’air que par la porte, et celle-ci étant fréquemment fermée, il faut l’insensibilité des statues pour supporter l’atmosphère de ces cryptes.

Ce fut aussi dans l’une des pagodes obscures que je rencontrai des albinos aux yeux rouges et à la peau d’un blanc blafard, parsemée de fortes taches de rousseur. Ils sont très-respectés dans l’Inde. L’un de ceux que je vis portait le cordon de brahme. Ils craignent la clarté du jour et se tiennent dans les lieux obscurs.

L’une des trois principales chapelles intérieures renferme une idole de pierre consacrée au dieu des petits animaux domestiques. Si un de ces animaux, oiseau ou quadrupède, touche quelqu’un, c’est un mauvais augure qui exige un don à l’idole pour être détourné. La seconde chapelle est celle de Vichnou (dont j’ai parlé). Dans la troisième il n’existe aucune figure, cinq piliers en bois de Sandal en décorent l’entrée ; suivant les uns, ils désignent les cinq éléments dont l’air est le cinquième, le vent le quatrième : suivant d’autres, c’est l’emblème des cinq classes de prêtres. Dix-huit autres piliers du même bois placés devant la grille, représentent les dix-huit Pourânas ou poëmes cosmogoniques des Indous. Un trône plaqué d’or est au fond du sanctuaire : il est couvert d’un rideau de soie violet foncé ; la divinité y réside, quoique invisible. Ce rideau se nomme le Mystère impénétrable, ou le Saint des saints, et couvre ce qu’on appelle la splendeur de la grâce, c’est-à-dire l’Être suprême, infini, invisible, cause première, Bramh, à qui rien n’échappe, qui ne peut être représenté d’aucune manière et que Brahma lui-mème adore. Quatre piliers représentant les quatre Védas ou livres de la loi soutiennent ce rideau, aux côtés duquel sont six autres piliers représentant les six Sastras qui contiennent toute la science divine et humaine. Derrière le rideau est une estrade élevée de cinq marches, rappelant les cinq voyelles Pantchatcharas, ou les cinq syllabes sacrées. À l’entrée de la chapelle sont deux statues de portiers et un serpent en porphyre brun ; le serpent symbolise le principe et la fin de toutes choses. Cette chapelle, couverte en cuivre, est surmontée de neuf boules dorées, indiquant les neuf ouvertures du corps humain ; d’autres croient y reconnaître le symbole des neuf grandes déesses, ou des neuf avatars ou incarnations de la divinité ; le nombre des chevrons de la toiture (soixante-quatre) est égal à celui des arts et métiers et les vingt et un mille six cents tuiles au nombre de fois que l’homme doit respirer dans un temps marqué. La grille de la chapelle est formée de quatre-vingt-seize barreaux, par allusion aux quatre-vingt-seize manières philosophiques de dépeindre l’homme ; tout est symbolique dans les pagodes.

Les édifices les plus remarquables de l’intérieur de Chillambaran s’élèvent sur les grands côtés de l’étang sacré : au nord-est la belle galerie portant sur notre plan le no 44, et au sud le grand temple hypostyle que j’ai nommé des mille colonnes. Autant le premier de ces monuments se recommande par la hardiesse de son architecture et le fini de son ornementation, dont les spécimens de sculpture insérés page 42 peuvent donner une idée, autant le second étonne par ses dimensions colossales. C’est un rectangle long de cent trois mètres sur soixante-quatre de large et douze mètres cinquante centimètres de hauteur, recouvert d’une terrasse soutenue par une véritable forêt de colonnes, formant entre elles de longues galeries obliques ou droites. Une promenade à pas comptés dans ce quinconce de monolithes, m’a permis de dénombrer mille soixante-deux colonnes, sans compter les piliers de l’extérieur, qui ne sont pas moins de trente-six ou quarante. Les colonnes sont loin d’être toutes travaillées avec le même soin. Elles m’ont paru faites d’un seul morceau d’une pierre dure, à grain fin, de couleur d’ocre. Partout le comble est formé de grandes pierres mises à plat sur celles qui, portées par les colonnes, figurent des poutres. L’imagination est étonnée en songeant à la masse de pierres extraites de carrières lointaines, puis transportées et travaillées pour former un tel ensemble, et il a fallu la puissance des superstitions indoues, pour amener des hommes, naturellement paresseux, à exécuter un travail aussi gigantesque et dont fort peu approchent parmi ceux de l’antiquité ou des temps modernes.

Chillambaran, comme tous les centres de la dévotion brahmanique, a ses processions solennelles. Ici elles ont lieu la nuit plutôt que le jour, et je n’ai rien vu de plus scénique, de plus artistique, que celles qui se promènent ainsi sous les cocotiers des rues de Pondichéry. Dans l’une d’elles la divinité trônait sur un échafaudage de sept ou huit mètres, entièrement jonché de fleurs de jasmin, dont le blanc, éclairé par les torches et les lampions se détachait sur le fond obscur du ciel ou des arbres. Vingt ou trente hommes portaient sur leurs épaules cette sorte de châsse. Ils étaient précédés de quatre éléphants dominant la foule sur laquelle ils secouaient leur trompe et leurs oreilles. Venaient ensuite des brancards en treillage supportant des vases dans lesquels brûlait de l’écorce de cocotier, dont la flamme étincelante et inégale éclairait le dessous des arbres et changeait à chaque instant l’aspect des lieux environnants ; d’autres hommes avaient, au bout d’un long bâton,
Chillambaran : Galerie et sanctuaire (voy. p. 46). — Dessin de H. Clerget.
des torches de même matière ou de coton imbibé d’huile de coco. La foule, accourue de toutes paris, se pressait sans ordre ni décence ; mais, avec ses vêtements blancs ou de couleurs brillantes, elle formait, sous les jets de lumière des torches, les groupes les plus pittoresques. Les cocotiers qui dominaient cet ensemble, éclairés par-dessous, offraient des variétés infinies de formes et de nuances dans les dispositions de leurs élégantes feuilles recourbées en panaches. J’ai vu peu de spectacles plus saisissants et plus féeriques. J’ai regretté souvent que les habiles artistes décorateurs de nos théâtres, ne puissent avoir une idée de cet ensemble pour le reproduire sous nos yeux. Certes, si nos grandes scènes venaient à emprunter quelques sujets à l’Inde antique ou moderne, un voyage spécial pour étudier ces fêtes nocturnes vaudrait la peine d’être fait. Mais entraîné par le souvenir qui m’en est resté, j’oublie que conter ce qui a jadis excité l’intérêt le plus vif, produit rarement le même effet sur celui qui ne peut en juger que par un récit incomplet.

Contre-amiral Paris.