La nouvelle aurore/Première partie/8

Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 169-171).

CHAPITRE VIII

— Ainsi vous retournez en Angleterre ? demanda le P. Adrien à monsignor Masterman.

Tous les deux étaient assis, en compagnie du P. Jervis, dans le parloir du couvent français de Bénédictins où demeurait le jeune moine anglais.

— Oui, nous partons dès demain soir, répondit monsignor. Je me sens beaucoup mieux, et il faut que je reprenne mon travail. Mais vous-même ?

— Moi, répondit tranquillement le P. Adrien, je vais rester ici pour achever la révision de mon livre.

L’homme qui avait perdu sa mémoire n’avait pas cessé d’emmagasiner des impressions décisives, pendant les trois jours passés. Il y avait eu d’abord le cas de la jeune fille allemande. Elle avait été examinée par les mêmes médecins qui avaient signé une attestation détaillée de son état, quelques heures avant sa guérison ; et le résultat du nouvel examen avait été aussitôt transmis par le télégraphe à tout l’univers civilisé. La fracture se trouvait complètement réparée ; et bien que la jeune fille se sentît encore un peu faible, après sa longue maladie, les forces lui revenaient presque d’heure en heure. Puis il y avait eu le cas du paysan russe. Lui aussi, il avait recouvré la vue, mais non pas instantanément ; elle lui était revenue par degrés. Le troisième jour seulement, il avait enfin été déclaré guéri, après avoir subi les épreuves ordinaires dans une des salles d’examen.

Mais cette découverte même ne laissait pas d’inquiéter le prélat. Car il commençait à se demander s’il n’y avait pas encore d’autres découvertes en réserve pour lui, issues des principes qu’il venait de percevoir. Il se demandait, par exemple, de quelle manière l’Église traitait ceux qui se refusaient à reconnaître ses titres, ces individus ou ces groupes isolés qui, çà et là, s’accrochaient encore aux vieux rêves du siècle précédent.

Quelques phrases prononcées par le P. Adrien le tirèrent soudain de sa rêverie.

— Je vous demande pardon, dit-il. De quoi parliez-vous ?

— Je disais que les nouvelles d’Allemagne étaient des plus mauvaises.

— Et pourquoi ?

— Les catholiques de là-bas redoutent des troubles. L’empereur s’est décidément refusé à tenir compte du miracle de la jeune servante, à laquelle il s’était d’abord intéressé, et les socialistes de Berlin sont en train d’exiger des mesures contre ceux qu’ils appellent les promoteurs de la « supercherie »… Mais il est temps pour moi de rentrer, dit le P. Adrien en se relevant. Regardez, voici que les cérémonies de la journée viennent de finir !

Par la fenêtre du parloir, les trois prêtres virent en effet les lumières qui remplissaient la vaste place s’espacer et s’éteindre peu à peu, à mesure que les divers groupes de fidèles s’éloignaient pour le repos de la nuit. Tous ces fidèles avaient souhaité bonne nuit à leur Mère, dans la grande ville française qui exhalait le vivant parfum de la petite bourgade de Nazareth ; ils avaient chanté leurs remerciements, déposé humblement leurs prières. Maintenant, l’heure était venue d’aller dormir, sous la protection de Celle qui était à la fois la Mère de Dieu et des hommes.

— Allons, bonne nuit ! dit le P. Adrien.

Et, pendant que le P. Jervis reconduisait le jeune moine, l’homme qui avait perdu la mémoire se plongea, de nouveau, dans sa rêverie.