La nouvelle aurore/Deuxième partie/1

Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 172-185).

SECONDE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

I

Monsignor Masterman se tenait assis dans son cabinet, à Westminster, s’occupant à dépouiller son courrier.

Une semaine s’était écoulée depuis son retour, pendant laquelle sa convalescence avait fait des progrès extraordinaires. Son visage même attestait ces progrès. Nulle trace désormais du regard effaré et misérable avec lequel, naguère, il procédait à la découverte d’un monde entièrement aboli pour lui par le fait de son amnésie. À ce regard avait succédé, maintenant, le coup d’œil vif et pénétrant d’un parfait dignitaire ecclésiastique.

Non pas que sa mémoire eût pleinement achevé de lui revenir. Toujours encore, derrière son brusque réveil dans Hyde-Park, toute son histoire passée lui apparaissait comme un vide bruineux d’où émergeaient par instant des visages, des yeux, ou même des paroles, tout cela profondément impossible à contrôler. Mais du moins lui-même et ceux qui l’entouraient avaient l’impression de constater, chez lui, une facilité merveilleuse à retrouver et à rassembler les fils brisés de son souvenir. Il avait passé trois ou quatre jours, après son retour à Lourdes, enfermé en tête à tête avec le P. Jervis ou avec le cardinal, et ces quelques séances lui avaient suffi pour le mettre en état de reprendre son ancien travail, avec l’assistance de ses secrétaires. Aussi bien tout le monde avait-il été informé de la crise nerveuse qu’il avait eu à subir, de telle sorte que personne ne songeait à s’étonner, dans les rares occasions où son manque de mémoire devenait trop sensible.

L’état général des affaires dont il avait pris connaissance n’avait fait, d’ailleurs, qu’aggraver sa surprise des jours précédents. Il avait découvert, par exemple, que son titre de secrétaire du cardinal faisait de lui un personnage extrêmement important dans le royaume. Il ne s’était pas encore beaucoup risqué à des entretiens privés, se bornant à être témoin de ceux de son véritable maître, le cardinal : mais sa correspondance lui montrait assez combien son opinion était recherchée de ceux-là même qui se trouvaient à la tête du gouvernement de l’Angleterre. Il y avait, en particulier, beaucoup à faire pour régler la question des rapports de l’Église et de l’État : car l’on entendait bien que l’Église, représentant le sentiment religieux de la nation, aurait dorénavant à prendre sa part de toute mesure politique de quelque importance. Pareillement, la question de la restitution des biens de l’Église donnait lieu à toute espèce d’arrangements et de compensations. Et puis il y avait la question des nouvelles lois scolaires ; et c’était précisément à celle-là que monsignor Masterman se proposait de consacrer la matinée de ce jour d’été où nous le retrouvons assis dans son vaste cabinet de Westminster.

Soudain retentit l’appel très doux d’un timbre ; et l’un des secrétaires du prélat, installé devant la grande table voisine de la fenêtre, appuya un récepteur contre son oreille. Puis, se tournant vers son maître :

— Son Éminence désirerait causer un moment avec vous, monsignor ! dit-il.

Quelques instants après, le cardinal accueillait son collaborateur avec sa souriante bonté habituelle.

— Ah ! bonjour, monsignor ! C’est cela, asseyez-vous ici ! J’aurai à vous entretenir d’un sujet des plus importants. (Tout en parlant, le vieux cardinal s’était mis à jouer avec des plumes répandues sur son bureau.) Oui, un sujet d’une importance extrême, et sur lequel il faut que nous conservions le silence le plus complet. La chose peut se trouver ébruitée, d’un moment à l’autre : mais la moindre indiscrétion de notre part risquerait d’entraîner des suites fâcheuses. En un mot, voici ! J’apprends, d’une source très sure que l’empereur d’Allemagne se refuse décidément à devenir catholique, et compte donner désormais son plein appui aux tendances révolutionnaires de la libre pensée. Il le fait surtout, croit-on, par crainte des socialistes, tout-puissants dans son empire ; et l’on se demande même si la triste attitude qu’il adopte suffira vraiment à lui éviter une catastrophe dont l’appréhension a neutralisé toutes ses velléités de retour à la foi. En tout cas, la nouvelle de cette résolution imminente de l’empereur d’Allemagne implique, à peu près infailliblement, la menace d’une prochaine persécution des catholiques de là-bas ; et j’ai bien l’idée que cette persécution allemande, à son tour, contraindra le reste de l’Europe à prendre enfin les mesures nécessaires pour se délivrer, au moyen d’une transplantation en masse, des socialistes agnostiques et ouvertement antipatriotes dont la présence parmi nous a toujours été tolérée jusqu’ici. Il y aura là, pour nous, à nous pourvoir de tout un système de défense nationale et sociale dont il sied de préparer, dès maintenant, le projet. Veuillez donc, cher monsignor, me mettre par écrit vos vues sur ce point, ainsi que celles de votre entourage !

Le cardinal parlait d’une voix tranquille et très suffisamment diplomatique : mais monsignor pouvait voir sans peine combien profonde avait été l’impression produite sur lui parla grave nouvelle. Le fait est que la chrétienté tout entière avait profondément espéré, jusque-là, cette conversion de l’empereur d’Allemagne qui, si elle s’était produite, aurait eu pour effet de supprimer l’unique obstacle sérieux à l’organisation catholique du monde. Maintenant, toute cette espérance s’écroulait, et force allait être au monde chrétien de se mettre en quête d’un nouveau plan, à la fois pour son organisation définitive et pour sa préservation d’un danger devenu soudain très inquiétant.

— Et vous, monsignor, comment vous sentez-vous ? demanda ensuite le cardinal, avec son sourire paternel.

— De mieux en mieux, Éminence.

— Vous ne sauriez croire combien j’en suis ravi, reprit le cardinal. Le fait est que vous me semblez avoir entièrement reconquis votre autorité et votre maîtrise de naguère. Je l’écrivais précisément à Rome, ce matin même.

— II y a encore bien des détails qui me troublent, Éminence.

— Bah ! tout cela aura vite fait de revenir, dit en souriant le cardinal. Les principes seuls importent, et là-dessus vous n’avez plus rien à apprendre. Mais il ne faut pas que je vous retienne. Je n’oublie pas que vous devez être à la cathédrale dans un instant.

— Oui, Éminence. Nous avons presque fini nos arrangements. Tous les moines sont ravis. Mais la réinstallation officielle à Westminster ne pourra avoir lieu que le mois prochain.

— Voilà qui est parfait ! Allons, monsignor, à ce soir !

II

Monsignor Masterman était assis à sa table de travail, quelques soirs plus tard, lorsqu’on vint lui apporter la carte d’un visiteur ; et presque au même instant le vieux P. Jervis frappa vivement à sa porte.

— Puis-je vous dire un mot en particulier ? — demanda-t-il, en jetant un coup d’œil aux deux secrétaires, qui sortirent bientôt de la chambre.

— C’est au sujet de cet homme dont on vient de vous remettre la carte, reprit alors le P. Jervis. Je l’ai vu entrer, tout à l’heure, et je me suis demandé si vous étiez renseigné sur son compte.

— M. Hardy ?

— Oui, James Hardy.

— Ma foi, je sais seulement qu’il n’est pas catholique, et que c’est quelque chose comme un politicien.

— Ce Hardy, voyez-vous, c’est incontestablement l’homme le plus habile de tout le parti opposé à l’Église. Lui-même est un parfait matérialiste. Il n’y a pas le moindre doute que notre gaillard, ayant eu vent de votre maladie, est venu voir s’il ne pourrait pas tirer quelque chose de vous. Il est infiniment souple et insinuant, infiniment dangereux. Je ne sais pas quel sujet l’amène ici : mais vous pouvez être sûr que c’est quelque chose d’important. Peut-être s’agit-il des ordres religieux, ou du décret réorganisant la vie officielle de l’Église ? En tout cas, vous pouvez en être certain, le personnage ne s’est pas dérangé sans quelque motif grave. Et j’ai pensé que, à tout hasard, je ferais bien de vous rappeler avec qui vous allez avoir affaire.

Le vieux prêtre se releva.

— Je vous en suis bien reconnaissant, mon père ! répondit monsignor. Et puis, y a-t-il encore autre chose ? N’avez-vous pas quelque nouvelle à m’apprendre ?

Le P. Jervis sourit.

— Non, monsignor ; j’ai l’idée que vous en savez plus que moi, désormais… Et maintenant, je vais dire à M. Hardy que vous consentez à le voir. Voulez-vous que je le conduise au premier parloir ?


— Fort bien ! Merci.

Le soir tombait lorsque, cinq minutes plus tard, monsignor Masterman sortit dans le large corridor. Il s’arrêta un moment pour considérer, de l’une des grandes fenêtres, la rue voisine, presque déserte à cette heure. Ses yeux se fixèrent un instant sur la tour électrique où, sur les quatre faces, étaient inscrites en lettres lumineuses les dernières nouvelles de la soirée. Mais non, il n’y avait rien là d’un peu anormal. Simplement les indications météorologiques habituelles, l’annonce de deux ou trois accidents, et le menu fretin de nouvelles politiques. Monsignor se remit en marche vers le premier parloir.

Dans la petite pièce vivement éclairée, un homme vêtu du costume noir des avocats s’était relevé pour le saluer. C’était un petit homme au visage rose et souriant, rasé de près, avec les allures à la fois déférentes et gracieuses qu’avait fait pressentir le portrait esquissé par le P. Jervis.

Les premières minutes furent toutes remplies par les félicitations du visiteur, touchant l’excellente mine du prélat et la nouvelle de son entier retour à la santé. Nulle trace d’anxiété ni d’une émotion quelconque, dans l’attitude de l’avocat ; si bien que, presque insensiblement, monsignor en vint à perdre de vue l’avertissement du vieux prêtre. Mais ensuite, tout d’un coup, M. Hardy aborda le sujet qui l’amenait.

— Voici, en deux mots, monsignor, ce que je voudrais vous demander ! Ne pourriez-vous pas me dire en confidence, — et je vous promets d’être la discrétion même, — si les autorités ecclésiastiques anglaises se rendent compte du mouvement qui ne manquera pas de se produire parmi nos socialistes, aussitôt que sera publiquement annoncée l’alliance de l’empereur d’Allemagne avec la libre pensée ?

— Mais… commença le prélat.

— Un moment, s’il vous plaît, monsignor ! Je n’entends pas du tout vous forcer à me répondre. Mais vous savez que nous autres, les infidèles (et il souriait avec une modestie charmante), nous autres infidèles nous avons l’habitude de vous regarder comme nos meilleurs amis. L’État ignore absolument toute pitié : mais l’Église est toujours à la fois raisonnable et compatissante. Et comme il est à craindre que les gouvernements catholiques usent de représailles, et que, cependant, il faut bien que les pauvres socialistes vivent quelque part, j’avais pensé que…

— Mais, mon cher monsieur, reprit monsignor, je crois que vous allez trop vite dans vos présomptions. Est-ce que l’empereur aurait vraiment manifesté quelque signe annonçant cette mesure dont vous parlez ?

Au moment où il achevait ces mots, il entendit un bruit soudain qui arrivait parla fenêtre ouverte donnant sur l’avenue Ambrosden.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria vivement l’avocat, en se relevant de sa chaise.

Le bruit ne venait pas de l’avenue, mais des rues d’alentour : c’était une rumeur de voix excitées et furieuses.

— Venez par ici, dit le prélat, nous pourrons mieux voir du corridor !

Quelques minutes avaient suffi pour transformer entièrement l’aspect de la rue. A mi-chemin entre l’endroit où ils se tenaient et le carrefour où se dressait la tour électrique, une foule bruyante s’amassait avec une rapidité singulière. De la gauche, un flot incessant jaillissait ; d’innombrables figures accouraient en gesticulant. Au centre de la foule, du haut des marches d’une maison, un homme de haute taille semblait prononcer un discours, dont chaque phrase était accueillie d’une tempête d’acclamations.

Monsignor releva les yeux sur la tour ; et là, en lettres gigantesques, se trouvaient écrits ces mots :

L’empereur d’Allemagne renonce définitivement à tout projet de conversion y et accorde son appui complet au parti socialiste.

Puis, au-dessous, en lettres plus petites :

Menace d’expulsion des catholiques allemands.

Lorsque monsignor reprit conscience de soi, au sortir du saisissement où l’avaient plongé ces nouvelles, et voulut se retourner vers son visiteur, il constata que celui-ci s’en était allé.

III

Le lendemain matin, tous les journaux contenaient le texte complet de la proclamation de l’empereur aux socialistes.

Lorsque monsignor Masterman pénétra dans son bureau, ce matin-là, quelqu’un le saisit par le bras : c’était le vieux P. Jervis, dont le beau visage plein d’intelligence s’illuminait d’une émotion inaccoutumée. Lui aussi, il tenait en main un numéro de journal.

— Il faut que je cause arec vous de ceci ! dit-il. Vous n’avez pas encore vu le cardinal ?

— Je dois le voir tout à l’heure. Mais, en vérité, tout cela me paraît si étrange, si incompréhensible !

— Avez-vous lu le texte de la proclamation ?

— Non, je n’ai fait qu’y jeter un coup d’œil. Vous seul, mon père, allez pouvoir m’aider à comprendre.

Le vieux prêtre fit un signe de tête encourageant.

— Mais d’abord, dit-il, voulez-vous que nous lisions ensemble ce document ?

Ils passèrent dans le petit salon voisin, et s’assirent, après que le prélat eut glissé en avant, sur l’un des coins de la porte, la plaque imprimée annonçant qu’il était bien chez soi, mais n’entendait pas être dérangé. Et puis il y eut vingt minutes d’un profond silence, interrompu seulement par quelques exclamations rapides de l’un ou l’autre des deux lecteurs. Enfin le P. Jervis ferma le journal, le mit sur son genou, et s’adossa sur son siège.

— Et maintenant, dit-il, causons un peu ! Comme vous le voyez, le point essentiel de la proclamation est l’annonce de mesures répressives imminentes contre les catholiques allemands. Cela signifie que l’Allemagne va se mettre en opposition ouverte avec le reste de l’Europe, et que, du même coup, nos propres mesures de répression pourront avoir enfin une portée sérieuse. Jusqu’à présent, elles se trouvaient en partie inapplicables.

— Comment cela ?

— Par exemple, nous avions des lois contre la propagation de l’hérésie : mais ces lois n’étaient appliquées, et ne pouvaient l’être, que dans des cas extrêmes. C’est ainsi que des discours socialistes et matérialistes pouvaient être prononcés librement dans une foule de cercles, dissimulés sous le nom de maisons privées. Les infidèles ne s’en plaignaient pas moins d’être victimes de notre tyrannie ; naturellement, ces plaintes ont toujours fait partie de leur programme : mais, en fait, ils se trouvaient complètement libres, aussi longtemps que leur action ne s’exerçait pas publiquement. Ils ne se faisaient pas faute de distribuer leurs brochures, d’entraîner les naïfs dans leurs cercles, et ainsi de suite. Impossible pour l’État de leur témoigner une rigueur efficace, eu raison de l’espoir que nous offrait la perspective d’une prochaine adhésion de l’Allemagne au catholicisme. Toujours aussi ils avaient le moyen de se rencontrer là-bas, d’y faire imprimer leurs écrits ; et, de ce fait, nous nous trouvions réduits à l’impuissance. Tandis que désormais, évidemment, cette résolution de l’empereur va changer la situation de fond en comble. L’empereur est un de ces hommes d’esprit un peu lourd, mais obstinés et résolus, qui, une fois qu’ils ont adopté un principe, entendent l’appliquer jusque dans le moindre détail. Tout le temps qu’il demeurait hésitant, il se piquait de laisser aller toutes choses sans intervenir ; maintenant qu’il est devenu le protecteur attitré de la libre pensée, il a tout de suite décidé d’aller jusqu’au bout et d’inaugurer à l’endroit des catholiques une persécution qui va nous forcer, de notre côté, à prendre des mesures contre toute continuation de la propagande agnostique et internationaliste dans nos contrées catholiques.

— Et que croyez-vous que doivent être ces mesures ?

— Là-dessus, aucun doute possible, répondit le P. Jervis. L’Église n’use pas de représailles, mais Elle se doit de veiller au salut matériel et moral de ses enfants. Quoi que fassent contre leurs catholiques les gouvernants d’Allemagne, nous allons, nous, transporter au plus loin de chez nous, dans telle ou telle région de l’Amérique déjà plus ou moins affectée à cette destination, la masse entière des socialistes, agnostiques, et internationalistes, que nous avons laissés jusqu’ici séjourner parmi nous, malgré le très grave danger de contagion spirituelle qui résultait de leur présence pour notre vie nationale… Mais tout cela n’est encore que projets ; et, en attendant, il faut que nous finissions de tout préparer en vue de l’immense et heureux événement que va constituer, pour l’Angleterre, la réinstallation des ordres religieux dans leurs anciennes demeures, en général, et notamment celle des Bénédictins dans leur sainte et glorieuse abbaye de Westminster.