La nouvelle aurore/Première partie/4

Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 86-109).

CHAPITRE IV


I

— Parlez-moi un peu des costumes ! dit monsignor au P. Jervis, lorsque, le lendemain matin après le déjeuner, à Versailles, les deux prêtres sortirent à pied de leur logement pour aller présenter au Château leurs lettres de créance. J’avoue que ces costumes me semblent bien fantastiques !

On avait logé les voyageurs dans l’un des grands palais de la vaste avenue qui s’ouvre à la sortie de la cour du Château royal de Versailles, et se poursuit en droite ligne jusqu’à Paris. Arrivés en automobile de Saint-Germain, ils avaient été reçus avec un respect infini par le propriétaire du palais, à qui, suivant toute apparence, le cardinal anglais les avait très instamment recommandés ; et aussitôt leur hôte les avait conduits au premier étage, dans un petit ensemble de pièces décorées suivant le goût du dix-huitième siècle. Il y avait là deux chambres à coucher, un petit salon, et une chapelle. Les deux domestiques qu’ils avaient amenés de Londres se trouvaient logés sur le même palier.

— Fantastiques ? répéta en souriant le P. Jervis. Ne les trouvez-vous pas charmants ?

— Oui, sans doute, mais…

— Rappelez-vous toujours notre nature humaine, monsignor ! En fin de compte, c’était seulement un excès de vanité personnelle qui portait autrefois les hommes à affecter de vouloir se passer de tout agrément extérieur. N’est-il pas beaucoup plus simple et plus naturel d’aimer et de rechercher la beauté ? N’est-ce pas ce que fait instinctivement tout enfant ?

— Oui, oui, cela est vrai. Et, en effet, impossible de nier que ces costumes soient étonnamment pittoresques ; mais je ne peux pas m’empêcher de croire que, en outre, ils doivent signifier quelque chose.

— Hé, sûrement, ils signifient quelque chose ! Et je ne peux pas imaginer, pour ma part, comment les hommes ont jamais réussi à se passer de cette signification-là. On assure que, il y a encore à peine cent ans, tous les hommes s’habillaient de la même manière. Comment était-ce possible, et comment parvenait-on à reconnaître à qui l’on avait affaire ?

— Oh ! j’ai l’idée que cela se faisait à dessein ! murmura monsignor. Voyez-vous, j’ai l’idée que les bourgeois avaient quelquefois honte de leur condition, et désiraient qu’on les prît pour des gens du monde.

Le P. Jervis haussa les épaules.

— — Mais voilà ce que je ne peux pas comprendre ! dit-il. Si quelqu’un avait honte de sa condition, pourquoi donc y demeurait-il ?

— J’ai songé depuis hier, répondit vivement monsignor, que peut-être la différence des deux états de choses résulte de la doctrine nouvelle touchant la vocation. Du moment où un homme est persuadé que suivre sa vocation est ce qu’il peut faire de plus honorable, je suppose, en effet, que… Mais tenez, cet homme-là, tout en bleu, avec sa grande plaque, qu’est-ce que c’est ? dit-il, en s’interrompant tout à coup.

— Oh ! c’est un grand homme ! dit le P. Jervis. Naturellement, c’est un boucher, mais…

— Un boucher ?

— Mais oui, cela est bien évident. Il y a la couleur bleue, et cette coupe spéciale ! Mais attendez un instant, je vais voir son écusson !

Lorsque l’homme en bleu passa près des deux prêtres, il les salua avec déférence. Les prêtres rendirent son salut non moins respectueusement.

— Mais oui, reprit le P. Jervis, c’est un très haut personnage. Un membre du Conseil National pour le moins !

— Et vous dites que cet homme-là a pour métier de tuer des bœufs ?

— Oh ! non, plus maintenant ! Il a renoncé à la pratique de sa profession, et sans doute c’est lui qui représente ses confrères au Conseil.

— Est-ce que tous les métiers ont leurs corporations, et sont tous représentés au Conseil National ?

— Mais oui, naturellement ! Comment voudriezvous que, sans cela, les intérêts de la profession fussent dûment ménagés ? Si tous les citoyens votaient simplement en tant que citoyens, les intérêts des diverses professions ne seraient point du tout représentés. Tenez, voici un orfèvre, qui, très probablement, revient de faire visite au roi ! Un ouvrier l’accompagne.

Une voiture ouverte passa très rapidement à côté des deux prêtres. Deux hommes s’y trouvaient assis, tous les deux vêtus de la même couleur rose, avec de beaux reflets métalliques. Mais l’un était coiffé d’une simple toque, tandis que son compagnon portait une grande toque blasonnée.

— Et les femmes ? Je n’aperçois aucun signe distinctif dans leur toilette !

— Oh ! pardon, les femmes aussi sont soumises à des règlements, mais leurs emblèmes sont plus difficiles à discerner. Elles y ont beaucoup plus de liberté que les hommes ; mais, d’une façon générale, chaque femme est forcée d’adopter une couleur dominante, la couleur du chef de famille. Et toutes, naturellement, portent des écussons. C’est que les Françaises ont à présent des lois somptuaires, comme autrefois.

— Quelle chose étonnante !

— Ces lois somptuaires ne concernent ni le prix du costume ni sa matière, seulement sa coupe et sa couleur. Il y a cependant certaines limites absolues, aux deux extrémités, et les modes ont à se maintenir entre ces limites. Il en est de cela, voyez-vous, comme de ces professions dont je vous parlais hier. Nous encourageons l’individu à être aussi individualiste que possible, et nous nous efforçons de repousser très loin les limites au delà desquelles il est défendu d’aller. Mais ces limites sont impératives. Nous tâchons à développer simultanément les deux extrêmes, la liberté et la loi. Mais aussi, c’est que nous avons eu assez de la voie moyenne, de la médiocrité uniforme, sous le régime socialiste !

— Et vous affirmez que tout le monde se soumet à ces règlements ?

— Hé. pourquoi voudriez-vous que l’on refusât de s’y soumettre ? N’est-il pas absolument évident pour chacun que ces règlements sont la sagesse même, pour ne rien dire de leur parfaite commodité pratique ? Il n’y a que l’Allemagne qui, naturellement, s’obstine à maintenir ce qu’elle appelle la « liberté » ; et il en résulte un chaos lamentable.

— Et vous affirmez qu’il n’y a point d’envie ni de jalousie entre les divers métiers ?

— Mais non, du moins au sens social, encore qu’il existe une concurrence terrible. Chacun, sous la nouvelle royauté, est tenu d’avoir un métier. Naturellement, ceux-là seuls qui pratiquent le métier ont le droit de porter le costume complet ; mais, quant aux écussons, les ducs eux-mêmes doivent les porter.

— Et vous pourriez me citer un duc anglais qui serait un boucher ?

— Un boucher ?… je ne puis pas m’en rappeler un pour le moment. Mais, par exemple, il y a le duc de Southminster, qui est boulanger !

Monsignor se tut. Oui, en vérité, tout cela lui apparaissait aussi simple qu’étonnant.

Ils avaient dépassé maintenant les portes de l’énorme et magnifique Château de Versailles. Au delà de l’immense cour où ils se trouvaient s’élevaient les centaines de fenêtres des chambres où les rois de France vivaient, de nouveau, comme ils y avaient vécu deux siècles auparavant. Au centre du palais, sous le léger ciel d’été, flottait la bannière royale ; et les armes de France, sur leur fond bleu, indiquaient que le roi était au palais. Soudain, une sonnerie venant d’un portique latéral, à une centaine de pas de l’endroit où étaient parvenus les deux prêtres, força le P. Jervis à s’arrêter.

— Nous ferions mieux de nous écarter un peu, dit-il. Nous sommes tout juste sur le passage.

— Qu’y a-t-il donc ?

— C’est quelqu’un qui va sortir du palais !… regardez !

Jaillissant de l’ombre dans la pleine lumière, avec des flamboiements d’argent, s’avançait un détachement de cuirassiers. Deux hérauts chevauchaient en tête ; et les échos de l’appel prolongé de leurs clairons se répercutaient des deux côtés du Château.

Derrière cette troupe brillante de cuirassiers monsignor aperçut des chevaux blancs et un étincellement d’or. Il se retourna vers les portes par lesquelles son compagnon et lui venaient d’entrer dans la cour ; et là, comme sortie tout d’un coup du sol, se tenait une foule respectueuse, attendant le passage de son souverain. Elle formait deux rangées, bordant l’ample avenue par laquelle jadis, — se rappelait monsignor, — des milliers de femmes étaient venues chercher furieusement la reine qui régnait en ce temps-là.

Se retournant de nouveau vers le palais, monsignor aperçut, au milieu d’une vingtaine de gardes à cheval, un grand carrosse doré que conduisaient des chevaux blancs, et au-dessus duquel se dressait la couronne de France.

Deux hommes se tenaient assis dans le carrosse, occupés sans arrêt à saluer de droite à gauche. L’un était un homme jeune et de petite taille, à la mine très vive, avec une barbe brune coupée en pointe. L’autre était un gros homme massif, aux cheveux blonds, le visage sanguin. Tous les deux étaient vêtus de robes pareilles, où prédominaient le rouge et l’or ; et tous les deux portaient de larges chapeaux à plume ayant un peu la forme des chapeaux de prêtres.

Puis le carrosse franchit les hautes portes dorées, et un nuage de poussière, soulevé par les sabots des chevaux, cacha même le second groupe de cuirassiers qui fermait le cortège. Au moment où les deux prêtres se retournaient vers le palais, ils virent que la bannière descendait du poteau élevé où ils l’avaient vue flotter tout à l’heure.

— C’est le roi de France et l’empereur d’Allemagne ! observa le P. Jervis, en se recoiffant. Maintenant vous avez vu l’autre côté du tableau.

— Comment cela ?

— Eh ! bien, répondit en souriant le vieux prêtre, je veux dire que nous traitons nos rois en rois ; et, en même temps, nous encourageons nos bouchers à être vraiment des bouchers et à s’en glorifier. La loi et la liberté, voyez-vous ! Discipline absolue, et, avec cela, encouragement zélé de l’individualisme. Combien cela diffère de l’ancienne marmite socialiste, où toutes choses cuisaient ensemble et avaient le même goût !

II

Ils eurent à attendre quelques minutes dans une antichambre, avant de pouvoir présenter leurs lettres d’introduction ; et le P. Jervis profita de ce loisir pour rappeler brièvement à son compagnon les noms et l’histoire d’un certain nombre de personnages avec lesquels ils auraient peut-être l’occasion de s’entretenir. Sur trois de ces personnages, en particulier, il fallait que monsignor se trouvât renseigné.

C’était, en premier lieu, le roi lui-même. De nouveau, le P. Jervis raconta à son compagnon la mémorable réaction qui, après la dernière victoire française, en 1922, avait été la conséquence logique d’un conflit entre un socialisme dorénavant usé et les anciennes doctrines conservatrices revenues en honneur. Cette réaction avait placé sur le trône de France le père du roi actuel, et puis, lorsque le roi ainsi restauré était mort, il y avait environ deux ans, son fils lui avait succédé. Âgé maintenant d’à peine vingt ans, il n’était pas encore marié : mais le bruit courait de prochaines fiançailles avec une princesse espagnole. Ce jeune roi semblait très loin d’avoir atteint sa majorité, mais il jouait son rôle de roi avec une dignité parfaite, tout en y prenant un plaisir d’enfant ; et la race, foncièrement romantique, de ses sujets avait été ravie de le voir ressusciter une bonne partie des traditions d’éclat et de magnificence des siècles précédents, dépouillées seulement des scandales qui les avaient jadis accompagnées. De jour en jour, la France retournait à son ancienne chevalerie, et par là même à sa puissance de jadis.

Le second des personnages qu’il était indispensable à monsignor de connaître était le cardinal archevêque de Paris, le cardinal Guinet, un très vieil homme, occupant un très haut rang dans l’Église, et qui sûrement aurait été élu au dernier conclave s’il avait eu simplement quelques années de moins. Le cardinal Guinet était, par excellence un « intellectuel » ; entre autres choses, on le regardait comme l’un des premiers physiciens de L’Europe. Il n’était entré dans les ordres qu’à plus de quarante ans.

Et, en troisième lieu, il y avait le secrétaire de l’archevêque, Mgr Allet, diplomate des plus remarquables, un homme de grand avenir.

Le P. Jervis compléta sa leçon en mentionnant encore quelques autres figures, et en particulier celle du frère du roi, héritier présomptif de la couronne : c’était une façon d’original, épris de solitude, et n’apparaissant à la cour que très rarement. Quant à l’empereur d’Allemagne, sur celui-là monsignor savait déjà tout ce qu’il avait à savoir d’important.

Soudain, la porte de la grande salle d’attente s’ouvrit, et un ecclésiastique accourut vers les deux voyageurs, les mains tendues, avec un torrent d’excuses en langue latine.

— Voilà précisément Mgr Allet ! murmura le P. Jervis à l’oreille de son compagnon.

Le nouveau venu échangea d’abord quelques paroles de politesse avec les deux Anglais ; puis, abandonnant son latin, il se mit à parler anglais sans la moindre trace d’accent.

— J’ai appris la mésaventure qui vous est arrivée, monsignor ! dit-il à Masterman. Ces médecins nous conduisent avec une verge de fer, n’est-ce pas ? Mais figurez-vous que la même chose est arrivée à Son Éminence elle-même, il y a quelques années ! Son médecin lui a interdit de travailler pendant six mois ; et, en effet, ce petit repos a suffi pour tout remettre en ordre. Son Éminence était encore ici il y une demi-heure. Quel dommage que vous l’ayez manquée ! Elle était venue arranger les derniers détails de la célèbre dispute. Vous avez entendu parler de cela ?

— Non, pas un mot.

Le visage du jeune prélat s’illumina.

— Eh ! bien, dit-il, vous allez pouvoir écoutez le plus éloquent orateur et l’homme le plus intelligent de France. La chose va a voir lieu cet après-midi. Mais, — et Mgr Allet prit une mine plus grave, — mais la dispute doit se faire en latin, et peut-être monsignor Mastennan, avec les exigences de son régime…

— Oh ! non ! s’écria Mastennan, je n’ai rien à craindre d’une telle forme d’amusement ! Au contraire, je serai ravi de pouvoir écouter sans avoir besoin d’intervenir en personne. Et quel est le sujet de la discussion ?

— La séance a été organisée surtout à l’adresse de l’empereur d’Allemagne, répondit le prélat français. Les deux principaux théologiens de Paris vont débattre la question de l’Église. La thèse de l’adversaire, qui parlera d’abord, est que l’Église représente bien Dieu sur la terre, mais que l’infaillibilité n’est pas indispensable pour que les hommes reconnaissent cette mission divine de l’Église et lui obéissent.

— Oui, dit le P. Jervis, je sais que c’est là en effet, l’un des points sur lesquels l’empereur diffère d’opinion avec nous. Il veut bien admettre avec nous les avantages pratiques de l’Église, mais il lui refuse à elle-même le caractère divin.

— Donnez-moi vos lettres ! reprit le secrétaire. Je ferai en sorte que vous receviez une invitation du roi pour assister à la séance.

Les deux Anglais lui remirent leurs lettres. Après de nouveaux compliments, le prélat les reconduisit jusqu’à la porte de la vaste salle ; puis un personnage imposant, tout en velours noir, une chaine au cou, les accompagna dans l’antichambre suivante ; puis ce fut un officier de dragons ; et jusqu’au bas de l’escalier nos voyageurs eurent encore, pour les escorter, deux superbes valets de pied vêtus de l’ancienne livrée royale. Dans la cour, monsignor fit quelques pas en silence.

— Ne craignez-vous pas une réaction anticléricale ? demanda-t-il soudain.

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

Alors monsignor éclata. Il avait accepté dorénavant la théorie suivant laquelle une crise morbide de sa mémoire avait fait de lui un homme d’un siècle auparavant, un contemporain de la période dont il était en train de lire l’histoire au moment où l’accident s’était produit ; et c’était donc en se plaçant à ce point de vue qu’il exposait au P. Jervis les sentiments provoqués en lui par tout ce qu’il découvrait.

Aussi employa-t-il une éloquence et une verve étonnantes à étaler devant le P. Jervis tous les arguments qui se rencontraient, d’ordinaire, sur les lèvres des plus sérieux parmi les adversaires de lÉglise au dix-neuvième siècle : déplorant l’accroissement des ordres religieux, la tendance grandissante des ecclésiastiques à s’emparer du pouvoir temporel, l’hostilité de l’Église à l’égard de l’instruction pleine et libre, voire même les dangers du célibat des prêtres. Au sortir de l’immense cour, il s’interrompit pour reprendre haleine ; et le P. Jervis, en riant, le frappa sur le bras.

— Mon cher monsignor, dit-il, je ne puis songer à lutter avec vous ! Vous êtes trop éloquent. Oui, certes, je me souviens d’avoir lu dans l’histoire que c’étaient là les choses que l’on avait coutume de dire, et je suppose que, aujourd’hui encore, il se trouve en Allemagne, notamment, des socialistes pour continuer à les dire. Mais chez nous, voyez-vous, aucun homme instruit ne songe plus à de tels arguments ; ni non plus aucun homme sans instruction. Comme toujours, c’est le demi-instruit qui est l’ennemi. Il en a été ainsi de tout temps. Les mages de l’Orient et les bergers se sont agenouillés côte à côte, à Bethléem. Seul, le bourgeois s’est tenu à l’écart.

— Tout cela n’est pas une réponse, fit, un peu aigrement, monsignor.

— Vous voulez décidément une réponse en règle ? reprit le vieux prêtre, avec son bon sourire. Soit, commençons par le célibat des prêtres ! Or, il est parfaitement vrai que l’on considère presque comme un déshonneur pour un homme de n’avoir pas une nombreuse fa raille. La moyenne, dans les nations civilisées, est de dix enfants par maison. Mais avec tout cela le prêtre, lai, n’est nullement méprisé à cause de son célibat. Et pourquoi ? Parce qu’un prêtre est un père spirituel ; parce qu’il enfante pour Dieu des enfants spirituels, et se charge de les nourrir et de les élever. Pour un athée, naturellement, cela n’a pas de sens ; aux yeux d’un agnostique, le bienfait d’un tel rôle paraît douteux. Mais il faut vous rappeler, mon cher monsignor, que ces deux espèces-là sont à peu près éteintes parmi nous. La totalité presque complète du monde civilisé d’aujourd’hui est si profondément convaincue de la réalité du ciel et de l’autorité de l’Église qu’elle s’accorde à considérer tout naturellement un prêtre comme produisant beaucoup plus de famille. C’est le prêtre qui fait vivre l’appareil social, ne sentez-vous pas cela ? Et que, dans ces conditions, l’homme qui sert l’autel ne doive pas être gêné par des liens temporels, cela est si simple et si évident que personne désormais ne prendrait plus la peine de discuter avec nous sur ce point.

— Et l’obstacle apporté par l’Église à l’éducation ? dit monsignor.

— Mon cher ami, répondit le P. Jervis, il est vrai que l’Église a dans ses mains l’éducation de tous, ainsi qu’elle l’avait, eu fait, jusqu’au moment où l’État la lui a enlevée et puis s’est plu à lui reprocher de l’avoir abandonnée. D’une manière générale, tous les savants d’à présent, tous les spécialistes en médecine, en chimie, en psychologie, les neuf dixièmes des musiciens, les trois quarts des artistes, tous ces gens-là sont des religieux. Il n’y a absolument que l’industrie et le commerce, incompatibles avec la religion, qui soient entre les mains des laïcs. Mais l’expérience a décidément prouvé que nulle œuvre tout à fait fine et parfaite ne pouvait être exécutée par d’autres hommes que ceux qui vivent dans la familiarité des choses divines, attendu que ceux-là seuls voient tout l’alentour des objets ; ceux-là seuls en ont, si je puis dire, une intuition vraiment complète. Mais, pour en revenir à la pédagogie, le système communément adopté aujourd’hui est celui d’une instruction graduée, et comportant un grand nombre de degrés divers. Nous nous gardons bien de vouloir enseigner tout à tout le monde. Certes, nous enseignons à chacun un ensemble de principes fondamentaux, — le catéchisme, naturellement, deux langues, les rudiments des sciences physiques et le plus possible d’histoire, — l’histoire et le catéchisme, ce sont deux choses qui s’éclairent merveilleusement l’une par l’autre. Mais, au-dessus de ce niveau commun, nous spécialisons. C’est que, voyez-vous, tous les hommes comprennent désormais…

– Oui, c’est bien ! Mais parlez-moi encore des mitres formes de lu vie sociale !

— Nous voici d’ailleurs presque chez nous ! Tenez, tournez un peu ici, et entrons dans les jardins !… Voyez-vous, j’ai l’idée que le point de départ de toutes vos difficultés consiste en ce que vous ne me paraissez pas pouvoir vous mettre dans la tête que le monde est devenu véritablement chrétien, véritablement et intelligemment. Par exemple, ces ordres religieux dont vous parliez ! Or, est-ce que les ordres religieux actifs ne sont pas la forme la plus haute de l’association que l’on ait jamais inventée ? Est-ce qu’ils ne sont pas exactement ce que les socialistes ont toujours réclamé, mais en omettant les erreurs du socialisme et en comblant ses lacunes ? Dès le jour où le monde a enfin compris que les ordres religieux actifs dépassaient toutes les autres formes d’association, — qu’ils étaient en état d’enseigner et de travailler à meilleur compte que les autres associations, et, mieux, depuis ce jour-là l’économiste le plus borné a été forcé d’avouer que les ordres religieux contribuaient à la prospérité d’une nation. Et quant à ce qui est des ordres contemplatifs…

Le visage du P. Jervis prit une expression grave et tendre.

— Oui ; eh ! bien ?

— Eh ! bien, ces ordres-là sont les princes du monde ! Ils sont ici-bas l’exemple du Crucifié. Aussi longtemps qu’il y aura le Péché dans le monde, aussi longtemps devra y exister la Pénitence. Dès l’instant où le christianisme s’est trouvé définitivement accepté, la Croix a recommencé à dominer la terre. Et alors, alors les hommes ont compris. Ces ordres contemplatifs sont la sainteté de l’univers, — plus hauts que les anges, car ils souffrent…

Il y eut un moment de silence.

— Mon cher monsignor, reprit le vieux prêtre, essayez de vous forcer à comprendre que le monde est maintenant devenu intelligemment chrétien ! Du même coup, tout vous apparaitra simple et clair. Vous me semblez, si vous me permettez de vous le dire, avoir une tendance à retomber dans l’ancienne façon de regarder le « cléricalisme », — ainsi que l’on disait autrefois, — comme une espèce de département séparé de la vie, semblable à l’Art ou à la Législation. Rien d’étonnant que des hommes se soient plaints de son envahissement, lorsqu’ils se le représentaient sous cette forme. Mais à présent il n’y a plus de « cléricalisme », et, par conséquent, il n’y a plus d’« anticléricalisme ». Il y a simplement la religion, qui est un fait. Comprenez-vous ?… Mais voulez-vous que nous nous asseyions quelques minutes ? N’est-ce pas que ces jardins sont exquis ?

III

Monsignor Masterman, ce soir-là, se tint longtemps assis à sa fenêtre, considérant les étoiles au-dessus de lui et la douce lueur indécise des jardins à ses pieds. Il avait l’impression que son rêve grandissait de jour en jour. Les événements devenaient de plus en plus merveilleux, malgré la parfaite simplicité qu’ils lui offraient.

De trois heures à sept, dans l’après-midi, il avait siégé, — dans l’une des stalles à la droite du trône, presque vis-à-vis de la plate-forme à double-pupitre, — au milieu de cette grande galerie de Versailles d’où l’on accédait autrefois aux petits appartements privés de Marie-Antoinette. Il avait écouté avec stupeur deux des plus célèbres philosophes français qui, respectivement, attaquaient et défendaient, avec un feu extraordinaire, les droits de l’Église à l’infaillibilité. De part et d’autre, les arguments lui étaient apparus très brillants. Et cette discussion s’était poursuivie en présence de deux souverains, de deux hommes qui représentaient l’autorité, et la représentaient avec autant de relief, sous les règles compliquées de l’étiquette royale, que naguère les hommes d’État de la démocratie, toujours la main tendue, et habillés comme leurs domestiques, avaient représenté le principe de l’égalité.

Et maintenant, tandis qu’il se tenait assis à sa fenêtre, les paroles du P. Jervis lui revenaient en mémoire avec une force nouvelle. Était-ce donc vrai que la seule raison qui lui fit paraître toutes ces choses étranges était son impuissance à imaginer pleinement que le monde, dans son ensemble, était désormais tout pénétré de christianisme ? Il en venait à croire que son vieil ami avait raison.

Car, tout au fond de son esprit, il commençait à comprendre, tout au moins d’une manière intellectuelle et abstraite, que si seulement il parvenait à concevoir comme possible et réelle la soumission du monde entier aux dogmes de l’Église, la conformité de la civilisation actuelle avec ces dogmes n’aurait plus, pour lui, rien de surprenant.

IV

Ce fut le lendemain matin qu’il se trouva admis à s’entretenir avec le roi de France.

Les deux prêtres avaient dit la messe dans leur oratoire et, une heure plus tard, se promenaient dans le parc, sous les fenêtres du Château.

C’était, de nouveau, une de ces journées d’or dont l’Europe était en train de jouir. Les deux prêtres avaient dépassé l’enclos réservé à la famille royale et se dirigeaient vers le Grand Trianon, que monsignor avait désiré visiter. Ils venaient d’émerger dans l’immense avenue centrale qui descend du palais à la pièce d’eau. Au-dessus d’eux s’élevaient les arbres gigantesques apprivoisés par l’art merveilleux de Le Nôtre. L’herbe formait comme un tapis, des deux cotés. Au-dessus de la tête des promeneurs, le ciel étincelait comme un joyau bleu ; et tout l’air était rempli d’une musique d’oiseaux et d’eaux jaillissant.

Les jardins étaient presque vides, ce matin-là. Par instants, seulement, une figure isolée apparaissait, se promenant dans l’ombre, ou bien courant très vite vers quelque occupation.

Les prêtres marchaient joyeusement dans l’avenue, lorsque, à une vingtaine de pas, un groupe sortit d’un sentier latéral ; un moment après, ils s’entendirent appeler et virent Mgr Allet en personne, tout vêtu de violet, accourant vers eux.

— Quelle chance ! — s’écria-t-il en leur tendant les mains avec toute l’exubérance de sa cordialité française. — Figurez-vous que Sa Majesté parlait de vous, il n’y a pas cinq minutes ! Elle est ici, dans le jardin ! Voulez-vous que je vous présente ?

Le P. Jervis adressa un regard d’interrogation à son ami.

— C’est que notre tenue…, murmura-t-il.

— Oh ! le roi excusera des voyageurs ! répondit en souriant Mgr Allet.

L’entrée du jardin réservé, de ce côté-là, s’ouvrait par une sorte d’arche formée d’ifs taillés. Ce fut là que les deux amis eurent à attendre un moment. Quelque part, de l’autre côté de la muraille verte, ils entendaient un bruit de voix, que coupaient de temps à autre de gais éclats de rire. Bientôt le prêtre français reparut, la mine toujours joyeuse, mais avec une certaine solennité.

— Venez par ici, messieurs ! dit-il. Le roi désire vous voir.

Puis, s’adressant à monsignor Masterman :

— Vous n’oublierez pas de vous mettre à genoux, n’est-ce pas, monsignor ?

Pour le prélat anglais, la scène qu’il aperçut, en dépassant l’arche d’ifs et en pénétrant dans un large espace ouvert, de forme ronde, apparut bien la chose la plus étonnante de toutes celles qui étaient en train de l’émerveiller depuis son réveil.

Au centre du jardin, se voyait une pièce d’eau ronde, infiniment calme ; et dans ce miroir, abrité par les masses du feuillage qui l’entourait, se reflétait une peinture que l’on aurait pu croire vieille de deux siècles. Car, sur le banc de marbre en demi-cercle, par delà cette pièce d’eau, se montrait un croupe de figures costumées, une fois de plus, avec un étalage intrépide de vraies couleurs et de vraies splendeurs, comme aux jours où les hommes n’avaient pas encore commencé à se sentir honteux d’user publiquement de ces dons brillants de Dieu.

Il y avait là, peut-être, une quinzaine de personnes des deux sexes. Mais monsignor regardait surtout la figure centrale, qui, d’ailleurs levée et faisait quelques pas vers lui, pour l’accueillir. À deux reprises, la veille, il avait vu le roi de France, mais en des occasions publiques. De le revoir maintenant, à son aise parmi ses familiers, et cependant toujours encore vêtu royalement, dans son éclatant costume bleu et sous son magnifique chapeau à plumes, avec la haute canne qu’il portait en main, et de voir toute cette troupe gaie et brillante conversant et riant, se nourrissant délicieusement d’air et de lumière avant de rentrer au palais pour le repas de midi, ce spectacle contribuait plus encore que toutes les pompes officielles du jour précédent à le pénétrer de la parfaite réalité du changement incroyable où il assistait. Il avait l’impression, cette fois, que la beauté n’était plus seulement une addition de cérémonie, mais bien un élément naturel de la nouvelle vie des hommes.

Mgr Allet s’occupait à expliquer quelque chose, en rapides paroles françaises, à l’oreille du roi. Lorsque les deux Anglais s’approchèrent, le visage du souverain leur sourit aimablement.

— Je vous souhaite la bienvenue ! dit-il en excellent anglais.

Puis, se tournant vers les autres personnes du groupe, qui s’étaient levées en même temps que lui :

— Allons, messieurs, il faut que nous rentrions au Château ! Monsignor (reprit-il en s’adressant au prélat anglais), voudriez-vous m’accompagner jusque-là ?

Toute cette promenade semblait vraiment un rêve enchanté.

À loisir, la compagnie remontait vers le palais, à travers d’innombrables petites allées d’ifs ; derrière soi, monsignor Masterman entendait un bruissement continu de paroles françaises, tandis que, près de lui, le roi, toujours en très bon anglais malgré un accent de plus en plus sensible, interrogeait très courtoisement les deux voyageurs sur des choses d’Angleterre, leur parlait delà dispute théologique de la veille, et abordait même, avec une franchise surprenante, la situation politique de l’Allemagne. Monsignor Masterman, discrètement, laissait au P. Jervis le rôle d’interlocuteur principal.

C’est seulement lorsque la porte d’honneur du Château s’ouvrit au large, laissant voir des rangées d hommes en livrée, que le roi congédia les deux prêtres. Se retournant sur l’une des marches, il leur donna sa main à baiser ; après quoi il les invita à se relever, avec un geste plein de bonne grâce.

— Et ainsi vous allez à Rome ! demanda-t-il.

— Oui, sire, il faut que nous soyons là-bas pour la fête des saints Pierre et Paul.

— Veuillez mettre mes hommages aux pieds du Saint-Père ! dit en souriant le roi. Comme vous êtes heureux ! Pour moi, il y a plus de trois mois que je n’ai pas vu Sa Sainteté. Au revoir, messieurs !

Longtemps les deux prêtres marchèrent en silence, redescendant vers le Trianon.

— Mais tout cela est stupéfiant ! éclata enfin monsignor. Et le peuple ? Que dit-il ? Comment ne se fâche-t-il pas ?

— Mais de quoi se fâcherait-il ? demanda le P. Jervis.

— De quoi ? Quand ce ne serait que de se voir exclu du palais et du parc, où tout le monde naguère pénétrait librement !

— Croyez-vous donc que cela rende les gens moins heureux ? demanda le P. Jervis. Allons, mon cher monsignor, vous connaissez assez la nature humaine pour ne pas avoir de pareilles idées ! Le peuple français a perdu la vulgarité de Versailles et en a regagné la royauté. Ne voyez-vous point cela ?

— Hé ! reprit monsignor, c’est simplement le moyen âge revenu !

— Mais oui, si vous voulez ! répondit l’autre. Admettons que ce soit le moyen âge, si nous entendons par là le retour à la nature humaine, avec ses facultés innées de foi et de respect, et dépouillée de toutes les conventions qui ont, trop longtemps, remplacé en elle ses qualités premières !