La nouvelle aurore/Première partie/3

Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 61-85).

CHAPITRE III


I

— Soyez sans inquiétude, murmura le P. Jervis environ un quart d’heure plus tard, en conduisant monsignor vers la chambre du cardinal. Vous n’aurez aucune explication à donner. J’ai déjà tout expliqué.

Parvenu devant la porte, il frappa ; de l’intérieur de la chambre, une voix répondit.

L’homme qui avait perdu sa mémoire aperçut, assise dans un large fauteuil devant un bureau, la haute et maigre figure d’un prélat vêtu de noir avec des boutons écarlates, et coiffé d’une petite calotte écarlate par-dessus ses cheveux grisonnants. Monsignor eut d’abord quelque peine à distinguer les traits du visage, placé à contre-jour devant la fenêtre. Mais du moins put-il constater aussitôt que, encore bien que ce visage lui adressât un sourire amical, ce visage-là, aussi, lui était entièrement inconnu.

Le cardinal se leva en voyant approcher les deux piètres, et s’avança vers eux, les mains tendues.

— Mon cher monsignor ! dit-il à Masterman, en saisissant sa main avec un mélange de bonté et de fermeté.

— Éminence,… je ne… balbutia le prélat.

— Allons, allons ! pas un mot avant de m’avoir entendu ! Notre bon P. Jervis m’a tout raconté. Venez vous asseoir là !

Il lui désigna un fauteuil près de la cheminée, l’y fit asseoir, et s’assit en face de lui, de l’autre côté du foyer. Le vieux prêtre resta debout.

— Écoutez bien les diverses choses que j’ai à vous dire ! reprit en souriant le cardinal. Et, tout d’abord, je commence par vous donner un ordre, au nom de la sainte obéissance. En compagnie du P. Jervis, si seulement le médecin vous le permet, vous allez partir pour un petit tour d’Europe, par l’aérien de minuit !

— L’aé… ?

— L’aérien ! dit le cardinal. Cela vous fera du bien. Le P. Jervis prendra sur soi toutes les responsabilités matérielles et vous n’aurez absolument aucun souci à vous faire, de ce côté-là. Je vais télégraphier à Versailles en mon propre nom, et deux de mes serviteurs vous accompagneront. Vous n’aurez, en somme, rien d’autre à faire que de recouvrer la santé. J’ajoute que votre présence là-bas est indispensable. Au reste, je suis absolument certain que tout se passera le mieux du monde. Mon bon père Jervis, voudriez-vous prier le docteur de venir un moment ici ?

Tout en continuant à écouter le cardinal, qui, de son côté, continuait à lui parler du même ton affectueux et tranquillisant, monsignor ne put s’empêcher d’observer les mouvements du P. Jervis. Celui-ci était allé vers une rangée de boîtes noires, toutes pareilles à celles que le prélat avait vues dans sa propre chambre, et avait enlevé le couvercle de l’une d’elles. Puis il avait murmuré quelques mots dans la boîte, l’avait refermée, et était revenu prendre sa place derrière le cardinal.

— Si votre mémoire ne se décide pas à se remettre en ordre, mon cher monsignor, poursuivait le cardinal, il faudra que vous rappreniez votre métier ! Mais j’ai l’idée que cela même ne vous sera pas bien difficile. Le P. Jervis m’a dit de quelle admirable façon vous vous étiez comporté à table, tout à l’heure ; et déjà M. Manners m’avait dit, en vous quittant, qu’il avait trouvé en vous un hôte parfait et un incomparable auditeur. Aussi n’avez-vous pas à craindre que personne s’aperçoive de rien. Veuillez donc, avant tout, vous ôter de l’esprit la crainte de ne pas pouvoir remplir vos fonctions ! Je vous attendrai, au retour de votre tournée, dans un mois ou deux ; et toutes choses reprendront leur train accoutumé. Je vais simplement annoncer que vous êtes parti en congé. Vous avez toujours travaillé assez dur, certes, pour mériter de vous reposer !

Soudain, quelque part dans la chambre, une voix calme et respectueuse fit entendre quelques mots en latin. La voix paraissait venir de l’une des boîtes, sur le mur.

Le cardinal hocha la tête, en signe de consentement. Le P. Jervis sortit, et revint bientôt en compagnie d’un personnage vêtu d’un long manteau noir, et suivi d’un serviteur qui portait un sac. Le sac fut posé sur une table, le serviteur sortit, et le nouveau venu s’inclina devant le cardinal et baisa son anneau.

— Je vous ai prié de venir afin d’examiner Mgr  Masterman ! dit le cardinal. Mais avant tout, mon cher docteur, il faut me promettre une discrétion absolue ! Vous direz simplement, au sortir d’ici, que vous avez trouvé notre ami un peu surmené.

Monsignor fit mine de vouloir se relever, mais le cardinal le retint assis.

— Vous souvenez-vous d’avoir vu ce monsieur ? demanda-t-il.

Monsignor dévisagea attentivement le médecin.

— Jamais je ne l’ai vu de ma vie ! dit-il.

Le médecin sourit de l’air le plus franc et le plus naturel.

— Allons, allons, monsignor, dit-il, essayez de vous rappeler !

— Il semble bien que nous soyons là en présence d’un cas d’amnésie à peu près complète ! reprit le cardinal. Mon cher monsignor, expliquez un peu au docteur comment cela vous est arrivé !

Le malade fit un effort. Il ferma les yeux, un moment, pour se bien ressaisir ; et puis il raconta tout au long l’espèce de réveil qu’il avait eu dans Hvde-Park, ainsi que tout ce qui s’en était suivi. Le P. Jervis, de temps à autre, lui adressait une question, où il répondait de la façon la plus raisonnable. Enfin, le médecin, qui s’était assis tout près de Masterman, et avait épié chaque mouvement de son visage, s’adossa dans le fauteuil, en souriant.

— Eh ! bien, monsignor, dit-il, il me semble que votre mémoire est restée très suffisamment bonne ! Voudriez-vous, mon père, lui poser encore une autre question, une question difficile, sur quelque chose qui soit arrivé depuis ce matin ?

— Pouvez-vous vous rappeler les divers points de l’explication de M. Manners ? demanda le vieux prêtre.

Monsignor réfléchit un moment.

— La psychologie, les religions comparées, le pragmatisme, l’art, la politique, en dernier lieu le mouvement de restauration. Tels étaient les points principaux.

— Voilà qui est étonnant ! s’écria le P. Jervis. Moi-même n’avais gardé le souvenir que de quatre points !

— Et quand avez-vous vu le cardinal pour la dernière fois ? demanda brusquement le médecin.

— Jamais encore je ne l’avais vu, à ma connaissance ! murmura monsignor.

Le cardinal se pencha en avant, et, affectueusement, lui mit la main sur l’épaule.

— Cela ne fait rien, mon pauvre ami ! dit-il. Et maintenant, docteur…

— Votre Éminence voudrait-elle, à son tour, le questionner sur un point très important ? Quelque chose qui n’ait pu manquer de lui causer une impression profonde ?

Le cardinal parut chercher.

— Voici ! dit-il. Vous rappelez-vous le message qu’un exprès a apporté, hier soir, de Windsor ?

Monsignor secoua la tête.

— Cela suffit ! dit le médecin. Ne vous fatiguez pas à vouloir chercher davantage !

Il se releva, alla prendre son sac, et rouvrit. Il en retira un instrument qui ressemblait assez à un petit appareil photographique, mais avec une foule de cordons faits d’une matière très souple, et dont chacun se terminait par un disque de métal,

— Savez-vous ce que c’est que ceci, monsignor ? demanda-t-il, tout en s’occupant à ajuster les cordons.

— Je n’en ai aucune idée.

— Bon, bon !… Et maintenant., monsignor, ayez la bonté de déboutonner votre gilet, afin que je puisse appliquer cet instrument sur votre dos et votre poitrine !

— Est-ce que c’est un stéthoscope ?

— Ma foi, c’est quelque chose dans le même genre ! répondit en souriant le médecin. Mais comment connaissez vous ce nom-là ? Enfin, n’importe ! Étes-vous prêt ?

Il posa l’appareil principal sur le coin de la table, près du fauteuil ; et puis, très rapidement, se mit à appliquer les disques en divers endroits de la tête, de la poitrine et du dos de son client ébahi. Chacun de ces disques restait fixé fortement à l’endroit où l’avait appliqué la main de l’opérateur. Nulle autre sensation d’ailleurs, chez l’opéré, qu’un léger picotement, produit par la ontraction delà peau, à chaque point de contact.

— Pourriez-vous fermer un moment ce volet, mon père ? dit alors le médecin au P. Jervis. Voilà qui est parfait ! Merci !

Il se pencha sur la boîte carrée, et parut y regarder quelque chose. Tout le monde attendait en silence.

— Eh ! bien ? demanda enfin le cardinal.

— Tout à fait satisfaisant, Éminence ! Il y a bien une petite décoloration, mais qui n’a rien d’anormal chez une personne du tempérament de monsignor, à la suite delà moindre excitation nerveuse. Vraiment, je ne découvre rien d’inquiétant, et je puis attester que monsignor, — poursuivit-il en regardant son client tout encombré de fils, — ne nous présente pas le moindre symptôme de rien qui ressemble à une maladie mentale ! L’homme qui avait perdu sa mémoire poussa un soupir de soulagement.

— Est-ce que je puis voir, docteur ? demanda le cardinal.

— Mais certainement, Éminence. ! Et monsignor Lui-même pourra regarder, s’il lui plaît. Lorsque le cardinal et le P. Jervis eurent fini leur inspection de l’intérieur de la boîte, le médecin montra celle-ci au malade.

— Prenez bien garde à ce bouton, s’il vous plaît ! Voilà ! mettez vos yeux là-dessus !

Au centre de la boîte, abrité par une petite plaque de verre, apparaissait un globe lumineux. Ce globe semblait tinté de couleurs légèrement changeantes, où dominait un bleu grisâtre ; mais, presque à la manière d’une pulsation, on y voyait paraître de temps à autre, et puis s’effacer, une autre couleur, d’un rouge pâle.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda monsignor, en relevant la tête.

— Cela, mon cher monsignor, expliqua complaisamment le médecin, c’est un reflet de votre état psychique. L’instrument est d’une simplicité extrême, tout en étant naturellement très délicat à manier. Il a été découvert…

— Cela a-t-il quelque rapport avec le magnétisme ?

— En effet, c’est ainsi que l’on disait autrefois ! Il va sans dire que toute perturbation mentale a son contre-coup matériel, et voilà comment il se fait que nous sommes à même de l’observer matériellement ! L’instrument a été découvert par un moine, comme tant d’autres.

— Mais cela est merveilleux !

— Tout est merveilleux, monsignor ! Au reste, il est bien vrai que cet instrument-ci a causé une véritable révolution. Il est devenu le symbole de toutes les nouvelles méthodes de la médecine.

— Et quelles sont ces méthodes ?

Le médecin se mit à rire.

— Voilà une question un peu bien grosse ! dit-il.

— Sans doute, mais…

— Eh bien ! en un mot, c’est l’ancien système retourné à l’envers. Il y a un siècle, lorsqu’un homme était malade, on commençait par soigner son corps. À présent, quand un homme est malade, nous commençons par lui soigner l’esprit. C’est que, voyez-vous, l’esprit constitue une bien plus grande partie de l’homme que le corps, ainsi que nous l’a toujours enseigné la théologie. Et, en conséquence, traiter l’esprit…

— Mais c’est la doctrine des scientistes chrétiens !

Le médecin parut tout étonné.

— C’était une hérésie d’autrefois, docteur, — dit en souriant le cardinal, — une hérésie qui niait la réalité de la matière. Non, monsignor, nous ne nions pas du tout la réalité de la matière. La matière est parfaitement réelle ! Seulement, comme le dit très bien le docteur, nous préférons nous en prendre à la racine véritable de la maladie, plutôt qu’à ses contre-coups corporels. Nous continuons bien à employer des remèdes, mais simplement pour faire disparaître les symptômes douloureux.

— Et ainsi, murmura monsignor, ainsi l’on a pour principe aujourd’hui, dans le traitement des maladies corporelles… ?

— Mais il ne reste plus de maladies corporelles ! interrompit le médecin. Naturellement, il y a des accidents et des symptômes externes : mais tout le reste a entièrement disparu. Presque toutes les maladies de naguère étaient causées par le sang ; et l’on est parvenu maintenant, en agissant sur la circulation, à immuniser tout à fait les tissus. Sans compter que les découvertes récentes sur l’innervation…

— De sorte qu’il n’y aurait plus de maladies ?

— Hélas ! monsignor ! reprit le cardinal, avec une patience toute paternelle, il y en a encore des centaines, et qui ne sont que trop réelles, à coup sûr : mais presque toutes ces maladies sont mentales, ou encore psychiques, comme disent les savants. Et nous avons des spécialistes pour chacune d’elles. Les mauvaises habitudes de pensée, par exemple, aboutissent toujours à produire certaines affections de l’esprit ; et il existe des hôpitaux pour ce genre d’affections, comme aussi des maisons d’isolement.

— Pardonnez-moi, Emmenée, intervint le médecin, mais je crois qu’il ne serait pas bon de trop entretenir monsignor de ce sujet-là ! Pourrais-je lui poser une ou deux questions ?

Puis, sur la réponse affirmative du cardinal, le médecin se rassit, et demanda à l’homme qui avait perdu la mémoire :

— Écoutez, monsignor ! est-ce que vous aviez l’habitude de dire la messe tous les jours ?

— Je… je ne sais pas, balbutia le malade.

— Mais oui, docteur, certainement ! déclara le père Jervis.

— Et vous vous confessiez une fois par semaine ?

— Deux fois par semaine ! dit le P. Jervis. C’est moi qui suis le confesseur de monsignor.

— Parfait ! dit le docteur. Pour le moment, je conseillerais, en règle générale, une seule confession par quinzaine. Quant à la messe, je ne vois pas d’inconvénient à la maintenir comme par le passé. Mais monsignor ne pourra réciter, tous les jours, qu’une moitié au plus de ses oraisons quotidiennes ; et défense absolue d’y joindre aucune pratique de dévotion, sauf naturellement l’examen particulier.

« Quant au reste, poursuivit le médecin, d’un ton de voix plus impérieux, j’ordonne un changement complet de milieu. Ce changement devra durer au moins un mois, sinon davantage. Si le rapport du prêtre-médecin à qui sera envoyé l’examen n’est pas satisfaisant, l’absence de monsignor aura à être prolongée. Il faut absolument que le malade ne s’occupe d’aucune affaire dont il pourra se dispenser.

— Et croyez-vous qu’il puisse partir dès ce soir ? demanda le cardinal.


— Le plus tôt sera le mieux ! répondit le médecin, en se relevant.

— Qu’est-ce donc qui m’est arrivé ? demanda monsignor.

— Rien qu’une petite explosion mentale, et qui, fort heureusement, n’a pas affecté le mécanisme du cerveau. Nulle trace, comme je vous l’ai dit, d’aliénation, ni de rupture d’équilibre. Je ne puis pas vous promettre que le dommage soit capable d’être pleinement réparé ; mais il me semble qu’un peu d’application réussira aisément à remédier aux inconvénients qui résultent pour vous de l’accident. De vous seul dépendra, monsignor, d’allonger ou de raccourcir le délai, jusqu’au jour où vous pourrez reprendre vos fonctions ici. Aussitôt que vous vous serez remis au courant, il vous sera possible de redevenir tout à fait l’homme que vous étiez. Eminence, messieurs, au revoir !

II

Les horloges de Londres sonnaient minuit lorsque les deux prêtres arrivèrent sur le pont, soigneusement abrité, de l’aérien s’apprêtant au départ.

Pour Mgr  Masterman, le spectacle était proprement une stupeur. Pas un détail qui ne lui fut nouveau. De l’endroit où il se tenait, sur le pont supérieur, ses yeux apercevaient au-dessous de lai une cité lumineuse qui lui semblait appartenir à un royaume de féerie. Il n’y avait plus, naturellement, de cheminées, mais des flèches, et des tours, et des pignons se dressaient devant les yeux comme dans un rêve, tout brillants contre le ciel sombre, illuminés d’un rayonnement à la fois très puissant et très doux. À droite, tout près de la station des aériens, s’élevait la tour de Saint-Édouard, sur laquelle trois quarts de siècle avaient déposé maintenant de douces teintes orangées. À gauche, c’était une série de constructions d’un dessin architectural que le voyageur ne comprenait point, mais dont l’aspect l’enchantait ; en face, le bloc du Palais de Buckingham lui apparaissait tel qu’il avait l’impression de l’avoir toujours connu.

Le pont du navire volant où il se tenait se trouvait suspendu au moins à 300 pieds de hauteur par-dessus le niveau du sol. Monsignor avait, tout à l’heure, examiné l’aérien entier du dehors, et avait eu comme un vague souvenir de le connaître déjà. Il lui semblait que cette notion de vaisseaux aériens éveillait dans son esprit de vagues souvenirs, mais beaucoup plus vagues que ceux des automobiles et des chemins de fer. Lorsque, une heure ou deux auparavant, il avait demandé au P. Jervis s’ils partiraient de Londres par le train, puis le paquebot, le vieux prêtre lui avait répondu que ces moyens n’étaient plus employés que pour de très petits voyages. À présent, debout sur le pont, il observait et rêvait.

Dans le calme profond d’alentour, il écoutait avec curiosité un étrange bourdonnement remplissant l’air avec un rythme continu de montée et de descente, comme le bruit d’une ruche. Tout d’abord il croyait que ce bourdonnement provenait des machines du vaisseau ; mais bientôt il s’aperçut que c’était la rumeur des rues de Londres, à ses pieds ; et, du même coup, il découvrit pour la première fois que les piétons étaient infiniment rares, dans ces rues, tandis que toutes les chaussées étaient encombrées de voitures des formes les plus diverses. Ces voitures faisaient entendre un son de cor très doux sur leur passage, mais ne portaient aucune lumière, car les rues se trouvaient tout à fait aussi claires qu’en plein jour, avec des reflets qui semblaient descendre de sous le toit des maisons. Cet effet de lumière avait pour conséquence de faire apparaître la ville comme vue à travers une vitre ou une couche liquide, — le tout constituant un tableau merveilleusement net et élégant, où tous les mouvements auraient résulté d’un seul grand appareil ordonné et précis.

Le contact d’une main, sur le bras de monsignor, l’interrompit dans sa contemplation.

— Vous aimerez sans doute à voir le départ ? dit le prêtre. Venez par ici !

Le milieu du pont, lorsque les deux voyageurs s’en approchèrent, leur offrit une image parfaitement rassurante et aimable. Des groupes de tables et de fauteuils y étaient semés çà et là, et une douzaine environ de voyageurs s’y étaient installés commodément. Tout à fait au centre du pont, une barrière basse protégeait l’issue d’un escalier ; et les deux hommes allèrent se poster auprès de cette espèce de puits.

— Ceci, voyez-vous, est un modèle tout nouveau ! dit en souriant le P. Jervis. Il y a quelques mois, tout au plus, qu’on l’emploie.

— Oui, je vous en prie, dites-moi tout ! demanda monsignor.

— Eh ! bien, regardez par là, au bas du second escalier ! Les marches que voici conduisent au pont de la seconde classe, et celles qui suivent aboutissent aux appareils du navire. Voyez-vous cette tête d’homme, en pleine lumière, juste au-dessous de nous ? C’est le premier ingénieur. Assis dans un compartiment de verre, il peut observer les alentours dans tous les sens. Les machines se trouvent juste en face de lui, et le…

— Un moment, s’il vous plaît ! Par quelle force est mû le navire ? Est-ce que c’est ici le système du plus léger que l’air ?

— Voyez-vous, toute la coque extérieure du navire est creuse. Chacun des objets que vous apercevez ici, même les fauteuils et les tables, tout cela est fait d’un métal que vous connaissez certainement, l’aérolite. Cela est mince comme du papier, et plus solide que l’acier. Or donc, c’est la coque du navire qui lient lieu de l’ancien ballon. La sécurité, également, est beaucoup plus grande : car le navire est partagé par des cloisons automatiques en une foule de petits compartiments, de telle sorte qu’un accroc ici ou là n’a, pratiquement, aucune importance. Et lorsque le navire est au repos, comme maintenant, tous ces tubes ne contiennent que de l’air : mais lorsque l’on s’apprête au départ, une pompe introduit dans ces tubes, du réservoir qui se trouve placé au-dessous, le gaz le plus volatil que l’on connaisse, communément appelé l’aéroline. On introduit ce gaz jusqu’à ce que la pesanteur spécifique de l’ensemble du vaisseau se trouve aussi rapprochée que possible de la pesanteur spécifique de l’air. Comprenez-vous ?

— Oui, je crois comprends ; et, en effet, tout cela me paraît assez simple.

— Le reste s’obtient au moyen de roues et de vis, mues par l’électricité. La queue du navire, — vous la verrez dès que l’on sera en marche, — est une invention toute récente. C’est absolument comme la queue d’un oiseau, capable de se tourner en tous sens. En plus, il y a deux ailes, de chaque côté, qui peuvent servir, à l’occasion, de propulseurs, dans les cas où les écrous fonctionneraient mal. Mais le plus souvent ces ailes ne servent qu’à faciliter le balancement et le glissement. Comme vous le voyez, la perspective d’un accident est à peu près impossible, sauf pour ce qui est des collisions. Si l’un ou l’autre des appareils ne veut pas aller, il y a toujours quelque chose d’autre pour le remplacer.

— De sorte que ce modèle ressemble beaucoup à un oiseau ?

— Mais oui, monsignor, naturellement ! répondit le P. Jervis avec son sourire amusé. Les hommes ont fini par comprendre qu’il serait insensé pour eux de vouloir corriger les desseins de Dieu. Tenez, voici que l’on fait des signaux ! Nous allons partir ! Venez jusqu’à la proue ! Nous y serons mieux pour tout voir !

Le pont supérieur aboutissait aune barrière, au-dessous de laquelle saillait, vers le niveau du pont inférieur, la proue véritable du vaisseau. Sur cette proue, dans un petit compartiment de verre durci, se tenait le pilote entouré de ses roues. Mais celles-ci ne ressemblaient à rien de ce que se rappelait l’homme stupéfait qui les regardait. D’abord, elles étaient toutes petites, et puis elles se trouvaient disposées en demi-cercle autour du pilote, formant en face de celui-ci comme un grand clavier.

— Attention, dit le P. Jervis, nous partons !

Au même instant trois appels de cloche sonnèrent, d’en bas, bientôt suivis d’un quatrième. Le pilote, dès la première sonnerie, s’était redressé et avait regardé autour de soi ; au quatrième coup de cloche, il se pencha soudain sur les roues, comme un musicien qui commencerait à jouer sur un piano. Pendant les premiers instants, monsignor eut conscience d’un léger mouvement balancé, qui se trouva remplacé, presque aussitôt, par une faible sensation de resserrement des deux tempes, rien de plus. Cela même, d’ailleurs, ne fut que passager ; et lorsque monsignor put de nouveau regarder autour de soi, ses veux tombèrent sur le rebord du navire. Il saisit convulsivement le bras de son compagnon.

— Voyez, dit-il, qu’est-ce que c’est ?

— Mais oui, nous voici partis ! répondit tranquillement le vieux prêtre.

Au-dessous d’eux, de chaque côte, s’étendait maintenant une vue à vol d’oiseau, presque illimitée et merveilleusement belle, d’une cité illuminée, — séparée d’eux par ce qui semblait un abîme incommensurable. De l’énorme hauteur où ils s’étaient élevés, Londres apparaissait comme un plan de ville très compliqué, avec des taches sombres entrecoupées de lignes lumineuses. Et puis, pendant que le spectateur effaré contemplait cet horizon de féerie, voici qu’il aperçut, devant soi, deux taches sombres d’une étendue énorme, avec un torrent lumineux coulant entre elles.

— Et cela ? murmura-t-il. Qu’est-ce que c’est ? Le vieux prêtre ne parut pas même s’apercevoir de son agitation.

— Mais oui, dit-il naturellement, il y a des maisons sur tout le chemin, jusqu’à Brighton, et c’est précisément leur rangée qui nous sert de direction. Je crois même que cet aérien-ci prend des passagers à Brighton.

Les deux hommes entendirent un pas s’approcher, derrière eux.

— Bonsoir, monsignor ! dit une voix. N’est-ce pas que voilà une nuit admirable ?

Le prélat se retourna, tout confus, et vit un homme en uniforme qui le saluait respectueusement.

— Ah ! capitaine ! dit le P. Jervis. C’est vous qui allez nous faire traverser le détroit ?

— Eh ! oui, mon père ! Je suis de service tous les jours, cette semaine.

— Je ne parviens pas à comprendre… commença monsignor.

Mais une discrète poussée du P. Jervis l’arrêta. Le capitaine, cependant, avait entendu le début delà question, et lui avait attribué un sens tout différent.

— Que voulez-vous, monsignor, dit-il, il faut bien faire son métier ! Toute cette semaine, c’est le Saint-Michel qui est de service ; la semaine suivante, c’est le Saint-Gabriel ; et ainsi de suite.

— Comment ?

— Oui, au fait, se hâta de reprendre le P. Jervis, comment donc est venue l’idée de dédier les vaisseaux aux archanges ? J’ai oublié.

— Oh ! mon père, cela est de l’histoire ancienne pour moi, dit le capitaine. Mais excusez-moi, je crois qu’on m’appelle !

Il s’inclina de nouveau, et s’éloigna rapidement.

— De sorte que ces vaisseaux aériens s’appellent de noms d’archanges ? demanda monsignor à son compagnon.

— Mais oui, répondit le P. Jervis, on aime beaucoup tous les noms de ce genre. Quoi de plus naturel, d’ailleurs, que de mettre des navires volants sous la protection des anges ?… Mais, au fait, monsignor, vous feriez bien de ne jamais adresser de questions qu’à moi, si vous ne voulez pas que l’on s’aperçoive de votre étrange aventure.

Monsignor s’empressa de changer de sujet.

— Quand serons-nous à Paris ? demanda-t-il.

— Nous arriverons un peu en retard, je crois bien, à moins que nous regagnions le temps perdu. En principe, nous devrions arriver à trois heures. J’espère que l’arrêt à Brighton ne durera pas trop longtemps. Mais ce vent qui est en train de se lever risque de nous retarder plus ou moins gravement.

— Je suppose que la descente à la station et le nouveau départ exigent quelque temps ?

Le P. Jervis se mit à rire.

— Mais les aériens ne descendent jamais, à aucune station, avant le terme du voyage ! dit-il. Ce sont les voyageurs des stations intermédiaires qui viennent à eux. Aussi bien doivent-ils déjà nous attendre, car nous allons être à Brighton dans cinq minutes.

Bientôt, en effet, très loin vers le sud, sous le ciel plein d’étoiles, la voie lumineuse au-dessus de laquelle voyageait l’aérien sembla de nouveau se répandre brusquement en un autre grand réseau de lumières. Au delà, ces lumières se trouvaient comme coupées brusquement par une longue ligne onduleuse d’obscurité presque complète.

— Brighton ! la mer ! et voici déjà les passagers qui attendent !

Monsignor eut d’abord quelque peine à se reconnaître, dans l’éclat des lumières qui illuminaient la ville étendue à ses pieds : mais peu à peu il reconnut quelque chose comme un radeau flottant, dont les contours étaient faits de flamme.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— C’est un quai aérien, naturellement chargé d’aéroline. Il s’élève en ligne droite de la station d’au-dessous, et est maintenu en position à l’aide d’écrous. Vous allez le voir redescendre après que nous serons partis. Venez à l’arrière, nous verrons mieux de là.

Au moment où ils atteignirent l’autre extrémité du vaisseau, le vol de celui-ci s’était ralenti jusqu’à donner l’impression de l’immobilité ; et aussitôt que monsignor put se pencher sur la balustrade, il vit que l’aérien glissait très lentement tout contre le rebord du large radeau qu’on avait aperçu précédemment. Puis il y eut un instant de remous, une vibration légère ; et puis monsignor entendit des voix et un bruit de pas sur le pont du navire.

— Voilà qui est fait prestement, n’est-ce pas ? demanda le P. Jervis.

Cinq minutes plus tard, les trois coups de cloche retentirent, comme au départ de Londres ; et au quatrième coup, soudain, monsignor vit descendre, plonger rapidement comme une pierre au fond d’un puits, la vaste plate-forme qui, tout à l’heure, lui avait semblé aussi immuable que le sol d’où elle s’était élevée. Dès l’instant suivant, le voyageur, ayant regardé au-dessous de soi, découvrit que l’aérien se trouvait déjà assez loin, par-dessus la tache sombre de la mer.

— Voulez-vous que nous descendions un peu dans l’intérieur du navire ? lui demanda le vieux prêtre.

La descente des marches ne présentait aucune difficulté. Malgré un vent assez vif, le vaisseau volait sans la moindre oscillation, et bientôt les deux voyageurs débouchèrent sur l’entrepont.

Celui-là était beaucoup plus encombré que le pont supérieur. Des bancs couraient le long du rebord, sous d’énormes fenêtres, et presque tous ces bancs étaient occupés, comme aussi les sièges qui leur faisaient vis-à-vis, séparés d’eux par des rangées de tables. Au centre se dressait un étroit comptoir couvert de bouteilles, et devant lequel une vingtaine d’hommes se tenaient debout, en train de se rafraîchir. À l’arrière de l’entrepont, une rangée déportes semblaient donner accès à des cabines.

— Voulez-vous voir l’oratoire ? demanda le P. Jervis.

— L’oratoire ?

— Mais oui, naturellement. Les navires à long trajet, qui ont à bord des chapelains attitrés, possèdent même des chapelles Saint-Sacrement. Mais ces petites lignes-ci n’ont que de simples oratoires.

Monsignor le suivit, muet de surprise, jusqu’au fond du vaisseau. Là, derrière d’épais rideaux, il aperçut un petit autel, une lampe suspendue au plafond, et une statue de saint Michel.

— Mais cela est prodigieux ! murmura le prélat, en découvrant quelques personnes agenouillées. Je suppose, reprit-il, que ces paquebots, et les chemins de fer, et tout le reste appartiennent à l’État ?

Le P. Jervis secoua la tête.

— C’est qu’on a essayé sous le régime socialiste, dit-il. On a essayé toute sorte de choses qui étaient dans l’air depuis longtemps, et dont l’échec décisif nous a laissé de précieuses leçons. Voyez-vous, monsignor, dans ce bas monde, dès que la concurrence s’arrête, l’effort s’arrête aussi. La nature humaine, en fin de compte, doit être prise telle qu’elle est. Les socialistes avaient oublié cela. Non, aujourd’hui, nous encourageons autant que possible l’initiative privée, sous le simple contrôle de l’État.

Au sortir de la chapelle, le P. Jervis demanda à monsignor :

— Ne voudriez-vous pas vous reposer un peu ? Nous n’arriverons pas avant trois heures ; et le cardinal a fait réserver sur l’aérien une chambre pour nous.

Il désignait du doigt une petite cabine, sur la porte de laquelle son nom se trouvait inscrit. Monsignor s’empressa d’accepter.

— Mais oui, dit-il, je le veux bien ! J’ai tant de choses à méditer !

Il s’enferma dans la cabine, où le P. Jervis lui avait promis de venir le réveiller une demi-heure avant l’arrivée. Il ôta ses souliers bouclés, s’étendit sur la couchette, et essaya de mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Mais impossible d’y parvenir : des milliers d’idées continuaient à tourbillonner dans son esprit.

Bientôt, fatigué de rester étendu, il se rassit, écarta le petit rideau qui couvrait la fenêtre ronde de la cabine, et regarda au dehors. On ne pouvait voir que très peu de chose ; mais, par degrés, les yeux du voyageur distinguèrent comme un réseau lumineux qui semblait glisser quelque part, très bas au-dessous de lui, et qu’il supposa être déjà une ville française. De nouveau il tacha passionnément à retrouver, au fond de sa mémoire, quelques bribes de souvenirs qui lui permissent de concilier son passé avec la série de ses impressions nouvelles. Mais en vain. Il était comme un enfant qui aurait un cerveau d’homme mur. Il se sentait plongé dans un mode d’existence où toutes choses lui apparaissaient renversées sens dessus dessous, et pourtant très nettes, très simples, et aussi naturelles qu’il était possible ; et c’était surtout cette simplicité et ce naturel qui l’accablaient de stupeur.

Ainsi il se tenait immobile, écoutant inconsciemment le souffle vigoureux de l’air que fendait le navire, et parfois des échos des voix humaines échangeant des paroles sur le pont, au-dessus de sa tête une ou deux fois un son de cloche, annonçant que le pilote avait à communiquer un message à quelqu’un des autres fonctionnaires du bord. Ainsi se tenait assis sur sa couchette John Masterman, prélat de S. S. Grégoire XIX, secrétaire de S. E. le cardinal Gabriel Bellairs, et prêtre de la Sainte Église romaine, travaillant à se persuader qu’il était vraiment sur un navire aérien, en route pour se rendre à la cour du roi catholique de France, et puis que, d’une manière générale, le monde civilisé tout entier fondait dorénavant sa conduite sur les croyances que lui-même, en sa qualité de prêtre, devait naturellement considérer comme siennes !

Enfin un coup léger, sur la porte, le tira de sa rêverie.

— Il est temps de vous lever, monsignor, lui dit amicalement le P. Jervis. Nous voici tout près d’arriver à Saint-Germain !