Éditions Édouard Garand (56p. 39-41).

XXI

Le terme du dénouement approchait. Bientôt les deux hommes seraient en présence l’un de l’autre. Que sortirait-il de cette rencontre ?

Qui l’emporterait ?

C’est ce qu’Annette se demandait après que son frère lui eut fait part de son intention de dévaliser André Dumas.

Elle tremblait à cette perspective. L’avertir ? Elle ne le pouvait pas. Elle ne pouvait pas livrer son frère à la merci de l’homme qu’elle aimait. Pendant qu’Ernest Germain étudiait les moyens de pénétrer chez le millionnaire, celui-ci, de son côté, étudiait les moyens de l’attirer chez lui. Entre eux le truchement. Johnson. À son insu, le bootlegger jouait le premier rôle. Il était la cheville ouvrière, le « deus ex machina ». Avant même que son patron ne lui eut dit sa ligne de conduite, le chauffeur recevait du roi de « l’underworld » une invitation de le rencontrer clandestinement à son « blind pig ». Johnson s’y rendit.

Pit Lemieux lui demanda s’il connaissait le secret du coffre-fort, les lettres qui formaient la combinaison du coffre-fort. Johnson répondit qu’il ne le savait pas, mais que d’ici quelques jours, il serait en mesure de lui fournir les renseignements voulus.

— C’est facile, tu es dans la place. Tu n’as qu’à te cacher dans la pièce, derrière un meuble, surveiller le patron et écrire les détails du secret au fur et à mesure.

— Et quelle récompense si je te le procure ?

— Cent mille dollars.

— Tu n’as pas peur d’être arrêté, reconnu, condamné ?

— Non, après le vol — pardon, je me trompe, après m’être fait justice, je saute dans un auto, la tienne, j’arrête chez nous, et nous filons jusqu’à New-York. Ensuite je me moque de ce qui peut arriver. Avant que Dumas se soit aperçu de quelque chose, nous sommes en mer et nous filons, sous de faux noms, vers l’Europe. Je vais m’occuper des passeports dès aujourd’hui.

Un doute lui traversa l’esprit.

Si Johnson se servait avant lui de l’opportunité qui s’offrait de faire un coup d’éclat, de s’emparer en une seule fois d’une somme fabuleusement colossale, de perpétrer, profitant de la confiance d’un jeune homme imprudent, l’un des vols les plus considérables qui se soient jamais commis ?

L’appât du gain est puissant chez ceux qui ont vécu en marge de la société. Peut-être Johnson irait-il, une fois fasciné par l’or, jusqu’au meurtre !

Il regretta presque de l’avoir mis dans la confidence.

— Écoute-moi, lui dit-il, devançant la tentation, au cas où elle l’effleurerait. Une fois j’ai donné à chacun de vous le bénéfice du doute. Si cette fois tu « double-crossais » comme disent les américains, je n’hésiterais pas une seule minute à t’abattre comme un chien. Tu aurais beau te sauver. Le monde n’est pas assez grand pour te cacher. Moi ou l’un de mes hommes te trouverions bien un jour ou l’autre. C’est compris ? Tu m’aides.

— Je t’aide.

— À demain. Tu auras du nouveau ?

— J’aurai la combinaison.

Et le soir en rentrant chez lui, Johnson alla retrouver son patron, lui conta dans ses moindres détails l’entrevue qu’il venait d’avoir, lui demanda ses instructions et l’adjura, quoi qu’il advienne de ne jamais le mêler, de près ou de loin à l’aventure, ni même de faire arrêter son ancien compagnon de l’Underworld.

— Voulez-vous, ajouta-t-il, savoir exactement à quoi vous en tenir sur ceux qui essaient de vous faire du tort. Je vous fournis la clef de l’énigme. Je trahis l’un de mes meilleurs amis pour vous.

— Je ne te demande pas cela. J’ai horreur des traîtres.

— Pourtant vous m’y obligez.

— Non pas. Je te jure de ne pas le faire arrêter, ni même tuer, sauf bien entendu à mon corps défendant… Voici la combinaison. Elle est fausse mais tu n’es pas obligé de le lui dire. Jeudi soir, je suis supposé être en dehors de la ville. C’est le meilleur moment. Tu le fais entrer par chez toi, tu l’introduis dans mon appartement, tu lui indiques où se trouve le coffre-fort. Le reste je m’en charge. Il faut que j’en aie le cœur net. Cette histoire stupide de conspiration et de complots m’embarrasse et m’ennuie. Il faut qu’elle finisse. Vas chez ton ami cet après-midi. Je me fie à toi. Je te crois dans le fond un honnête homme.

L’après-midi, Johnson rencontra Pit Lemieux et le plan concerté fut adopté. Minuit, le jeudi soir marquait la minute de sa réalisation.

Il pleuvait. Il ventait. La pluie s’abattait sur les toits, dans les fenêtres, avec un bruit violent. Elle crépitait. Elle tambourinait des marches sur les vitres.

— Tu m’emmènes avec toi, demanda Annette.

— Mais non, tu es folle. Il y a du danger à courir et je ne voudrais pas que tu t’exposes.

— Mais puisque notre cause est une cause commune.

— Je puis accomplir la besogne seul.

— Il y a la mort de notre père à venger. Et je veux y participer.

— Si j’étais pris ? C’est la prison pour la vie.

— Je serais prise avec toi. Nous serions pas condamnés, je leur expliquerais l’affaire, toute l’affaire moi-même, et le juge m’écouterait. Je suis une femme… Si Monsieur Dumas te surprenait.

— Je tirerais sur lui.

Et ce disant il caressait dans sa poche la crosse de son browning.

— Tu le détestes donc bien gros.

— Je lui en veux à mort. Toi aussi tu le détestes ?

— Plus que toi. Sans lui, sans son oncle, nous serions riches, notre père vivrait encore. Nous serions si heureux. Tu veux que je t’accompagne.

— Non. Sois raisonnable.

Il alla quérir sa casquette, endossa son imperméable et embrassa sa sœur.

— Dans quelques heures au plus je viendrai te chercher et ensemble nous partirons bien loin.

Elle fit mine de se résigner. Mais après qu’il eut franchi le seuil de la porte pour disparaître dans la nuit, par la pluie et le vent, une grande lassitude l’envahit, une grande crainte s’infiltra en elle. Ses nerfs trop longtemps tendus, se détendirent brusquement et elle pleura sa détresse et son découragement.

Qu’allait-il advenir de cette rencontre Un pressentiment l’avertissait d’un malheur imminent. Des visions douloureuses, cruelles, des visions de sang obsédaient son pauvre petit cerveau.

Elle avait peur, terriblement peur. Oui ! qu’allait-il advenir ?

Était-il bien absent de la ville. N’avait-elle pas entendu sa voix cet après-midi même, lorsqu’elle lui téléphona, voulant se rendre compte de la véracité des dires de Johnson.

Johnson, protégé par Dumas qui lui pardonnait jusqu’à sa dernière trahison, n’était-il pas maintenant un instrument docile entre ses mains ? Ne l’aidait-il pas à dénouer la trame de ce mystère ?

Quel rôle jouerait-elle dans tout cela ?

Attendre passivement que le rideau tombât sur le dernier acte, en spectateur inconsciente de la catastrophe qui se préparait ?

Sous l’afflux des idées contradictoires qui se pressaient dans son cerveau, sa tête lui faisait mal, ses yeux se voilaient. Soudain, une éclaircie se fit. Elle vit jour à travers le fouillis des faits.

À son tour, elle deviendrait actrice du drame. Réussirait-elle à en changer le dénouement. Elle l’espéra se fiant à la Providence.

Mieux valait la certitude d’un malheur que ce doute affreux, que cette incertitude qui l’inquiétait, l’affolait. Elle se vêtit, et à son tour, s’avança dans la nuit, par les rues désertes, au milieu de la rafale qui s’abattait sur elle et de la pluie qui la trempait.