Éditions Édouard Garand (56p. 38-39).

XX

Julienne se trouvait par hasard au bureau de son père quand la sténographe vint avertir l’avocat que Monsieur Dumas demandait à le voir.

— Faites entrer, dit-il.

La jeune fille se leva et fit semblant de consulter un livre dans la bibliothèque.

Quand le jeune homme entra, elle détourna la tête.

Agacé par cette rencontre, il salua froidement.

Le savant maître, avec forces salutations, avança un siège à son client.

— Julienne peut se retirer ?

— Ce n’est pas la peine. Elle peut parfaitement entendre ce que j’ai à dire. Cela n’a guère d’importance.

Deux yeux courroucés se tournèrent vers lui et lancèrent un regard froid comme l’acier.

— Vous vous faites rare, Monsieur Dumas ?

— Que voulez-vous, j’ai été très occupé ces jours-ci.

— Julienne me contait cela qu’on ne vous voyait plus.

— Papa, je te prie de ne pas me mettre en cause.

Cela fut dit sèchement, sur un ton qui n’admettait pas de réplique et elle ajouta, voulant piquer son antagoniste au vif de sa fierté.

M. Dumas ne m’intéresse pas. Je lui ai moi-même signifié que je ne prisais ses visites en aucune façon. Malgré son argent, nous ne sommes pas du même monde.

— En effet, Mademoiselle, vous avez raison. J’avoue que la compagnie des snobs m’ennuie considérablement.

Le plafond se serait écroulé soudain que Mtre Goselin n’aurait pas été plus interloqué. Que signifiait cet échange d’aménités ? Que s’était-il passé entre les deux jeunes gens ?

Le mariage de sa fille avec l’héritier, mariage que dans son imagination il prenait pour une réalité, s’écroulait-il ?

— Voyons, Julienne, sois raisonnable ! Monsieur est un charmant garçon et tu as tort de lui parler de cette façon.

La jeune fille toisa l’auteur de ses jours, qui baissa les yeux et battit en retraite sous les feux des deux prunelles ardentes qui luisaient comme des charbons incandescents.

— Papa, je t’ai déjà dit de ne pas t’occuper de mes affaires personnelles. Je suis majeure et assez vieille pour me conduire.

André ne put résister à la tentation de faire de l’ironie.

— Vous trouvez ? Assez ou trop vieille.

Il oubliait le malheureux qu’une femme ne pardonne jamais une blessure à sa vanité.

— Comme vous avez de l’esprit ! Mais combien lourd il est. Vous resterez bien toujours le campagnard mal dégrossi que nous avons essayé de rendre plus civilisé.

Ce disant, elle tourna le dos et prit sur un rayon de la bibliothèque un livre qu’elle feuilleta machinalement.

L’avocat ne savait à quel saint se vouer. Il roulait vers le plafond ses yeux exorbités, soupirait, et de ses grosses mains froissait et refroissait une feuille de papier.

Le jeune homme prit aisément son parti de cette fugue et conta le but de son entrée.

Il voulait investir tous ses capitaux dans l’industrie de la mise en conserve des produits du sol. Il priait l’avocat de mettre au point tous les documents qu’il avait en main.

— J’ai décidé de tout garder chez moi.

— Vous n’avez pas peur d’être dévalisé. Toutes vos valeurs sont négociables. Ce sont des certificats d’actions, des débentures, des bons, des obligations.

— Il n’y a pas de danger. J’ai un solide coffre-fort et j’en connais seul la combinaison.

— Je n’ai presque rien dans ma voûte. Vos coupures sont en sûreté à l’International Trust.

— Je vous ai dit que je voulais les avoir chez moi. Vous allez venir au trust. Mon auto est à la porte.

— Puisque vous le désirez. Mais je vous avertis que ce n’est pas prudent.

— Je le désire ainsi. La discussion est terminée.

Julienne n’avait pas perdu un mot de la conversation. Sa route à suivre était tracée. L’occasion s’offrant d’une belle vengeance.

Aussi n’eut-elle rien de plus empressé que de trouver l’adresse de Pit Lemieux et de se mettre en communication avec lui.

Le lendemain, ils se rencontraient dans le lobby d’un hôtel fashionable dans l’ouest de la ville.

— Vous connaissez M. Dumas, demanda-t-elle ?

— Oui.

— Vous savez qu’il est très riche ?

— Oui.

— Si je suis bien renseigné, il vous a déjà chassé de chez lui comme on jette à la porte un mendiant ou un malfaiteur ?

— Vous êtes bien renseigné.

— Je suppose donc que vous avez des raisons de ne pas l’aimer de tout votre cœur ?

— Vous supposez juste.

— Si je vous disais où se trouve l’endroit exact où sa fortune entière, ses richesses en valeurs négociables sont réunies, cela vous rendrait-il service ?

— Un service immense.

— Tenteriez-vous l’impossible pour le dévaliser ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que je le hais… Toute sa fortune est enfermée chez lui dans un coffre-fort. Le coffre-fort est dans son cabinet de travail, dissimulé derrière un pan de bibliothèque. Le pan de bibliothèque se déplace à volonté.

— Savez-vous la combinaison du coffre-fort ?

— Non ! c’est à vous de la trouver en soudoyant quelqu’un de son personnel.

— Mademoiselle, je vous remercie de vos renseignements. Je vous en suis très reconnaissant.

— Prouvez-moi votre reconnaissance en le ruinant.

Elle allait ajouter.

— Tuez-le si vous pouvez.

Elle se reprit en songeant que son triomphe serait plus grand de l’insulter dans sa pauvreté, comme lui l’avait insultée dans son opulence.

— Monsieur j’ai l’honneur.

— Me direz-vous qui vous êtes ?

— À quoi bon. Bonsoir.

— Bonsoir.

Le nœud du drame se resserrait. La Némésis, cette déesse dangereuse, cruelle et fatale venait de mettre en scène un personnage de plus qui aidait au dénouement de l’intrigue en la corsant davantage.