Éditions Édouard Garand (56p. 5-6).

I

— Tu t’es bien fait attendre ! tu mangeras ton souper froid.

C’est par ces paroles peu engageantes qu’André Dumas fut salué lorsqu’après avoir sonné à trois reprises au No. XXX de la rue Mont-Royal, il vit Madame Boudreault, une veuve sans enfants et qui lavait des chambres, lui ouvrir la porte.

Madame Boudreault pouvait avoir une cinquantaine d’années. C’était une personne d’aspect sévère. Elle était sèche, anguleuse, avec un nez long et un menton effilé. Ses yeux, par leur douceur émue, toujours humides, indiquaient que sous ses manières brusques, elle cachait le meilleur cœur du monde.

— Tu seras toujours pareil. Quand est-ce que tu vas donc avoir de la conduite ?

— Mais, ma tante, c’est pas de ma faute, je me suis écarté.

— Écarté à ton âge ! Tu n’as pas de langue ? Tu n’es pas capable de t’informer ?

— Ma tante, chicanez-moi pas. Je vous assure que ce n’est pas de ma faute.

— Bon c’est assez, Va te mettre à table. Nous causerons après. Tes bagages ?

— Je n’en ai pas. Je retourne chez nous demain soir… Oh ! rien que pour quelques jours… j’ai changé d’idée tout à l’heure.

André s’attabla. Malgré l’annonce d’un souper froid, le repas que tante Germaine lui servit était succulent. Il se composait d’un bouillon à la reine comme potage, des tranches de porc rôties, des patates frites, et pour dessert des confitures aux fraises dans de la crème.

Le jeune homme y fit honneur. Attentive, Madame Boudreault le servait. Elle aimait ce neveu de toute l’affection dont son cœur sevré des joies maternelles débordait. Elle avait perdu son mari, alors qu’elle était jeune femme et André « l’enfant terrible » comme elle se plaisait à l’appeler était demeuré le seul être sur qui déverser un peu de sa tendresse. Il était le fils unique de son seul frère marié. L’autre était mort depuis quelques mois après être demeuré cinq ans sans donner de ses nouvelles.

— Veux-tu du gâteau avec ta crème ?

— Merci ma tante. Seulement si vous aviez du café, du bon café bien chaud et bien fort, j’en prendrais une tasse…

Il ajouta en souriant.

— Et puis, savez-vous ce qui serait bon avec cela. Une larme de cognac dans mon café.

— Enfant terrible !

Elle fouilla dans un tiroir du buffet et en sortit une vieille bouteille de cognac qu’elle conservait précieusement en cas de maladie…

Ses yeux s’attendrirent :

— On ne peut rien te refuser.

Le jeune homme, la figure épanouie, rendue de bonne humeur par l’excellente chair, se renversa sur sa chaise, les deux mains sur sa poitrine.

— Vous êtes une perle, ma tante.

— Tu ne fais seulement que t’en apercevoir ?

— Il y a longtemps que je le sais… Vous me permettez de fumer ?

Avant même d’en avoir reçu l’autorisation, il sortit de sa poche un de ces mauvais cigares, long et noir, qu’il affectionnait et dont la fumé âcre entêtait.

— Je vous avertis auparavant d’ouvrir la fenêtre…

Il ajouta en souriant.

— Ma tante, je vous le repète, vous êtes une perle… Et si mon affaire marche, vous allez voir que je ne vous oublierai pas.

— Tu n’en as pas eu de nouvelles.

— Non ! je dois y retourner demain. M. Gosselin n’était pas à son bureau. Il ne m’attendait pas avant demain matin. Vous rappelez-vous bien de mon oncle Gustave ?

— Oui un peu… Il ne donnait que bien rarement de ses nouvelles. Il parait qu’il était très riche.

— Je ne sais pas. Moi je l’ai vu la dernière fois, il y a cinq ans. Il revenait du Yukon. Il m’a fait un cadeau de cent belles piastres et d’une chaîne de montre… Tenez… je la porte tout le temps… Les lingots d’or n’en sont presque pas usés.

— Et tu es son seul héritier ?

— Il paraît.

— Que vas-tu faire avec tout cet argent ?

— Ce que je fais là ! Non ! Je vous ai dit que je viens demeurer à Montréal.

— Pour bambocher ?

— Ma tante ! Vous me connaissez mieux que cela. J’ai l’intention de me marier.

— Avec qui ?

— Je ne sais pas son nom… je sais seulement que c’est la seule jeune fille que je pourrais aimer… aimer d’amour.

— Comme tu es jeune, André !

— Me le reprochez-vous ?

— Mais non ! Seulement je te conseillerais d’attendre un peu. Est-elle riche ?

— Ça n’en a pas l’air. Elle est habillée aussi pauvrement qu’on peut l’être.

— Depuis quand la connais-tu ?

— Je vous dis que je la connais pas. Je l’ai vue ce soir en attendant le tramway.

— Tu seras bien toujours pareil.

— Je vous remercie du compliment. Je ne désire pas changer… ma tante. Il approche huit heures. Vous allez vous habiller et venir aux vues avec moi.

— Et si ça ne me plaît pas ?

— À moi ça me plaît. C’est tout. Pas de discussion. Ouste, ma tante, dépêchez-vous. J’appelle un taxi. Dans un quart d’heure il faut que vous soyez prête.

Madame Boudreault résista faiblement et consentit à accompagner son neveu.

Elle se réjouissait et s’attristait à la fois des événements survenus récemment.

Son neveu résisterait-il à tant d’argent qui subitement lui tombait dans les mains ? C’était là le mystère qu’elle s’acharnait à résoudre.