Éditions Édouard Garand (56p. 3-5).

LA MYSTÉRIEUSE INCONNUE, Roman Canadien Inédit par Ubald Paquin, Illustrations J’Albert Fournier
LA MYSTÉRIEUSE INCONNUE, Roman Canadien Inédit par Ubald Paquin, Illustrations J’Albert Fournier

Balzac, dans une page célèbre de son « Histoire des Treize » décrit la physionomie des rues de Paris. Il leur prête une vie propre à chacune d’elles. Il y a des rues aristocrates et des rues roturières, comme il y a des rues canailles et des rues honnêtes, des rues saines et des rues maladives, des rues riches et des rues pauvres. Sous la plume puissante, les rues de la Ville Lumière s’animent, prennent corps. On les voit agir, se mouvoir, se réjouir, souffrir. Elles deviennent des entités qui y habitent, une âme, l’âme des citadins qui y habitent, des passants qui les fréquentent. Dans une autre page, l’un de ses héros, surpris par l’averse qui tombe du ciel sur la chaussée et dégouline des toits sur les trottoirs, court se cacher sous une porte cochère. Nouveau sujet de descriptions. L’auteur, avec ce génie puissant qu’aucun romancier dans aucune littérature n’a pu égaler, se livre à des observations et à des études de mœurs originales sur les personnages qui ont dû chercher un abri sous la surprise de cette pluie brutale.

Comme Paris, Montréal a une physionomie particulière à chacun de ses quartiers. Le coin de la rue St-Laurent et Ste-Catherine ne ressemble pas à celui de la rue Peel, pas plus qu’à celui de la rue St-Denis.

À chacun de ces endroits, des êtres de milieux différents, gratifiés d’une éducation différente, pensant de façon différente, s’agglomèrent aux heures de presse, s’y pressent.

Une ville, une métropole surtout constitue pour l’observateur avisé qui sait regarder et plus encore sait voir, un univers en raccourci.

Des races se côtoient, sans se mêler, des instincts s’entrechoquent et il en résulte un mélange hétéroclite tel, qu’il faudrait un Balzac pour le décrire.

Le 14 novembre 19.. vers cinq heures de l’après-midi, André Dumas attendait le tramway à l’angle sud-est des rues Ste-Catherine et St-Denis. Il pleuvait depuis le matin une de ces pluies lentes qui font le ciel et l’atmosphère d’un gris sale et dans leur chute un bruit monotone, dispensateur de spleen.

Le voisinage de l’Université donnait à ce coin un cachet de vie et de gaieté qu’on ne trouve que là. Les étudiants en droit venaient de terminer leurs cours. Ils envahissaient la rue. Ceux qui demeuraient au loin attendaient le tramway. Malgré ce que la température avait de maussade, ils étaient bruyants.

La figure des jeunes filles prenait la teinte de leurs parapluies, les uns mauves, les autres bleus, rouges ou bruns. Il y avait des dactylographes trainant un livre ou une revue sous le bras ; il y avait des jeunes filles de magasins qui paraissaient lasses d’être demeurées debout toute la journée, l’esprit tendu et le sourire aux lèvres, dans l’attente du client. Elles avaient hâte de réintégrer le logis où sous l’empire de la chaleur confortable, elles pourraient oublier les fatigues de ce jour ennuyeux et long.

Il y avait aussi des jeunes femmes, les bras chargés de paquets.

Et c’était ensuite la théorie des hommes, employés de bureau, commis de magasins. Chacun et chacune avait une expression identique de lassitude.

À chaque tramway qui stoppait, tous ces êtres, semblables sous leurs parapluies à des champignons vivants, se mouvaient, se coudoyaient, se bousculaient, essayant de trouver place dans les voitures.

Quelques privilégiés seuls parvenaient à se hisser jusqu’aux marchepieds encombrés et à trouver place à l’intérieur.

Les autres, à chaque départ, reculaient précipitamment jusqu’au trottoir dans la crainte d’être éclaboussés par les autos en marche.

André Dumas attendait depuis dix minutes, mais sans succès.

Il paraissait distrait et ne se rendait compte qu’une fois le tramway parti qu’il devait y monter pour se rendre chez sa tante qui l’attendait pour souper.

Subitement son attention fut attirée par une jeune fille. Elle pouvait avoir environ dix-sept ou dix-huit ans. Elle était mal habillée : un vilain chapeau, un manteau rapiécé, échiffé aux manches et au bas. Une peau blanche cependant, teintée de rose aux joues. Un nez espiègle légèrement retroussé, deux lèvres sensuelles que recouvraient les dents très blanches et très petites. Ce qui le fascina le plus ce fut les yeux, des yeux qui illuminaient tout le visage comme deux puits de lumière.

André Dumas oublia un instant la pluie et perdit le fil des pensées qui l’absorbaient. Il lui parut que le ciel s’éclaircissait et que tout ce qui l’entourait était baigné de clarté. Car il était jeune et naïf sur le chapitre des femmes. Un quidam pressé le bouscula. Les mains dans ses poches, il arrondit le coude et insensiblement, d’une secousse brève et voulue, le repoussa à deux pieds plus loin.

La jeune fille s’apprêtait à monter dans un tram. Il la suivit et se fraya un passage.

Bientôt ils se trouvèrent en face l’un de l’autre. Comme elle le regardait, il lui sourit. Elle plissa ses jolies lèvres et détourna la tête.

— Ah ! ma petite, tu es farouche, pensa-t-il, mais je t’aurai bien.

Le conducteur, un homme dans le trentaine, fier de lui, les moustaches en croc et le regard provocant d’un lovelace, annonçait les rues.

— Mont-Royal, cria-t-il.

André Dumas, ramené à la réalité sursauta. Il songea que c’était son point de raccordement.

Mais comme la jeune fille demeurait à son siège, il jugea bon d’en faire autant.

— Bienville… Boulevard St Joseph… Laurier. Le tramway s’engouffra dans le tunnel et puis ce fut le boulevard St-Denis.

Il se vidait peu à peu.

La jeune fille ne bougeait pas.

S’étant trouvé un endroit commode d’où il pouvait l’examiner à son aise, sans que cela paraisse trop, André Dumas la détailla.

C’est vrai qu’elle était jolie ! Ce qui le frappa le plus ce fut cette expression de candeur qu’il est si rare de rencontrer chez les jeunes filles d’aujourd’hui.

— Elle est pure, conclut-il, cela j’en suis certain.

Il avait toujours rêvé d’une jeune fille ignorante de la vie pour qui il serait le premier amour.

Continuant ses réflexions, il jugea que c’était une perle rare qui ne demandait pour briller qu’un écrin approprié.

Au terminus d’Ahuntsic, elle descendit. La pluie avait fini de tomber. Le vent commençait à s’élever et c’était un vent frais. Transie, elle marchait vite.

À distance, il la suivit.

Elle contourna un coin de rue, puis un autre et s’arrêta devant une maison de brique à un seul étage, entourée d’un jardinet. Elle gravit les deux marches de bois de l’entrée, introduisit la clef dans la serrure de la porte et disparut à l’intérieur.