Éditions Document 47 (p. 229-248).

XI

Ce soir-là, madame Amandine, sortant de la chambre qu’elle occupait hôtel Minerva, eut une surprise. La porte de l’appartement situé en face le sien, celui qu’avait habité Ruby Aubron, s’ouvrait et donnait passage à une jolie fille blonde, potelée, pulpeuse, toute riante. Elle était trop maquillée, mais cela ne parvenait pas à l’enlaidir.

— Bonjour, lança-t-elle d’une voix gaie, en apercevant madame Amandine que l’étonnement avait immobilisée sur le seuil. Alors, nous sommes voisines ?

— Comment, fit madame Amandine, vous habitez dans cette chambre ? Vous savez ce qui s’y est passé ?

— Naturellement !

— Et vous n’avez pas peur ?

— Peur ? Pourquoi peur ? Ah ! là là, si j’étais froussarde, je serai restée bien tranquillement dans ma famille, à Quimper. Mais, je n’ai pas peur, ni des fantômes, ni des hommes.

— Les hommes, les hommes, grommela madame Amandine.

La jolie fille fit une pirouette.

— Les hommes, il faudra bien qu’ils constituent la dot de la petite Mariette. Quand elle sera assez rondelette, je me marie. En attendant, à moi Paris.

Tout en bavardant, les deux femmes avaient atteint la porte d’entrée.

Dehors, il pleuvait à verse.

— Mince de temps, fit Mariette. Heureusement que vous avez votre parapluie. Moi, je vais me trotter. Je suis entraîneuse à l’« Ange Rouge » à partir de ce soir. Au revoir madame.

Blottie dans son imperméable, elle se jeta dans l’ondée.

Madame Amandine la regarda partir ; sur son visage couperosé le mépris s’inscrivait. Un peu de haine également. À son tour, elle s’avança dans la rue. Mais là-bas éclata le rire joyeux de Mariette, car s’étant retournée pour passer d’un trottoir à l’autre, elle venait de voir madame Amandine qui s’en allait gravement sous la pluie en usant de son parapluie fermé comme d’une canne.

Madame Amandine revint peu de temps après, portant une baguette de pain. C’était l’heure où, les locataires étant tous sortis, il y avait du calme et du silence dans l’hôtel Minerva. La concierge faisait les chambres aux étages supérieurs. Madame Amandine se dirigea vers la fenêtre afin de fermer ses rideaux.

Sur le trottoir, un homme, abritant comme il pouvait de la pluie un papier qu’il tenait à la main, hésitait. Il semblait chercher une adresse.

Mme Amandine, en l’apercevant, porta la main à sa poitrine.

— Non… non, fit-elle presque à haute voix, ce n’est pas possible.

Pourtant, elle alla rapidement à la porte qu’elle ferma à double tour. Elle n’avait pas allumé l’électricité. Dans l’obscurité, elle demeura immobile contre le vantail. Elle attendait.

Le temps coulait lentement.

Puis un pas lourd se fit entendre dans le vestibule. Il hésita, s’arrêta, repartit, s’arrêta encore. Il s’approcha de la porte.

Une main frappa plusieurs coups contre le vantail.

— Qu’est-ce que c’est ? fit madame Amandine en s’efforçant de raffermir sa voix.

— Madame Jaumes, s’il vous plaît, répondit une voix d’homme.

— Connais pas.

— Madame Jaumes, J. A, U, M, E, S, insista l’homme.

Pas ici.

— Ah ! c’est ennuyeux. On m’a dit rue Clauzel. mais on ne m’a pas donné le numéro.

— Je vous répète que je ne connais pas ce nom-là.

— Excusez-moi de vous avoir dérangée.

Le pas de l’homme se fit de nouveau entendre dans le couloir. Il s’éloigna, gagna la rue. Madame Amandine rejoignit la fenêtre d’où elle vit l’homme s’immobiliser près d’un réverbère, indécis.

Alors, elle sortit dans le vestibule, courut à la cabine téléphonique qui était placée sous l’escalier au fond du couloir, à la disposition des locataires dont les chambres n’étaient pas munies d’appareils. Sur le cadran elle forma le nombre 17, eut immédiatement la communication.

— Allo Police ! dit-elle d’une voix basse mais distincte. Prévenez immédiatement l’inspecteur principal Neyrac que Pierre Jaumes, l’éventreur de Montmartre est actuellement rue Clauzel en face de l’hôtel Minerva.

— Qui est à l’appareil ? demanda-t-on au bout du fil.

Mais madame Amandine avait déjà raccroché le récepteur. Un sourire méchant était sur son visage quand elle sortit de la cabine. Au lieu de rentrer dans sa chambre, elle suivit le couloir jusqu’à la porte d’entrée. De là, elle pouvait sans être remarquée voir ce qui se passait dans la rue.

Indifférent à la pluie qui n’avait pas cessé, l’homme entrait dans chaque maison, puis en ressortait peu de temps après, ayant sans doute obtenu la même réponse négative à sa question.

À part lui, il n’y avait personne, pas même un agent. Un taxi survint : l’homme lui fit signe. La voiture s’arrêta. Jaumes donna une adresse au chauffeur qui abaissa le drapeau de son compteur, puis monta dans la voiture.

Madame Amandine eut un geste de colère. Elle se retourna pour revenir dans son appartement. Elle ne vit pas qu’une petite voiture occupée par trois hommes s’était lancée sur les traces du taxi au moment où celui-ci démarrait.

La vieille dame se mit à dîner. Elle avait un bon appétit et elle faisait souvent appel au litre de vin blanc qu’elle avait placé près de son assiette. Près d’elle sur un journal en première page s’étalait la photo de Pierre Jaumes

Pendant ce temps, à l’« Ange Rouge », Mariette menait joyeuse vie.

La blondeur de ses cheveux fous, sa gaieté un peu exubérante attiraient sur elle l’attention des hommes.

— Au moins, en voilà une qui échappe à la frousse, remarqua la patronne. Ce n’est pas trop tôt. On mourait d’ennui.

— Qui est cette blonde ? On ne l’a jamais vue encore, demanda un habitué.

— C’est une nouvelle. Elle débarque de sa province.

— Elle n’en a pas trop l’air. Dites-lui donc qu’il me serait agréable de lui offrir une coupe de champagne à ma table.

Mariette acceptait le champagne, acceptait de danser, acceptait les compliments, et son rire fusait.

Mais il était à peine un peu plus de minuit quand elle remit son imperméable sur sa robe du soir et quitta l’« Ange Rouge ».

À peine avait-elle fait quelques pas dehors, qu’un homme s’approcha d’elle, lui prit cavalièrement le bras, se pencha pour lui glisser quelques mots à l’oreille. Mariette répondit :

— Oui.

Et tous deux se dirigèrent vers l’hôtel Minerva.

C’était un homme grand, d’une quarantaine d’années, aux yeux bleus tendres.

Aucun policier ne montait la garde dans la rue.

Madame Amandine, qui ne dormait pas, entendit rentrer le couple. Quand la porte de la chambre se fut refermée sur lui, elle ne put résister à la tentation d’aller coller son oreille contre le vantail de bois.

— Je vous plais, disait Mariette dont la voix claire lui parvenait mieux que celle, plus sourde, de son compagnon… Vous me plaisez aussi… Bien sûr…

Il y eut un long silence.

La vieille dame redescendit chez elle. Nerveuse, elle se promena de long en large dans la pièce, se mordant les lèvres par moment.

Puis elle se glissa dans le couloir. La voix de Mariette lui parvint à nouveau :

— Tu pars déjà ?… Tu reviendras un de ces soirs, tu sais où me trouver, n’est-ce pas…

Madame Amandine comprit que l’homme allait sortir. En hâte, elle regagna sa chambre. À peine avait-elle refermé sa porte qu’elle entendait des pas sonner dans le vestibule, puis la porte d’entrée claquer.

Deux heures sonnèrent.

 

— Deux heures, constata Mariette en regardant sa montre de poignet posée sur la table de chevet.

Dans un déshabillé blanc qui la voilait à peine, fraîche et tentante, elle était assise au bord du lit défait.

On frappa trois coups à la porte.

— Entrez, dit-elle

Lentement, le vantail pivota. Une expression d’étonnement profond s’inscrivit sur le visage de la jeune femme.

— Madame Amandine… Si je m’attendais à vous voir.

Celle-ci s’avançait lentement en s’appuyant sur son parapluie. Elle était vêtue cependant d’un peignoir de couleur sombre.

— Vous avez besoin de quelque chose ? demanda Mariette.

— Non. Mais je voulais voir si vous étiez toujours vivante.

— Pourquoi ?

— Je vous ai entendue rentrer avec quelqu’un. J’étais inquiète pour vous.

— Eh bien, vous voyez, je suis toujours en vie. Un peu lasse seulement, et avec votre permission, je vais dormir.

Madame Amandine, immobile au milieu de la pièce, regardait fixement Mariette qui sentit son dur regard sur son corps à travers le déshabillé transparent.

— Pourquoi me regardez-vous comme cela, fit-elle.

— Vous êtes belle, répondit madame Amandine, d’une voix un peu altérée.

— On me l’a déjà dit, répondit Mariette.

Puis la cascade claire de son rire emplit la chambre.

— Oh !… c’est trop drôle. Vous avez apporté votre parapluie… Est-ce qu’il pleut dans le corridor ?

Madame Amandine s’approcha.

— Je ne le quitte jamais, sachez-le. C’est que ce n’est pas un parapluie ordinaire, un parapluie comme les autres. Regardez.

Mariette se pencha.

Alors, madame Amandine, d’une main extraordinairement forte la saisit par le cou, la renversa sur le lit, et de l’autre main leva, pour en frapper le corps étendu, un long stylet qu’elle tenait dissimulé dans son parapluie.

Mais elle n’abaissa pas son bras. Deux hommes surgissaient : l’inspecteur principal Neyrac lui immobilisait le poignet et Jean Masson la ceinturait.

Hébétée, elle ne chercha pas à se défendre ; sans un mot, sans un cri, elle laissa tomber son arme. Neyrac lui lâcha la main ; Jean Masson, d’une bourrade, la fit asseoir dans le fauteuil.

Neyrac se retourna vers Mariette qui croisait ses mains sur sa gorge.

— Mademoiselle Hérelle, vous avez été parfaite. Vous voyez que l’assassin était dans la maison. Mais nous n’avons jamais pensé que cet assassin put être une femme.

— Ça non !

Jean Masson apportait un manteau à Marion qui l’enfilait par dessus son déshabillé.

— Moi, fit-il, ce parapluie m’a tout de suite paru louche.

— Tu l’avais remarqué ?

— Oui. Derrière le rideau de la penderie, j’étais aux premières loges.

— Un moment, j’ai craint qu’elle ne vit tes pieds. Ils dépassaient.

— Ils ne dépassaient pas. J’y avais fait attention.

— Ils dépassaient.

— Ils ne dépassaient pas.

— Inspecteur, ils dépassaient ou ils ne dépassaient pas ?

— Du cabinet de toilette où j’étais caché, je ne les ai pas vus dépasser.

— Tu vois ?

— Dites-moi, chère amie. Vous n’avez pas eu trop peur ?

— Aucune peur. D’abord, je vous savais là tous les deux…

— Tu parles d’un poireau ! Depuis six heures du soir qu’on était enfermé.

— Ensuite, je pensais si peu que l’assassin pouvait être madame Amandine que je n’ai éprouvé aucune crainte en la voyant entrer.

— Eh bien moi, dit Jean Masson, cela ne m’a pas étonné de la voir pénétrer dans la chambre. Non pas que j’ai eu des soupçons. Mais je me suis dit : En voilà une qui écoute aux portes. Elle a entendu le dialogue qui s’est déroulé entre sa voisine et son compagnon de rencontre. Elle voudrait bien en savoir plus long.

— Jean, gronda Marion en riant.

— Tu as été pourtant épatante, criante de vérité dans ton rôle de petite poule. Roland Lantier a été moins brillant dans son rôle de client. On aurait dit que tu l’intimidais ; il ne savait quoi te dire.

— Mets-toi à sa place. Il est difficile de tenir un duo d’amoureux — et de quel amour ! — sans faire aucun des gestes correspondants et en se tenant à bonne distance.

L’inspecteur intervint.

— Oui, c’est là où votre reconstitution pêchait. Excellente idée de donner à l’assassin à l’écoute la comédie de l’amour verbal, si je puis dire. Mais supposez que ledit assassin ait regardé : il n’aurait pas été dupe.

— Je m’étais assurée, dit Marion, qu’il était impossible de voir. Et puis, jusqu’où auriez-vous voulu que nous poussions notre fac-similé amoureux. Il me semble qu’il était difficile de m’en demander davantage.

À ce moment, Roland Lantier parut dans l’encadrement de la porte.

— Suis-je de trop ? demanda-t-il. Mademoiselle Hérelle, j’étais affreusement inquiet pour vous. Depuis que je vous ai quittée, tout à l’heure, je guette sous votre fenêtre. Mais les rideaux doivent être épais. On n’entend rien, on ne voit rien. Enfin, j’ai cru vous entendre rire et j’ai pensé que tout allait bien. Mais tant pis, nous ne recommencerons pas. C’est vraiment trop risqué.

— Pourquoi recommencer ? dit Marion. C’est inutile.

— Inutile ? Il faudra pourtant que nous arrivions à savoir qui est l’assassin et à l’arrêter. Mon idée de reconstituer tout ce qui s’était passé entre ses précédentes victimes et moi pour l’amener à se découvrir n’était peut-être pas mauvaise en soi. Elle n’a donné aucun résultat.

— Comment aucun résultat, interrompit Neyrac. Et ça ?

Il désignait madame Amandine prostrée dans son fauteuil. Neyrac ne l’avait pas quittée du regard, prêt à intervenir au moindre geste, mais la vieille femme n’avait pas bougé.

— Quoi ? Madame serait… s’étonna l’aviateur.

— Parfaitement, dit Marion. C’est elle qui a éventré successivement vos trois amies, et voilà l’arme dont elle s’est servie.

Elle lui tendait le stylet.

— Mais pourquoi a-t-elle fait cela ? demanda Roland Lantier.

— Nous n’allons pas tarder à le savoir, dit Neyrac. Du moins, je l’espère. Je l’ai laissée se calmer un peu, sortir de l’hébétude où l’a mise son arrestation en pleine crise. Elle me semble aller un peu mieux. Je vais commencer à l’interroger.

— Une minute, vous permettez, réclama Jean Masson qui avait été chercher son appareil dissimulé dans la salle de bains. Quelques clichés à faire.

Il prit d’abord plusieurs photographies de madame Amandine qui ne paraissait ni voir ni entendre ce qui se passait autour d’elle. Puis il se tourna vers Marion :

— À ton tour, Marion. Il faut fixer pour la postérité ton image d’héroïne.

— Tu peux parler de la postérité ! Personne ne me reconnaîtra en blonde. C’est le meilleur déguisement que j’ai trouvé. J’avais rôdé un peu par ici en brune. J’ai craint qu’on ne me reconnaisse. Je me suis fait teindre. Vous voyez. Mariette n’avait plus de rapport avec Marion.

— Je vous demande pardon, dit Roland Lantier. Mariette était aussi jolie que Marion.

— Alors, dépêchez-vous d’admirer Mariette, fit la journaliste, car dès qu’un coiffeur sera ouvert, je redeviens brune.

Il y eut juste à ce moment dans le corridor un certain brouhaha et Chancerel entra dans la chambre de la fausse Mariette en s’exclamant :

— Ça y est. Nous l’avons. Je vous amène l’éventreur de la rue Clauzel.

Les autres le regardèrent avec un rien d’ironie.

L’inspecteur allait s’expliquer, quand retentit un cri horrible, un cri de bête qu’on égorge. Madame Amandine se dressa, la figure convulsée, voulut faire un pas, n’y parvint pas.

Deux inspecteurs en civil venaient d’introduire Pierre Jaumes dans la chambre. Marion et Jean Masson le reconnurent immédiatement : c’était bien, un peu vieilli, l’homme dont ils avaient eu les photographies entre les mains.

Pierre Jaumes, très pâle, regardait madame Amandine.

— Connaissez-vous cette personne, interrogea l’inspecteur ?

— C’est ma femme, dit-il lentement. Il y a vingt ans que je ne l’avais vue, mais je la reconnais. Elle n’a pas beaucoup changé. C’est elle.

Il voulut s’approcher.

Neyrac arrêta son geste.

— Je regrette de devoir vous apprendre ceci au moment où vous la retrouvez. Elle a éventré trois filles, et s’apprêtait à faire subir le même sort à une quatrième quand je l’ai arrêtée, à l’instant même.

Pierre Jaumes laissa tomber ses bras le long de son corps… Il avait l’air accablé.

— Elle a fait cela, dit-il, à mi-voix, elle a fait cela… Alors, c’était donc elle aussi jadis… J’ai payé pour elle.

— Que voulez-vous dire, demanda Neyrac ?

— J’ai été condamné autrefois pour avoir éventré ma maîtresse… J’étais innocent.

— Vous n’avez rien dit, ni à l’instruction, ni à l’audience.

— Je ne pouvais me disculper qu’en accusant ma femme. C’était trop affreux ! Et je n’avais contre elle que des soupçons.

Il se tourna vers sa femme et d’un ton infiniment triste, infiniment las, il dit :

— Ainsi, c’était toi.

Alors, la vieille femme hurla, la haine flambant dans ses yeux :

— Oui, c’était moi, si c’était à refaire, je le referais…

Sur un signe de Neyrac, les deux inspecteurs vinrent encadrer la mégère, prêts à intervenir s’il était nécessaire.

C’est à l’inspecteur principal que la vieille femme s’adressait maintenant :

— Je l’aimais, monsieur, je l’aimais. Nous faisions bon ménage. Il travaillait dans un Institut de Beauté, j’étais sage-femme. Mais un jour, je fus appelée chez une cliente Je commençais à l’examiner, quand, sur la cheminée de la chambre, je vis une photo : celle de mon mari.

— Qui est-ce, demandai-je ?

Et elle, tout gentiment de m’expliquer :

— C’est mon ami, le père de l’enfant qui va naître. Il ne sait pas encore… C’est vous qui ratifierez la bonne nouvelle.

J’ai vu rouge, monsieur. J’étais bafouée. J’étais trompée. J’ai pris dans ma trousse une paire de ciseaux, et j’ai tué cette chair pour laquelle Pierre m’avait trahie. Elle était morte que je frappais encore. Personne n’avait rien entendu. Je suis partie sans qu’on me voit. Mon mari est arrivé peu de temps après, ignorant tout. Il a trouvé sa petite amie le ventre ouvert. L’imbécile, il s’est laissé arrêter sur les lieux mêmes du crime.

Neyrac l’interrompit :

— Quand votre mari est passé en jugement, vous n’avez pas songé à vous dénoncer.

Elle ricana :

— Ma vengeance était plus belle que je ne l’avais rêvée.

Neyrac se tourna vers Pierre Jaumes.

— Que saviez-vous de tout cela ?

— Rien. Lorsque je me suis marié, je pensais être heureux. Ma femme était de dix ans mon aînée : elle exerçait sur moi une domination dont je ne me rendais pas compte exactement. J’étais jeune, la guerre m’avait beaucoup affecté. Je crus me mettre en route vers une vie simple. Nous avions de l’argent car je travaillais, ma femme continuait à exercer son métier de sage-femme. Elle était restée cependant incroyablement provinciale. Son caractère froid, méprisant, son entêtement et ses sautes d’humeur, réussirent à éloigner de moi tous mes amis. Alors, le jour où je rencontrai une fille aimante, douce, intelligente, j’ai cédé au désir d’avoir dans ma vie un coin où je serais heureux. Ma femme ignorait tout de ma liaison, je n’avais pas dit à mon amie qui était ma femme… Et voilà, ça a été le malheur, leur rencontre…

— Je me suis vengée, dit madame Amandine durement.

— Mais les autres ? Pourquoi les avez-vous tuées ? demanda l’inspecteur.

— Quand j’ai vu Ruby Aubron, il m’a semblé revoir celle que j’avais tuée déjà une fois… Vous pensez si j’avais gardé son visage dans ma mémoire. Et la revoilà, avec ses cheveux bruns, son petit visage de sainte Nitouche. Et c’était une saleté comme l’autre. Cela n’a pas traîné. La seconde nuit qu’elle a passée ici, elle a ramené un homme. Je la guettais ; je les ai vus rentrer tous les deux. Et puis, il est parti. Il fallait que je la tue. Il fallait la punir. J’ai tout de suite su comment j’allais la tuer. J’avais pris le matin un stylet dans ma trousse restée chez le pharmacien dans un débarras avec quelques bagages. Une belle arme, vous avez vu. Mais je me suis dit que si elle me voyait entrer avec, elle aurait peur, elle appellerait. J’ai eu l’idée de la cacher dans mon parapluie. Et cela s’est bien passé. Elle dormait à moitié. Elle n’a même pas eu le temps de se redresser en m’entendant. J’étais déjà sur elle. J’ai posé une main sur sa bouche pour la maintenir et en même temps l’empêcher de crier, et de l’autre…

Au fur et à mesure qu’elle évoquait son forfait, madame Amandine se transformait. Son visage était affreux à regarder. Les deux inspecteurs la surveillaient attentivement.

— Et les autres aussi, je les ai tuées. Je les guettais de derrière ma porte, et celles qui rentraient avec un homme étaient condamnées. Quand je suis entrée chez Liliane Savelli, elle était debout. En me voyant, elle dit :

— Qu’est-ce que vous voulez à cette heure, vieille taupe ? Et puis, vous auriez pu frapper à la porte. Je pouvais avoir quelqu’un.

Je lui ai répondu :

— Quelqu’un, pendant que votre mari est en prison !

— Est-ce que je vous demande l’heure qu’il est ? a-t-elle encore fait. D’abord, il faut être dingue comme vous pour se balader dans les carrés avec un pébroque.

Je n’ai rien dit, parce que j’étais tout près d’elle. Je l’ai prise à la gorge, je l’ai culbutée sur le lit. Je suis robuste ; et puis elle ne s’y attendait pas. Pour la bossue, elle avait fermé la porte de la chambre du Martiniquais. J’ai dû frapper. Elle est venue ouvrir. Elle était en combinaison.

— Tiens, c’est toi, a-t-elle fait. Si tu venais pour Max, il faudra repasser. Il n’est pas là.

Mais elle me laissa, entrer, se remit au lit. Je fermai la porte.

— Alors, qu’est-ce que tu veux ? fit-elle.

Je m’approchai du lit.

Elle s’écria :

— Non… mince alors… Des fois que ce serait toi…

Son visage était plus candide que jamais. Elle a fermé les yeux en disant :

— Ne me rate pas, hein ! Je veux bien mourir ; je ne veux pas souffrir.

Je ne l’ai pas ratée.

Un sourire se dessina sur les vieilles lèvres de madame Amandine.

Puis elle battit l’air d’un bras, s’effondra. Les inspecteurs prévinrent sa chute en l’empoignant chacun par un bras. Ils l’étendirent sur le tapis. Un peu d’écume rosissait ses lèvres.

Marion se détourna, s’appuya contre Roland Lantier.

— C’est horrible !

Des agents entrèrent avec un brancard. Ils y posèrent madame Amandine convulsée.

— Infirmerie Spéciale, commanda Neyrac. Nous verrons par la suite.

Les agents et inspecteurs sortis, Marion prit la parole.

— Je vais vous demander de rester ici pendant quelques instants. Je passe dans le cabinet de toilette pour m’habiller.

Quand la porte se fut refermée sur la journaliste. l’inspecteur dit :

— Elle en a un cran cette petite bonne femme.

— Elle a été admirable, appuya Roland Lantier.

— Et voilà, dit Neyrac à Chancerel, l’histoire s’arrête ici. Fermons le dossier. Monsieur Jaumes, bien entendu, vous êtes libre. Il faudra également faire élargir Takigoutchi et Jean Desmont.

Marion Hérelle, en costume tailleur, sortait du cabinet de toilette.

— Ça y est, dit-elle en souriant. Aux cheveux près, je viens d’abandonner Mariette. Sa carrière galante n’aura pas été longue.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, dit l’aviateur en s’avançant vers elle.

— Et je crois qu’un peu d’air ne nous fera pas de mal.

Dehors la pluie avait cessé. Il faisait encore nuit, mais déjà quelque clarté pâle errait au-dessous des toits. Marion et Roland marchaient devant, très près l’un de l’autre ; Neyrac, Jean Masson et Chancerel les suivaient.

Neyrac ralentit le pas, puis il prit par le bras ses deux compagnons.

— Il m’est avis, dit-il, que ce qu’il nous faut trouver maintenant, c’est un café qui vienne d’ouvrir et où nous pourrions casser la croûte.

— Excellente idée, fit Jean Masson. Attendez, on va prévenir les deux autres.

Neyrac le retint.

— Mon petit ami, j’ai comme une vague idée que vous allez sous peu devoir chercher pour votre équipe une autre partenaire.

— Ça m’étonnerait. Même mariée, elle continuera le boulot.

Neyrac sourit à ses compagnons et montrant les deux silhouettes qui s’éloignaient :

— La vie continue, fit-il.

Et tous trois tournèrent au coin de la rue.