Éditions Document 47 (p. 209-227).

X

— Nous avons reçu une note de la police belge, expliquait Chancerel. On a arrêté Takigoutchi. Il se défend comme un beau diable et jure de son innocence. Il reconnaît avoir acheté un couteau, mais c’était, dit-il, parce qu’il voulait mettre au point un numéro de jonglage, vous savez ce numéro où on lance des couteaux qui vont se ficher dans une planche de bois autour d’une personne qui est adossée contre cette planche. Et de fait, il travaillait à la mise au point de cet exercice quand on l’a arrêté.

— Ça peut être un alibi qu’il se créait.

— Dans ce cas, il serait très fort, car il y a trois mois qu’il a fait paraître dans un journal spécialisé une annonce demandant une partenaire. Par ailleurs, il avait depuis deux mois retenu le studio à Bruxelles.

— Pourquoi Bruxelles ?

— Il y a retrouvé un compatriote, acrobate comme lui Ils vivent ensemble pour dépenser moins d’argent pendant le temps où ils n’en gagnent pas.

— Cet exercice se fait avec de nombreux couteaux. Pourquoi n’en avoir acheté qu’un ?

— Les policiers belges lui ont posé cette question. Il a répondu qu’il cherchait un modèle qui lui convînt et qu’il voulait l’essayer avant de faire l’acquisition de la quantité voulue.

— C’est un homme économe. Mais les experts du laboratoire ont bien établi que les taches brunes que j’ai remarquées sur la lame étaient du sang humain.

— Je l’avais signalé à Bruxelles. Takigoutchi soutient qu’il s’est coupé par mégarde en le manipulant.

— Le contraire m’eût étonné. Vous n’avez jamais remarqué à quel point les assassins se prétendent maladroits ?

Chancerel l’interrompit.

— On a prélevé à Bruxelles du sang de Takigoutchi. Il est le même que celui qui a souillé la lame du couteau.

Neyrac fit la moue :

— Cela n’est pas un alibi formel. Et comment pense-t-il avoir perdu cette arme compromettante ?

— Au moment de son départ, il l’avait fixée, enveloppée dans un journal, à l’extérieur de sa valise trop pleine pour le contenir. Le paquet aura dû glisser.

— Il n’avait évidemment pas intérêt à ce qu’on découvrît ce couteau ensanglanté. Le manque de précautions prises pour l’emporter plaide en sa faveur.

— Nous classons ?

— Je crois que provisoirement du moins, c’est plus sage.

Marion demanda :

— Et Jean Desmont ?

Chancerel leva les épaules.

— Un bon petit jeune homme qui a voulu jouer les affranchis. J’ai longuement interrogé la veuve Robineau. Elle m’a raconté des choses assez intéressantes. Elle, c’est la fille d’un gros marchand de bestiaux qui lui a laissé une fortune assez rondelette. Elle avait épousé un ancien adjudant devenu officier à la faveur de la guerre et qui est mort d’une maladie de foie parce qu’il absorbait régulièrement ses cinq apéritifs tous les jours : deux à midi, trois le soir. La solitude lui a pesé. Elle a rencontré Jean Desmont qui n’a fait aucune difficulté pour devenir son amant. Il s’est installé chez elle, et il vit à ses crochets. Voilà tout. Il s’occupe vaguement de représentation. Il est surtout paresseux. Il fréquente Montmartre parce qu’il aime les filles, et parce que cela le pose à ses propres yeux. Il espère aussi peut-être y trouver quelque petite combine pas dangereuse.

— Un petit margoulin, fit Neyrac.

— Même pas, répartit Chancerel. Un gamin un peu dévoyé qui trouve commode de se décharger des soucis matériels sur une dame un peu mûre. Un être veule, sans volonté, sans énergie.

Chancerel feuilleta quelques papiers qu’il tenait dans sa main.

— On a d’ailleurs signalé son passage dans différents bars les nuits des crimes. J’ai là la déposition d’une fille qui croit le reconnaître comme un de ses clients de passage.

Neyrac sourit.

— Vous voyez, ma chère amie, l’enquête piétine, comme vous dites aimablement dans la presse.

— Je le vois, fit Marion. Mais ma piste Jaumes n’est pas beaucoup plus avancée, sauf toutefois un point : Jaumes a noté sur un bout de papier le nom significatif : rue Clauzel. J’ai eu un bel espoir… Dites-moi, mon cher Neyrac, pourrais-je donner un coup de téléphone ?

— Passez donc dans le bureau à côté. L’appareil est à votre disposition. Mais ne partez pas sans m’avoir revu.

Marion sortit.

Neyrac, les yeux au plafond, rêvassait.

Chancerel lui rappela :

— Dites donc. Vous attendiez quelqu’un que vous envoie mon patron.

Neyrac parut s’arracher à un songe.

— C’est vrai. Le commissaire m’a téléphoné qu’un homme s’était présenté spontanément pour faire une déclaration au sujet de l’éventreur. Je lui ai répondu de vous l’envoyer.

— Il est là.

— Faites-le entrer.

L’homme qui pénétra dans la pièce avait visiblement fait toilette pour la circonstance. Il était possible, et même probable qu’à l’ordinaire le cosmétique dessinât sur son crâne les mêmes arabesques savantes avec les quelques cheveux qui lui demeuraient et qui, fort longs, partaient d’une oreille, allaient virer près de l’autre et revenaient à leur point de départ non sans marquer une aimable boucle vers le front, mais il était certain que jamais l’homme ne portait ce faux-col dur dans lequel il s’étranglait, ce nœud papillon, ce veston sanglé sur son ventre tombant. Intimidé, il tournait son chapeau dans ses mains énormes.

Neyrac le pria de s’asseoir et lui dit :

— Vous avez, je crois, une déclaration à faire au sujet de l’éventreur de Montmartre.

L’homme toussa, renifla, se gratta la nuque, finit par répondre.

Il avait un accent méridional bien marqué.

— Voilà ce que c’est. C’est ma femme qui me tarabuste depuis deux jours pour que je vienne vous dire cela. Bien sûr, vous allez vous moquer de ma fiole. Mais j’ai voulu avoir la paix chez moi. Car vous ne la connaissez pas, Albertine. Elle est terrible. Alors, tant pis. Je suis venu. Voilà. J’ai vu l’assassin de celle qu’on appelle Adorata.

Neyrac se renversa sur son fauteuil en une posture qui lui était familière.

— Intéressant cela. Mais comment savez-vous que c’est l’assassin d’Adorata ?

L’homme s’enhardissait.

— Je vais tout vous dire comment c’est arrivé. Je tiens un petit bistrot rue Navarin, une boîte qui n’est pas conséquente, conséquente, mais qui a une bonne petite clientèle. Et tranquille, et tout, et tout. Alors voilà. C’était le 3 mars. J’allais fermer, quand arriva mademoiselle Adorata. Vous pensez si je la connais. Une fille comme cela, ça se remarque. Par devant, vous auriez dit un ange, par derrière une vraie sorcière. Et mal embouchée avec cela. Bref, je lui dis : « Vous voilà à cette heure, mademoiselle Adorata. Qu’est-ce que je vous donne ? » — « Une fine », qu’elle fait. Mais voilà qu’entre un homme. Un que je n’avais jamais vu. Un qui n’est pas du quartier. Il s’accouda au comptoir. « Une fine », qu’il fit aussi. Le temps que je verse les deux fines, ils étaient déjà en conversation. J’ai tout de suite vu de quoi il retournait. Car, pour vous dire, j’ai l’œil américain. Ce qu’ils se disaient, j’ai pas très bien entendu, mais j’ai très bien compris. Tu me plais, je te plais. Vous connaissez la chanson. Le monsieur a payé. Ils sont partis tous les deux. Mademoiselle Adorata avait l’air tout content. Ah ! malheur de nous !

Neyrac l’interrompit.

— Vous l’avez bien vu cet homme ?

— Comme je vous vois. Pensez, l’assassin d’Adorata.

— Vous ne saviez pas alors qu’il allait la tuer.

— C’est une façon de parler.

— Vous pourriez le reconnaître ?

— Sûr et certain.

De son tiroir, Neyrac tira quelques photographies ; une à une, les présenta au cabaretier.

— Est-ce celui-là ?

— Vous voulez rire.

C’était Takigoutchi.

— Et celui-là ?

— Non. Celui-là, je le connais déjà.

C’était Tonio Savelli.

— Et celui-là ?

— Non plus. Il était bien mieux que cela, plus distingué en un sens.

C’était Jean Desmont.

— Et celui-là ?

— Ah ! celui-là. Attendez. Peut-être bien que oui. Mais, dame, pour l’affirmer !

— Vous vous disiez certain de le reconnaître.

— Bien sûr. Mais une photo, ça change, hein ?

Il regarda encore la photographie.

— Il y avait de cela, bien sûr. Bien sûr, il y avait de cela. Mais de là à dire que c’était lui. dame, j’en mettrais pas ma main au feu.

C’était Pierre Jaumes

Neyrac insista.

— Enfin, comment était-il ?

— Eh ! bien, comme celui-là. Comment dire ? Un air énergique, mais doux en même temps. Pas méchant. Ce que ça trompe tout de même, le monde. Des yeux… attendez… des yeux bleus. Bien rasé. Et puis cossu, fringué. Un monsieur, quoi !

— Je vous remercie, monsieur.

Le jeune homme qui servait de secrétaire à Neyrac entra, vint parler à l’oreille de l’inspecteur principal.

— Un monsieur, un monsieur bien, demande à vous parler. Il dit que c’est très important.

— Faites-le entrer immédiatement… Vous pouvez vous retirer, ajouta-t-il pour le tenancier de bar. Si j’ai encore besoin de vous, je vous le ferai savoir.

L’homme se leva, hésita, se décida.

— On m’a dit qu’il y avait une prime à toucher.

Neyrac sourit.

— On ne vous oubliera pas.

— Faites excuse. Mais j’ai eu mes frais : un taxi, mon plastron à faire blanchir.

— C’est tout naturel. Au revoir, monsieur.

— Vous êtes bien honnête. Au plaisir.

Le cabaretier se dirigea vers la porte. Celle-ci s’ouvrit, donna passage à un nouveau venu. Il était bien taillé ; des cheveux d’argent couraient dans sa chevelure rejetée en arrière au-dessus d’un visage ovale, non dénué de mélancolie. La rosette d’officier de la Légion d’Honneur s’arrondissait à sa boutonnière.

— Mais… mais… fit le tenancier, je vous connais, vous. C’est vous qui étiez avec Adorata.

Le visiteur ne sourcilla pas.

Neyrac s’était levé.

— Allez… allez, fit-il. Vous devez faire erreur.

— Non, dit le visiteur. Cet homme a raison. C’est moi qui, chez lui, ai rencontré Adorata.

Neyrac regarda son visiteur. Il appartenait certainement à un milieu social élevé ; son regard bleu disait son honnêteté, sa sincérité.

— C’est bien, fit-il très courtoisement, à l’inspecteur principal Neyrac que j’ai l’honneur de parler ?

— Parfaitement.

— Si vous n’y voyez pas un inconvénient majeur, je préférerais que l’entretien que je dois avoir avec vous ait lieu entre nous seuls.

Neyrac fit un signe à Chancerel qui sortit.

Quand les deux hommes se trouvèrent seuls, le visiteur prit place sur la chaise que lui offrait Neyrac d’un geste de la main, et avant que celui-ci ait pu placer un mot il commença :

— Monsieur, ce que j’ai à vous dire est en somme une confession. Elle peut être assez longue, et de toutes façons, elle m’est excessivement pénible à faire. Je me sens obligé de vous l’apporter afin de mettre ma conscience en repos, mais j’ose vous demander de m’écouter sans m’interrompre ; je serai, à la fin de mon récit, à votre entière disposition et vous pourrez user de moi à votre gré.

Neyrac, de plus en plus intrigué, s’inclina en signe d’acquiescement.

L’inconnu reprit :

— La nuit où elle devait être assassinée, Ruby Aubron est rentrée à l’hôtel Minerva accompagnée d’un homme. Je ne vous apprends rien. Cet homme, c’était moi. La nuit suivante, Liliane Savelli rentrait également à l’hôtel Minerva avec un homme et elle devait également être assassinée ; cet homme, c’était encore moi. Et vous savez que c’est moi qui ai accompagné la fille Adorata au même hôtel la nuit de sa mort. Voilà certes ce qui est en droit de vous émouvoir et de faire peser sur moi les plus lourds soupçons. Je dois donc vous expliquer comment il se fait que je me trouve si intimement mêlé à cette sanglante affaire.

Chacun de nous a ses faiblesses. Je ne sais si c’en est une d’aimer les jolies filles et de craindre en même temps les complications inévitables de l’amour. Si oui, elle me conduit souvent à des aventures, faciles hélas ! dont je ne relève la banalité que par la beauté et l’originalité que je recherche chez mes partenaires d’un moment. J’aime donc certains soirs me promener à l’aventure dans les rues, me fiant au hasard pour mettre sur ma route la compagne de mon choix. Tout cela est d’ailleurs assez commun et je ne pense pas être le seul homme dans mon cas.

Le hasard, monsieur, fait parfois bien les choses. C’est ainsi que dans la nuit du 26 février, il me mit en présence de Ruby Aubron. Je ne l’avais jamais vue ; je ne la connaissais pas non plus de nom. Ce fut seulement une jeune fille dont l’éclat fortuit d’un réverbère me permit de voir la joliesse ; je fus frappé, ému par sa fraîcheur. Je dois dire qu’elle ne répondit pas à mes avances. Je l’accompagnai malgré elle jusqu’à l’hôtel Minerva. Mais elle me laissa très proprement à la porte, je l’avoue déçu, car elle m’avait beaucoup plu… Je revins donc la guetter le lendemain. Je fus assez heureux pour la rencontrer à nouveau, et à ma grande surprise, elle ne fit cette fois aucune objection à ce que je la suive dans sa chambre. Et mon étonnement s’accrut encore par la suite, car il n’est peut-être pas inutile à votre enquête de préciser que lorsqu’elle s’est librement donnée à moi, Ruby était vierge. À quel mobile a-t-elle obéi ? Je ne saurais le dire, car je ne saurais penser à de l’amour pour un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle me parut du reste d’une condition assez différente de celle à laquelle appartiennent les filles aux amours faciles. Elle semblait vouloir se débarrasser d’un souci, peut-être chercher un soutien. Quoi qu’il en soit, elle fut une maîtresse exquise. et quand je m’en allai vers une heure du matin, nous avions pris rendez-vous pour le lendemain. Je l’avais priée à souper et, tandis que je rentrais chez moi, l’idée d’une liaison plus suivie naissait en moi. Ruby eut été une amie charmante. Vous pouvez donc saisir quel fut mon émoi quand j’appris par les journaux l’épouvantable crime dont elle était la victime.

L’homme pâlit, mit sa main gantée devant ses yeux.

— Quelle vision ! J’avais encore dans les yeux le spectacle exquis de sa nudité offerte, je suivais dans ma mémoire les lignes émouvantes de ce jeune corps qui avait été à moi… Et les journaux me décrivaient les horribles mutilations de ce même corps. C’est atroce, monsieur.

Il se tut un instant. Neyrac n’eut garde de troubler son silence. Puis l’inconnu se raidit.

— Je m’excuse de ce moment d’émotion. Je crois que j’aurais aimé véritablement Ruby. Pourquoi, en apprenant le crime, n’ai-je pas bondi au premier commissariat venu pour crier ce que je savais ? Les plus audacieux d’entre nous, Monsieur, sont lâches devant les petites choses. On ne redoute pas le péril, la mort, mais on est terrifié par l’idée d’un chuchotement. J’ai vu mon nom mêlé à cette affaire de danseuse ; j’ai vu les reporters se ruer à ma poursuite, m’assaillir de questions, puis étaler toute ma vie privée dans leurs colonnes. En même temps que la mort tragique de la petite Ruby, j’apprenais la nouvelle de l’arrestation de son assassin présumé, un certain Tonio Savelli. À quoi aurait servi ma déposition ? Je ne savais en somme rien du crime et je ne voyais pas en quoi je pouvais rendre service à la justice. Et puis, pourquoi tergiverser : j’ai craint le scandale, monsieur.

Mais mon attitude va vous paraître encore bien plus curieuse, incompréhensible. Et à vrai dire, n’étant pas psychologue, je suis dans l’impossibilité d’expliquer moi-même à quel sentiment trouble j’ai obéi, à quelle curiosité malsaine. Dans la nuit qui suivit, je retournai rue Clauzel et je suis resté quelques instants devant l’hôtel où j’avais aimé Ruby et où elle avait été éventrée. J’ai goûté dans cette contemplation une sorte de délectation morose, une volupté pénible dans laquelle se mêlaient la jouissance et le deuil. Je vous étonne, monsieur, mais vous devez comprendre que l’étrangeté de mon comportement ne pouvait avoir sa source que dans des passions étranges.

Étrange également fut le sentiment qui me poussa à suivre une belle fille que j’avais vu sortir de l’hôtel Minerva dans le dessein évident de chercher aventure. Vous dire quelle était mon émotion quand je rentrai avec elle dans l’immeuble où la veille j’avais accompagné Ruby, quand je passai devant la porte de sa chambre, me serait bien impossible. Et puis — l’homme est faible, monsieur — j’oubliai Ruby et sa mort dès que je fus dans la chambre de l’autre. Quelle fille splendide, monsieur. C’était Liliane Savelli. Elle était bien vivante quand je la quittai à trois heures. Sur les motifs qui l’avaient déterminée à m’admettre dans son lit, cette fois aucun doute, je lui avais remis auparavant cinq mille francs.

— On les a retrouvés dans son sac à main, fit Neyrac.

— Le lendemain, continua l’inconnu, j’apprenais que ma maîtresse de la veille venait à son tour d’être assassinée. Je pris peur, mais ce n’était plus cette fois du scandale ; c’était de la fatalité qui s’attachait à mes amours passagères. Je ne suis nullement superstitieux, mais tout de même je me demandais si je n’avais pas le mauvais œil. Je voulus fuir, d’autant que je sentais en moi une maudite attraction pour le lieu du double meurtre. Si j’étais resté à Paris, le soir je serais encore monté rue Clauzel. J’ai compris à ce moment-là, monsieur, ce qu’est l’obsession qui ramène l’assassin sur le théâtre de son crime. J’ai pris ma voiture et je suis parti à toute vitesse n’importe où. D’une traite, je suis allé jusque sur la Côte d’Azur, L’effort physique que je dus faire pour accomplir ce long trajet à une folle allure m’avait un peu calmé. Arrivé là-bas, je dormis comme une brute pendant douze heures d’affilée. L’air de la mer, les brises, la solitude — je m’étais arrêté dans un village — achevèrent de me rendre mon équilibre. Je crus que je pouvais rentrer à Paris où j’avais des occupations assez urgentes. Je revins en deux étapes. Mais, monsieur, le soir même de mon arrivée, je grimpais à Montmartre. Je luttais contre moi pour ne pas retourner rue Clauzel, mais j’avais beau faire, je rôdais dans les rues environnantes. Et tout à coup, je croisai une fille dont le visage d’ange m’éblouit. Je la suivis. Elle s’en aperçut, entra dans un petit café. Je l’y rejoignis. Je me rendis compte qu’elle était bossue. Cette infirmité ne changea rien à l’attrait qu’elle exerçait alors sur moi. Et puis son bagout m’amusait. C’était à coup sûr une créature vulgaire, mais je trouvais je ne sais quel charme en elle. Je ne saurais très exactement expliquer ce qui me plaisait chez cette fille bizarre, sans doute l’opposition entre sa grossièreté de propos et l’ingénuité de ses traits, entre sa difformité et sa grâce candide. Bref, quand elle me proposa d’aller chez elle, j’acceptai. Mais quelle ne fut pas ma surprise quand je constatai que c’était encore à l’hôtel Minerva qu’elle m’entraînait. Je fus sur le point de refuser, de m’en aller. Je lui dis même : « Tu n’as pas peur d’aller dans la maison du crime ? » Elle me répondit : « justement ». Cette réponse excita ma curiosité. Pour la troisième fois je pénétrai dans cette maison maudite. Et pour la troisième fois, ma maîtresse d’une nuit fut assassinée aussitôt après mon départ. Quand je lus dans les journaux le meurtre d’Adorata, je fus comme assommé. Je ne savais plus que faire, que penser. Ce qui se passa dans mon âme vous importe au fond fort peu et ce serait vous importuner que vous relater toutes les affres que je traversai. J’ai finalement compris que je ne pouvais pas garder pour moi seul cette série de coïncidences et c’est pourquoi, monsieur, je suis venu vous trouver.

Le visiteur se tut. Neyrac le regardait sans mot dire. Après quelques instants de silence. Neyrac demeurant muet, l’inconnu reprit :

— Je comprends, monsieur, combien bizarre doit vous paraître mon récit et combien suspectes mes déclarations. Je dois vous dire que je n’ai rigoureusement aucune preuve à vous apporter de la véracité de mes dires. La garçonnière que j’habite possède deux entrées, une entrée principale que surveille normalement la concierge, une entrée de service qui donne sur une ruelle. C’est par cette entrée de service que, la nuit, j’entre et je sors. Mon domestique, un boy indochinois, couche au sixième étage. Personne ne peut vous affirmer que je suis rentré chez moi les nuits des crimes. Et d’ailleurs, cela même ne prouverait rien, car j’aurais pu tuer ces trois filles et rentrer ensuite tranquillement. Mais je vous fais observer que rien ne m’obligeait à me présenter à vous et que, si je n’étais venu, vous ne m’auriez jamais connu, vous n’auriez jamais su que j’avais été le dernier amant de ces malheureuses. Il y a là de quoi vous convaincre déjà de mon innocence. Il y a aussi autre chose.

L’homme, de la poche intérieure de son veston, tira un portefeuille de cuir fin, y prit une carte de visite, la tendit à Neyrac.

Depuis le début de l’entretien, l’inspecteur principal dévisageait froidement son visiteur. Tout de suite, il avait acquis la conviction qu’il avait déjà vu ce visage quelque part ; peu à peu, les circonstances de leur rencontre s’étaient précisées dans son esprit. Il ne fut pas étonné de lire sur le carton qu’on lui remettait ce nom : Roland Lantier. Déjà il savait que son visiteur était l’aviateur dont les performances et les raids avaient rendu le nom universellement célèbre.

— Monsieur Lantier, dit-il gravement, en général, nous autres, policiers, considérons toute personne comme coupable jusqu’à preuve du contraire. Il m’est agréable pour une fois de renverser ce principe et, jusqu’à preuve du contraire, je vous tiens pour innocent. L’autorité de votre nom est un garant ; la spontanéité de votre témoignage en est un autre. Vous me permettrez de vous remercier.

— Puis-je vous présenter deux demandes ?

— Je vous en prie.

— Tout d’abord, je vous demanderai de ne rien ébruiter de ma confession. Je suis célibataire, je n’ai même pas d’amie en titre. Je ne dois de compte à personne, mais, en raison même de la notoriété qui, à tort ou à raison, s’attache à mon nom, je ne tiens pas à ce qu’on sache que j’ai été mêlé à cette triste affaire. On ne comprendrait sans doute pas ma conduite, et j’ai dû vous dire que moi-même ne m’expliquais pas très nettement les mobiles qui m’ont poussé. Je me fie donc à votre discrétion.

— Vous pouvez compter sur elle. Rien de ce que vous venez de me dire ne sortira de ce cabinet. Il ne servirait d’ailleurs à rien que le nom de Roland Lantier figurât dans les journaux autrement que pour la gloire de nos ailes.

Le grand aviateur s’inclina.

— Ma seconde requête, dit-il ensuite, est plus délicate. Après ce que je vous ai raconté, vous pouvez concevoir que je ne suis pas tout à fait tranquille du côté de ma conscience. Il me semble que j’ai un devoir à remplir à l’égard de la mémoire de ces malheureuses que mes bras furent les derniers à presser, à l’égard notamment de cette petite Ruby qui aura connu une seule nuit d’amour, et par moi. Je n’aurai donc de repos que lorsque le meurtrier sera arrêté, et c’est pourquoi je vous demande de m’associer à vos recherches. Je ne passe pas pour avoir peur ; je crois même que je suis assez amoureux du danger. Et par ailleurs, à force de tourner et de retourner mes pensées dans la tête, il m’est venu une idée que je voudrais vous soumettre.

— Je vous écoute, fit Neyrac.

Roland Lantier approcha sa chaise du bureau de Neyrac.

— Voilà mon plan, commença-t-il…