La morale de Platon

Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 169-219).

X

LA MORALE DE PLATON



La morale est peut-être la partie du système de Platon qui, du moins en France, a été le moins étudiée par les historiens et les critiques. Il semble que leur attention ou leur curiosité, si souvent attirées par la théorie des Idées ou la théologie et la physique platoniciennes, se soient fatiguées ou épuisées dans ces difficiles recherches.

Cependant, à ne considérer que le nombre et l’étendue des ouvrages qu’il lui a consacrés, il est aisé de voir que le philosophe lui-même a regardé cette partie de son œuvre comme la plus importante. La morale, et la politique qui en est inséparable et dont elle fait partie intégrante, sont exposées dans les dix livres de la République, les douze livres des Lois, le Politique, ainsi que dans le Protagoras, le Ménon, le Gorgias et le Philèbe. Une lecture un peu attentive des dialogues confirme cette indication. Il est visible que Platon est constamment et avant tout préoccupé de définir la vertu et le bien et d’enseigner aux hommes l’art d’être heureux ; en ce sens, il est vraiment le continuateur de Socrate. On pourrait citer dans ses divers ouvrages nombre de passages d’où il résulte clairement qu’il ne conçoit pas de tâche plus glorieuse ou de mission plus noble que celle du législateur ou du nomothète. Solon et Lycurgue sont des modèles, et si l’on trouve en lui, outre un admirable écrivain, un poète, un mathématicien, un psychologue profond et un dialecticien subtil, peut-être serait-il juste de dire qu’il est avant tout et par-dessus tout un moraliste et un législateur. C’est ce qu’achève de confirmer l’histoire de sa vie. On sait en effet les efforts qu’il a tentés pour passer de la théorie à la pratique et réaliser son idéal. Personne ne s’est donné plus de peine et n’a couru de plus grands dangers pour traduire ses idées dans les faits, que ce philosophe qu’on se représente parfois comme égaré dans les spéculations les plus abstraites.

Si la morale de Platon a été ainsi reléguée au second plan, c’est peut-être parce qu’elle se trouve placée entre l’œuvre de Socrate, qui a fondé la science morale, et celle d’Aristote, qui a porté la conception de la morale grecque au ive siècle à son plus haut degré de perfection et en a donné la formule définitive.

Il ne s’agit pas ici de diminuer la gloire de l’auteur de la Morale à Nicomaque et de lui disputer des titres que tous les siècles se sont accordés à lui donner. Mais il est permis de soutenir que la morale d’Aristote se trouve plus qu’en germe dans celle de son maître. Les principales doctrines auxquelles le disciple a attaché son nom ont déjà été, sinon formulées d’une manière aussi heureuse, du moins très nettement aperçues et fortement exposées par le maître. Ici, comme en bien d’autres questions, les deux philosophies, en dépit de différences notables, se continuent l’une l’autre beaucoup plus qu’elles ne sont opposées et se complètent bien loin de se contredire. C’est la conclusion qui, croyons-nous, se dégagera d’elle-même de la brève esquisse que nous présentons au lecteur.

I

La première question qui paraît avoir attiré l’attention de Platon est celle de la nature de la vertu. Nous allons le voir s’écarter peu à peu de la doctrine de son maître, jusqu’au jour où, entièrement en possession de sa pensée, il substituera à la thèse socratique une conception toute nouvelle.

On sait que la thèse principale soutenue par Socrate était que la vertu est une science. Tous les témoignages, ceux de Xénophon, de Platon et d’Aristote, sont d’accord sur ce point. À cette proposition initiale s’en rattachent trois autres, qui en découlent nécessairement, ou plutôt qui sont d’autres expressions de la même idée. D’abord la vertu, si elle est une science, peut s’enseigner. En outre la vertu est unique. Il ne faut pas dire des vertus qu’elles sont différentes les unes des autres comme les parties du visage, mais plutôt elles sont comme les parties d’un lingot d’or, semblables entre elles et semblables au tout (Prot., 329, E). Protagoras, par exemple, a tort de dire que le courage est une vertu distincte de la tempérance et de la sagesse, parce qu’il peut exister sans elles. Le courage ainsi entendu n’est que de la témérité (Prot., 349, D) ; il ne mérite son nom que s’il est la science de ce qui est à craindre et à éviter. — Enfin, si la vertu est une science, il suffit de connaître le bien pour l’accomplir. Personne n’est méchant volontairement (345, D ; 352, D ; 358, C) ; ou, en d’autres termes, la science ne peut être vaincue par le désir. L’homme cherchant toujours son bien, il est contradictoire d’admettre qu’ayant de ce bien une connaissance certaine, il puisse vouloir autre chose. Si donc on appelle incontinence avec le sens commun (Prot., 352, B) l’état de l’homme qui ne peut pas se maîtriser et qui, connaissant le bien, se laisse entraîner par la colère, la volupté, l’amour ou la tristesse, il ne faut pas hésiter à dire que le sens commun a tort : l’incontinence n’existe pas.

Le Protagoras nous montre Platon signalant déjà les difficultés que présente la thèse socratique, mais sans prendre encore nettement parti contre elle. Il s’attaque à la première des propositions ci-dessus et se demande si la vertu peut être enseignée. Si elle pouvait l’être, verrait-on les Athéniens, quand il s’agit de choisir un pilote ou un architecte, ne s’en rapporter qu’à des hommes qui ont appris l’art de la navigation ou celui de la construction, tandis que, s’il s’agit de la conduite des affaires publiques, ils admettent que le premier venu, serrurier, cordonnier ou maçon, sans aucune étude préalable, leur donne des conseils sur ce qui est juste ou injuste ? (Prot., 319, D.) D’autre part, les plus grands hommes, ceux qui ont rendu le plus de services à l’État et dont on admire le plus la vertu, un Thémistocle, un Périclès, un Thucydide, ont eu des fils indignes d’eux. Qui peut douter, cependant, que si la vertu pouvait s’enseigner, ces grands hommes n’eussent rien négligé pour rendre leurs fils semblables à eux-mêmes ?

Chose singulière et particularité fort embarrassante, c’est dans la bouche même de Socrate que Platon place ces paroles qui vont directement contre la thèse socratique. Le Protagoras est d’ailleurs un dialogue dont l’interprétation présente beaucoup de difficultés et où il est malaisé de reconnaître la pensée propre du philosophe. Il signale lui-même à la fin du dialogue les contradictions que présente la longue discussion qui vient d’avoir lieu entre Socrate et Protagoras. Chacun des deux interlocuteurs a soutenu des opinions contraires à sa propre thèse. « Vous êtes de plaisants disputeurs, Socrate et Protagoras ! Toi, Socrate, après avoir soutenu que la vertu ne peut être enseignée, tu te hâtes présentement de te contredire, en tâchant de faire voir que toute vertu est science, la justice, la tempérance, le courage ; ce qui va justement à conclure que la vertu peut être enseignée. Car si la science est différente de la vertu, comme Protagoras tâche de le prouver, il est évident que la vertu ne peut être enseignée ; au lieu que si elle passe pour science, comme tu veux qu’on en convienne, on ne comprendra jamais qu’elle ne puisse pas être enseignée. Protagoras, de son côté, après avoir soutenu qu’on peut l’enseigner, se jette aussi dans la contradiction, en tâchant de persuader qu’elle est tout autre chose que la science, ce qui revient à dire formellement qu’on ne peut l’enseigner » (Prot., 361, A).

Pour expliquer cette incertitude et l’embarras dont Platon fait lui-même l’aveu dans la suite du passage qui vient d’être cité, on peut admettre, comme l’a déjà fait M. Fouillée, que le Protagoras étant un dialogue de la première période, Platon n’avait pas encore fixé ses idées, ni pris parti sur ces grands problèmes. Il apercevait seulement la difficulté que présentait la thèse socratique et la nécessité de la modifier. Sans aucun souci de l’exactitude historique, il ne s’est pas fait scrupule d’attribuer à son maître les objections qui lui venaient à l’esprit. Une particularité du Protagoras confirme cette interprétation. Nous voyons, en effet, Socrate, dans sa discussion avec Protagoras, soutenir que l’agréable et le bon sont une seule et même chose (Prot., 354, E ; 358, A sqq.) ; ce n’est pas là un détail sans importance, c’est au contraire le principe sur lequel repose toute la démonstration de Socrate. Or il est en contradiction formelle avec le passage du Gorgias (500, B) et avec tout l’enseignement ultérieur de Platon. Il faut en conclure, comme nous le disions, qu’à l’époque où Platon écrit le Protagoras, il cherche encore les vrais principes de sa morale, mais qu’il aperçoit déjà l’insuffisance de la thèse socratique. Dans le Ménon, la même discussion est reprise presque dans les mêmes termes et avec les mêmes exemples ; mais cette fois Platon ne laisse pas indécise la question de savoir si la vertu peut être enseignée ; il prend parti pour la négative, et, faisant un pas de plus, il déclare que la vertu est non une science, mais une opinion. On peut aller d’Athènes à Larisse sans connaître le chemin, par simples conjectures ; de même il est possible de pratiquer la vertu sans avoir acquis aucune science, par une sorte de divination analogue à celle des devins ou des inspirés. On sait quelle place tient dans la doctrine de Platon cette théorie de l’opinion vraie, intermédiaire entre la science et l’ignorance. Tout en distinguant soigneusement l’opinion de la science, Platon la considère souvent comme lui étant équivalente et pouvant dans bien des cas la remplacer. La vertu est donc possible sans intelligence, et c’est ce qui est dit formellement dans la définition qui termine le Ménon : Ἀρετὴ ἂν εἴη οὔτε φύσει οὐτε διδακτόν, ἀλλὰ θείᾳ μοίρᾳ παραγιγνομένη ἄνευ νοῦ (99, E). Par cette définition, Platon se sépare définitivement de son maître. La vertu n’appartient plus à la seule raison, puisque nous voyons intervenir ici la spontanéité et la faveur divines, nous sommes déjà loin de la théorie toute rationaliste de Socrate.

Si la vertu n’est plus une science, il devient nécessaire d’en donner une définition nouvelle. L’opinion, en effet, n’est pas, comme la science, une et invariable ; elle est au contraire multiple et changeante, et elle peut être fausse. Aussi Platon cherche-t-il dans la République à fonder la vertu sur un autre principe. C’est ici qu’on voit apparaître une conception toute nouvelle que tous les philosophes grecs, les stoïciens aussi bien qu’Aristote, conserveront et que les moralistes modernes répéteront aussi sous différentes formes. C’est la théorie de la fonction propre à chaque être, Ψυχῆς ἔργον… Οἰκεία ἀρετή, (353, B sq.). Avant la vertu morale, il y a pour l’homme et même pour tous les êtres une vertu naturelle, qui est l’action même que les différents êtres, par suite de leur constitution, sont capables d’accomplir et accomplissent mieux que tout autre. C’est la tâche assignée en quelque sorte à chaque être par la nature. On a souvent attribué cette définition à Aristote, mais c’est Platon qui l’a formulée le premier à la fin du premier livre de la République. « Le cheval n’a-t-il pas une fonction qui lui est propre ?… N’appelles-tu pas fonction d’un cheval ou de quelque autre animal ce qu’on ne peut faire ou du moins bien faire que par son moyen ?… Ne pourrait-on pas tailler la vigne avec un couteau, un tranchet ou quelque autre instrument ?… Mais il n’en est pas de plus commode qu’une serpette faite exprès pour cela ?… Tout ce qui a une fonction particulière n’a-t-il pas aussi une vertu qui lui est propre ?… Et pour revenir aux exemples dont je me suis déjà servi, les yeux ont leur fonction, disons-nous. Ils ont donc aussi une vertu qui leur est propre. L’âme n’a-t-elle pas sa fonction qu’aucune autre chose qu’elle ne pourrait remplir, comme de penser, de gouverner, de délibérer et ainsi du reste ? » (Rep., I, 353, E.)

Pour connaître la vertu ou les vertus de l’homme il suffira donc de connaître sa nature et les fonctions dont elle est capable. La morale aura pour point de départ une analyse psychologique. Mais, d’autre part, nous avons à notre portée une image agrandie de l’homme, plus facile à apercevoir, de même qu’il est plus aisé de lire dans un livre écrit en gros caractères : c’est l’Etat. Composé d’individus humains, institué pour assurer leur bonheur et régler leur conduite, il leur est en tous points semblables. Les fonctions et les vertus de l’un seront les fonctions et les vertus de l’autre. C’est dans la politique, identique d’ailleurs, au point de vue où l’on se place ici, à la psychologie, que la morale de Platon trouve aussi son principe. Or l’État se compose nécessairement de trois classes d’hommes : les artisans qui le nourrissent et le font vivre, les guerriers qui le défendent, les magistrats qui le gouvernent. Un État n’est bien ordonné que si, par l’application d’une règle qui ressemble fort à la division du travail, chaque citoyen accomplit, sans jamais en sortir, la fonction à laquelle la nature l’a prédestiné. À ces trois classes de citoyens ou à ces trois fonctions correspondent trois vertus : tempérance, courage, prudence, et une quatrième, la justice, qui n’est autre chose que la bonne harmonie et l’accord des différentes parties de l’État, résultant de l’application rigoureuse du principe qui vient d’être formulé. La justice est ainsi la vertu par excellence et régulatrice de toutes les autres.

On peut distinguer dans l’âme individuelle trois parties correspondantes aux trois classes de citoyens. « Ce qui est véritablement difficile, c’est de décider si nous agissons par trois principes différents ou si c’est en nous le même principe qui connaît, qui s’irrite, qui se porte vers le plaisir attaché à la nourriture, à la conservation de l’espèce et vers les autres plaisirs de cette nature » (République, 436, A).

C’est ici que Platon se sépare nettement de Socrate. Celui-ci estimait, en effet, qu’il n’y a en nous qu’un seul principe. Platon, par une démonstration en règle, établit qu’il y en a plusieurs. Pour le prouver, il invoque cette règle évidente qu’une chose ne peut pas en même temps et sous le même rapport produire et subir deux actions contraires. On ne peut donc lui attribuer deux états contraires qu’en distinguant des parties. On ne dira pas simplement que la toupie qui tourne est à la fois en mouvement et en repos, mais qu’elle est en repos selon son axe immobile, en mouvement selon sa circonférence. On ne dira pas non plus que l’archer approche et écarte de lui en même temps son arc, mais qu’il l’écarte d’une main et l’approche de l’autre. De même on distinguera dans l’âme une partie rationnelle et une partie irrationnelle parce qu’elles sont souvent en conflit et en contradiction l’une avec l’autre. L’opposition du désir et de la raison est un fait constamment attesté par l’expérience. Dans la partie irrationnelle, pour les mêmes raisons, il faut distinguer deux fonctions : la colère ou le courage, et le désir. Sous le nom de colère ou de courage, Platon ne désigne pas, comme on l’a cru quelquefois, la volonté, mais seulement les aspirations généreuses de l’âme. Dans les conflits qui éclatent entre la raison et le désir, la colère se range toujours du côté de la raison. Nous ne nous irritons jamais contre un autre homme, quelque souffrance qu’il nous fasse endurer, si nous croyons qu’il a raison, et qu’il agit en vue du plus grand bien (République, IV, 440, B).

Dans l’analyse qu’il fait du désir en l’opposant à la raison, Platon montre que la fin qu’il poursuit n’est pas nécessairement bonne. Par exemple, l’homme qui a soif, en tant qu’il a soif, ne cherche pas une bonne boisson, mais une boisson quelconque (République, IV, 439, A). Le philosophe revient sur ce point avec une telle insistance qu’on doit supposer qu’il a en vue une théorie contemporaine qu’il combat sans la nommer. C’est probablement celle de Socrate. Platon dira lui-même ailleurs (Gorgias, 500 ; Prot., 355, C), d’accord en cela avec son maître, que l’homme a toujours pour but, non l’action même qu’il accomplit, mais le bien qui doit en résulter pour lui. Mais c’est qu’alors il s’agit de la conduite ordinaire des hommes à laquelle concourent aussi bien l’intelligence que le désir. Dans l’analyse dont il s’agit ici, le désir est considéré en lui-même, et en ce sens il est indifférent au bien et au mal ; en d’autres termes, il n’est pas seulement une idée confuse ou un jugement enveloppé : l’instinct est irréductible à la raison.

À ces trois facultés ou puissances de l’âme correspondent les trois vertus auxquelles il faut, comme tout à l’heure, ajouter la justice, qui est l’accord et l’harmonie de toutes les fonctions de l’âme. Comme l’État, l’âme individuelle n’est parfaite et heureuse que si chacun de ses pouvoirs s’exerce conformément à sa nature, si le désir et le courage sont subordonnés à la raison et gouvernés par elle. De même qu’un État est troublé et malheureux s’il est en proie à des dissensions intestines, de même l’âme est vicieuse et malheureuse si le désir inconstant et changeant, comparable à un monstre à mille têtes, l’emporte sur la raison. La justice dans l’homme est identique à la justice dans l’État.

Parmi les vertus, il en est deux : la sagesse et le courage, auxquelles on peut assigner une place déterminée (République, IV, 432, A) comme les fonctions mêmes auxquelles elles correspondent. La tempérance et la justice n’ont pas de places distinctes, elles occupent l’âme tout entière ; elles sont répandues dans toutes ses parties. La justice n’est donc pas située uniquement dans la partie rationnelle de l’âme. Elle appartient à la partie irrationnelle autant qu’à l’autre. Si l’instinct est irréductible à la raison, la justice est autre chose que la prudence. On ne devra donc pas dire avec Socrate qu’elle est une science. En d’autres termes, ce n’est pas en éclairant l’intelligence par des maximes ou des formules théoriques qu’on peut produire cette vertu. C’est par des habitudes ou des exercices, en d’autres termes encore, c’est par la pratique seule qu’on peut la faire naître ou la développer. Toutes les vertus dont il vient d’être question ressemblent aux qualités corporelles en ce sens qu’elles ont pour origine l’exercice pratique, ἔθεσι καὶ ἀσκήσεσι (République, VII, 518, E). Elles sont l’objet, non de l’instruction, mais de l’éducation.

À vrai dire, pour que la vertu, même ainsi entendue, se produise, ni l’éducation ni l’instruction ne sont suffisantes. Platon reste fidèle à la théorie exposée dans le Ménon et qui fait une place au concours divin. Il y a là une première condition que tous les autres supposent et qui ne dépend ni de la nature ni des volontés humaines. Ce n’est pas à dire que l’action divine s’exerce au hasard et sans règles. Il semble bien que Platon la conçoit comme soumise elle-même à certaines conditions d’ordre et d’harmonie. Ainsi, c’est en choisissant pour accomplir les mariages certains moments de l’année, certaines conjonctions d’astres révélées par la science, que l’on obtiendra les enfants les mieux doués et les plus heureux naturels. C’est faute de respecter ces règles et de prendre ces précautions, que le désordre s’introduit dans les naissances et que les États commencent à décliner (République, VIII, 546, B).

Il y a des cas où, le concours divin ne s’étant pas produit, l’être humain est tout à fait incapable de vertu ; alors les magistrats n’ont pas autre chose à faire, après s’être assurés que le mal est irrémédiable, que de mettre à mort les êtres reconnus incorrigibles (République, III, 410, A). Esculape ne prescrit de remède que pour les maladies passagères et guérissables ; quant aux autres, il les abandonne. Ainsi doit agir le magistrat. On choisit, d’ailleurs, d’après les dispositions qu’ils montrent dès leur enfance, ceux qui feront partie de la classe des guerriers ou de celle des magistrats (République, III 405 C). Platon est toujours resté fidèle à cette théorie, étrangère à l’enseignement de Socrate, que la vertu suppose une première disposition ou un don qui ne vient ni de la nature ni de la pensée réfléchie, et qu’il attribue, en termes un peu vagues, au concours divin[1]. Quoi qu’il en soit, l’éducation est toujours nécessaire pour développer les premiers germes que les futurs guerriers apportent en naissant. Il faut ici encore rappeler l’analogie ou plutôt l’identité de la vertu dans l’individu et dans l’État. La justice n’existe dans l’État que si la loi, par une contrainte de tous les instants, maintient chaque citoyen à sa place et l’empêche de sortir de sa sphère. De même, dans l’individu, la justice n’est possible que si l’éducation, par la pression qu’elle exerce sur lui, maintient chacune des parties de son âme à la place qui lui convient. Il ne s’agit pas ici d’une ressemblance extérieure entre la justice dans l’État et la justice dans l’individu, mais d’une identité complète : c’est la même loi, ce sont les mêmes institutions politiques et sociales qui doivent maintenir l’une et l’autre.

C’est la loi, par l’éducation qu’elle règle, qui insinue dans l’âme de l’enfant l’habitude de l’ordre et de l’harmonie avant que la raison soit éveillée (République, III, 402, A). C’est elle encore, et non pas la raison, qui donne au futur guerrier des opinions vraies sur ce qui est à craindre ou à éviter, c’est-à-dire le courage, et c’est elle encore qui détermine les épreuves par lesquelles on s’assure que les jeunes gens sont solidement attachés à leurs opinions et à l’abri des prestiges et des enchantements qui peuvent seuls mettre en péril des opinions vraies (République, III, 413, B). Dans la fine analyse par où débute le quatrième livre (424, A), Platon montre l’influence réciproque de la loi sur l’éducation et de l’éducation sur la conservation des lois. L’enfant appartient à l’État beaucoup plus qu’à ses parents. De là l’importance attribuée par Platon à l’éducation. La morale, la politique, la psychologie et la science de l’éducation se pénètrent dans cette doctrine jusqu’à devenir inséparables. C’est ainsi que, dans la République, au moment où il cherche à définir la justice, Platon est amené à entrer dans les détails les plus minutieux sur l’enseignement de la gymnastique et de la musique qui forme toute l’éducation du guerrier. C’est ainsi encore que, selon lui, changer quelque chose à la musique, c’est ébranler les fondements mêmes de l’État (République, IV, 424, C). Dans la cité idéale que conçoit Platon l’enseignement de ces deux arts est réglé avec le soin le plus méticuleux. Les magistrats doivent en quelque sorte surveiller chacune des idées qui entrent dans l’esprit des enfants, être attentifs à chacune de leurs actions et songer toujours aux habitudes qui peuvent en résulter. L’éducation est vraiment, dans le sens absolu du mot, une affaire d’État.

Comme la justice est la vertu essentielle, on voit que la morale de Platon est fondée, non sur une notion a priori ou sur un raisonnement abstrait, mais sur les données psychologiques fournies par l’observation et l’expérience. Ce n’est pas dans la théorie des Idées qu’elle trouve son principe, mais dans sa psychologie et la politique. D’autre part elle donne à la morale un fondement objectif, puisque c’est en fin de compte l’ordre établi par la nature qu’elle assigne comme fin suprême à l’activité volontaire. C’est ainsi qu’elle dépasse le point de vue encore tout subjectif de Socrate et donne pour la première fois la formule que tous les moralistes grecs répéteront : il faut suivre la nature et se conformer à l’ordre universel.

Désormais les formules adoptées par Socrate doivent être modifiées. D’abord la vertu, puisqu’elle n’est pas une science, ne peut être enseignée. En outre, elle est multiple, puisque les diverses fonctions de l’âme auxquelles correspondent les vertus sont réellement distinctes les unes des autres. Enfin, si la vertu est différente de la science, on pourra concevoir, puisqu’elle n’est qu’une opinion vraie, qu’elle soit vaincue par le désir. Platon, comme l’a fort bien montré M. Fouillée[2], à qui revient le mérite d’avoir le premier débrouillé cette partie très obscure du système, reste jusqu’au bout fidèle à la maxime socratique et soutient toujours qu’on ne fait jamais le mal sciemment. Mais il ne s’agit pas ici de science ; la vertu qu’on vient de définir se produit sans le concours de l’intelligence et n’est qu’une opinion vraie. Il n’implique pas contradiction que l’opinion vraie (République, III, 414, B) puisse être vaincue par le désir. Entre la vertu moyenne qui vient d’être définie, et la vertu parfaite dont on parlera plus loin et qui est identique à la science, il y a une différence notable. La maxime de Socrate n’est pas applicable à la première ; elle est rigoureusement vraie pour l’autre.

C’est probablement à cette théorie de Platon sur la vertu qu’Aristote fait allusion lorsqu’il parle de ces philosophes aux yeux de qui la vertu est une manière d’être ou une habitude conforme à la droite raison (Eth. Nic., VI, chap. xiii, 1 114, B, 25). Aristote n’est donc pas le premier philosophe qui ait ramené la vertu à l’habitude. La définition qu’il en donne est d’ailleurs beaucoup plus complète que celle de Platon. D’abord, ainsi qu’il le fait remarquer, la conformité à la raison ne suffit pas, car elle pourrait être l’effet d’une rencontre heureuse, il faut que l’habitude soit accompagnée de raison (Ibid.). De plus cette habitude consiste en un juste milieu par rapport à nous, déterminé par la raison et tel que les hommes de bien peuvent le déterminer (Eth. Nic., II, chap. vi, 1007, A, 1 et 2). Il serait injuste de méconnaître l’importance des éléments nouveaux introduits par Aristote ; mais il reste vrai que Platon a le premier considéré la vertu comme une habitude, qu’il l’a fait naître dans la partie inférieure de l’âme, et c’est là l’essentiel. Les deux philosophes sont d’accord pour attribuer la première origine de la vertu à une influence divine, et Aristote admet comme Platon que la vertu ne peut se développer en dehors de la vie sociale, et qu’elle résulte uniquement de l’éducation imposée à chaque citoyen par l’État (Eth. Nic., X, à la fin).

II

Quelle que soit l’importance de ces vertus qu’on désigne encore aujourd’hui sous le nom de vertus cardinales, et surtout de la justice qui en est la forme la plus parfaite, elles ne sont cependant qu’un premier degré dans la poursuite de la perfection, et il faut s’élever encore plus haut. Platon remarque, dans le sixième livre de la République (504, D), que l’humanité ne peut jamais réaliser que d’une manière incomplète l’idéal qu’elle conçoit ; il explique aussi un peu plus loin, à la grande surprise de ses jeunes interlocuteurs, que le tableau qu’il vient de tracer n’est qu’une esquisse (ὑπογραφή) et qu’il faut regarder plus haut pour apercevoir l’œuvre achevée (République, VI, 504, C, D, E). « Te rappelles-tu aussi ce que nous avons dit auparavant ?… Qu’on pouvait avoir de ces vertus une connaissance plus exacte, mais qu’il fallait faire un plus long circuit pour y parvenir et que nous pouvions aussi les connaître par une voie qui nous écarterait moins du chemin que nous avions déjà fait… Y a-t-il quelque connaissance plus sublime que celle de la justice, et des autres vertus dont nous avons parlé ? — Sans doute : j’ajoute même qu’à l’égard de ces vertus, l’esquisse que nous avons tracée ne lui suffit pas, et qu’il doit en vouloir le tableau le plus achevé. » La justice en soi, ou l’idée de la justice, est beaucoup plus belle que la justice qui vient d’être définie, et elle est à cette dernière ce que le modèle parfait est à l’ébauche.

Dans un autre passage de la République (V, 500, D), la justice est appelée une vertu populaire. Dans un autre texte du Phédon[3] (82, A), elle est représentée comme une vertu populaire et politique ; et, en effet, on a bien vu par l’analyse précédente comment la définition de la justice est tirée de l’étude de l’État : il s’agit là des vertus de l’homme en société, et ces vertus dépendent de l’éducation donnée par l’État. Il faut sans doute rapprocher de ces divers passages le texte de la République (VII, 518, A) où Platon oppose à ces vertus de l’âme encore très voisines de celles du corps, et qui s’acquièrent par l’éducation et l’habitude, une vertu plus haute encore et plus divine, qui est la sagesse ou plutôt la science. Dans le même passage, le philosophe montre la différence qui sépare ces deux sortes de vertus. Tandis que les premières sont acquises par l’exercice, la seconde est plutôt une possession naturelle de l’âme, une faculté ou un organe qui est en elle et qu’il suffit de diriger vers son objet pour que la connaissance se produise aussitôt. C’est une grande erreur de croire qu’on puisse donner à quelqu’un la science toute faite, à peu près comme on rendrait la vue à l’aveugle. La faculté de voir ou de contempler est une puissance propre à l’âme et qu’il suffit de bien diriger pour que la science apparaisse. Il y a donc une vertu plus haute que la justice elle-même, et c’est la science.

Ici encore l’éducation, ou plutôt l’instruction a un rôle important. Pour mettre l’organe de l’âme en état de bien voir les vérités éternelles, il faut le tourner en quelque sorte vers son objet, et on y arrive en s’élevant par degrés à des connaissances de plus en plus parfaites. C’est pourquoi les futurs magistrats de la cité platonicienne sont initiés au calcul, à la géométrie, à l’astronomie, à toutes les sciences enfin qui dépassent les apparences sensibles et permettent d’apercevoir les vérités qui ne changent point. La dialectique est le dernier terme de cette ascension rationnelle ; elle est l’intuition directe de l’Idée suprême ou de l’Idée du bien.

Entre la vertu populaire et la science suprême, il y a d’ailleurs des rapports étroits. Il faut commencer par la première pour atteindre la seconde. Le sage, tel que le conçoit Platon, réunit en lui toutes les qualités du guerrier ou de l’homme d’action, il joint à l’expérience la spéculation, et s’il est vrai de dire que la réunion des qualités nécessaires pour réaliser à la fois des perfections qui semblent si contraires entre elles est fort difficile, il en résulte seulement que le nombre des sages sera peu considérable. Platon les présente, en effet, comme une élite, et il est le premier à reconnaître qu’il n’en existe qu’un très petit nombre parmi les hommes.

Cette définition de la vertu supérieure nous ramène au point de vue de Socrate ; aussi voyons-nous que les différentes formules qui exprimaient sa pensée, inexactes ou incomplètes quand il s’agit de la vertu populaire, reprennent ici toute leur force et leur valeur. Platon ne s’est séparé de son maître que pour un instant : il revient à lui dès qu’il s’agit de la vertu par excellence.

La vertu, en effet, peut s’enseigner, puisqu’elle est une science, elle appartient en propre à la partie rationnelle de l’âme. En outre elle est unique comme son objet. Les diverses sciences ne sont que des formes inférieures de la science parfaite, qui est la dialectique, de même que les différents êtres qui composent le monde n’ont d’existence et d’intelligibilité que par leur participation à l’Idée du bien. Enfin il est rigoureusement vrai de dire que la science ainsi définie ne saurait être vaincue. Les réserves qu’il a fallu faire, quand il s’agissait de vertus inférieures fondées sur l’opinion, n’ont plus de raison d’être quand on parle de la science suprême. Il suffit donc de savoir le bien pour le faire, et Socrate avait raison de dire : personne n’est méchant volontairement.

Cette distinction de deux sortes de vertus, si nettement indiquée par Platon, fait penser tout naturellement à la distinction aristotélicienne des vertus pratiques ou éthiques et des vertus intellectuelles ou dianoétiques. Ici encore le disciple n’a eu qu’à achever, sans en modifier la partie essentielle, l’œuvre commencée par le maître. On peut néanmoins signaler entre les deux conceptions des différences qui sont toutes à l’avantage d’Aristote.

Il est plus exact, sans doute, de distinguer la vertu pratique de la vertu intellectuelle que de séparer la vertu intellectuelle de la vertu politique. Aristote fait aux vertus politiques et sociales, la justice et l’amitié, une place à part. Mais on a bien vu que, sous le nom de vertu politique, Platon désigne, comme Aristote, une disposition acquise par la partie irrationnelle de l’âme, et c’est le point important.

Il y a loin aussi de l’analyse si profonde et si exacte de la φρόνησις dans l’admirable VIe livre de l’Éthique à Nicomaque aux indications encore vagues et un peu confuses de Platon. Comparée à la première, cette théorie apparaît comme une ébauche encore imparfaite. Il est aisé, cependant, d’y reconnaître les premiers linéaments, le mouvement et la direction de la doctrine future. Ici encore le disciple n’a fait autre chose que perfectionner l’œuvre du maître. Tous deux admettent aussi, pour ce qui regarde la vertu la plus haute, les formules socratiques : la vertu peut s’enseigner, elle est une ; elle ne saurait être vaincue.

Si maintenant on considère les définitions que les deux philosophes ont données de la justice ou vertu politique, il y a certainement très loin de la théorie exposée dans la République à celle qui remplit le livre V de la Morale à Nicomaque. Personne ne contestera qu’Aristote l’emporte de beaucoup par la précision, la nouveauté et la profondeur de ses aperçus. Encore faut-il remarquer que Platon a au moins entrevu la distinction si nette que son disciple devait faire entre la justice rectificative et la justice distributive. Ainsi, au VIIIe livre de la République, 558, D, un des reproches qu’il adresse à la démocratie est de faire régner l’égalité entre les choses inégales, mais surtout c’est dans les Lois, VI, 757, B, que cette distinction est formulée avec le plus de netteté : « Il y a deux sortes d’égalité qui se ressemblent par le nom, mais qui sont bien différentes pour la chose. L’une consiste dans le poids, le nombre, la mesure : il n’est point d’État, point de législateur à qui il ne soit facile de la faire passer dans la distribution des honneurs en les laissant à la disposition du sort. Mais il n’en est pas ainsi de la vraie et parfaite égalité qu’il n’est pas aisé à tout le monde de connaître. Le discernement en appartient à Jupiter, et elle ne se trouve que bien peu entre les hommes. Mais enfin c’est le peu qui s’en trouve soit dans l’administration, soit dans la vie privée, qui produit tout ce qui s’y fait de bien. C’est elle qui donne plus à celui qui est plus grand, moins à celui qui est moindre, à l’un et à l’autre dans la mesure de sa nature. Proportionnant ainsi les honneurs au mérite, elle donne les plus grands à ceux qui ont plus de vertu, et les moindres à ceux qui ont moins de vertu et d’éducation. »

Quant à la vertu la plus haute, c’est-à-dire à la science, les deux philosophes se trouvent tout à fait d’accord. C’est en effet la vie contemplative, la spéculation intellectuelle, qu’ils considèrent comme la plus haute perfection où l’homme puisse atteindre.

Il est vrai qu’il faut s’entendre sur le sens de ce mot vie contemplative si souvent employé par Platon. On a souvent reproché à la morale de Platon d’être toute négative, et il est certain qu’il lui arrive quelquefois de représenter l’homme de bien comme étranger et indifférent aux affaires de ce monde. Il y est gauche et emprunté. On a cité les textes formels dans lesquels le corps est appelé un tombeau, où le sage doit se hâter de fuir le plus tôt possible le monde présent, dans lesquels la vie est envisagée comme la préparation à la mort. Toutefois, en y regardant de plus près, la pensée de Platon est toute différente. La vie contemplative serait peut-être inerte et passive si les Idées n’étaient pour Platon, comme on le dit souvent, que de pures abstractions. Mais elles sont des réalités actives et vivantes, et surtout il y a place dans son système pour une théorie de l’amour qui permet d’éclaircir sa pensée sur ce point important. Nous ne saurions entrer ici dans une étude approfondie de cette théorie ; rappelons seulement que toute la première partie du Banquet est consacrée à réfuter des théories sophistiques sur l’amour qui le représentent comme un dieu, c’est-à-dire comme un bien. Pour Platon l’amour n’est pas un dieu ; car il implique toujours le désir, c’est-à-dire privation ou souffrance. C’est un grand démon, intermédiaire entre le bien et le mal. Son vrai rôle est de se mettre au service des Idées, d’en être l’auxiliaire, et sa fonction est alors d’engendrer dans la beauté. Il s’élève des beaux corps aux belles âmes, il s’attache à elles et s’efforce de passer de l’une à l’autre, puis il s’élève aux connaissances les plus vraies. Il est impossible, selon Platon, de connaître le bien sans l’aimer, et on ne peut l’aimer sans s’efforcer de le réaliser, d’abord en soi-même, puis dans les autres. Dans le Phèdre (250, D), Platon dit que l’idée du Bien, si nous pouvions l’apercevoir directement, éveillerait en nous un merveilleux amour : δεινοὺς γὰρ ἂν παρεῖχεν ἔρωτας. La beauté de l’Idée nous apparaît encore comme merveilleuse dans le VIe livre de la République, et un texte du même ouvrage nous montre que Platon se souvient aussi des théories exposées dans le Banquet. Grâce à l’amour la contemplation se tourne ainsi vers l’action. « Celui qui fait son unique étude de la contemplation de la vérité… et ayant les yeux fixés sans cesse sur les objets qui gardent entre eux un ordre constant et immuable, qui sans jamais se nuire les uns aux autres conservent toujours les mêmes arrangements et les mêmes rapports, c’est à imiter et à exprimer en soi cet ordre invariable qu’il met toute son application. Est-il possible, en effet, qu’on admire la beauté d’un objet et qu’on aime à s’en approcher continuellement sans s’efforcer de lui ressembler ? » (République, VI, 499, E.) Non seulement le philosophe, en connaissant le bien, est amené à le réaliser en lui-même, mais encore il s’efforce de le faire connaître aux autres hommes. Le vrai sage n’est pas indifférent aux affaires publiques, il n’est même que trop disposé à s’en mêler, et il le fera dès que les circonstances cesseront de lui faire obstacle. « Ô mon cher Adimante, n’aie pas trop mauvaise opinion de la multitude. Quelle que soit sa façon de penser, au lieu de disputer avec elle, tâche de la réconcilier avec la philosophie en détruisant les mauvaises impressions qu’on lui a données » (République, VI, 499, A). Dans un État bien ordonné, le sage, loin de fuir la vie politique, se ferait un devoir et une joie d’y prendre la part la plus active et de travailler au bonheur commun. C’est à son corps défendant et parce qu’il ne peut trouver l’emploi de ses qualités parmi les foules insensées, que le sage se tient à l’écart des affaires publiques et les fuit à peu près comme l’homme surpris par un orage se met à l’abri derrière un mur. Si c’était nécessaire, on le contraindrait, comme dit Platon, à redescendre dans la caverne afin qu’il ne le cède à personne en expérience. Vers l’âge de cinquante ans, quand il est en pleine possession de ses facultés, il doit prendre la direction des affaires publiques, et, tournant l’œil de son âme vers la vérité immuable, s’efforcer de rendre la copie aussi parfaitement semblable que possible au modèle (République, VII, 540, A). Il reste vrai pourtant que, quand le philosophe a bien rempli sa tâche, qu’il a pris part au gouvernement de l’État, combattu pour son pays et contribué au bonheur de ses concitoyens, sa plus grande récompense est, au moment où la vieillesse est venue et quand ses forces sont usées, d’abandonner la direction des affaires et de consacrer ses loisirs à la contemplation des vérités éternelles (République, VI, 497, C). C’est ici-bas le commencement de la vie divine. Il s’agit bien ici de la vie contemplative, mais elle n’a rien de commun avec le mysticisme ou l’ascétisme. C’est au contraire l’action intellectuelle la plus haute, la culture scientifique la plus complète qu’un être humain puisse connaître. Aristote ne l’entend pas autrement, et ce philosophe, qui ramène toute la réalité à l’énergie ou à l’acte, ne conçoit pas d’énergie plus intense que la pensée. Son Dieu est une pensée pure, et l’homme lui ressemble d’autant plus qu’il pense davantage. Ici encore l’accord est complet entre le maître et le disciple. C’est par la contemplation des vérités éternelles que l’homme peut dès la vie présente s’immortaliser. Beaucoup d’autres philosophes qu’on ne saurait considérer comme des mystiques ou des ascètes, Spinoza par exemple, diront à peu près la même chose.

III

De même que la vertu intellectuelle se distingue de la vertu pratique et que la justice en soi est fort au-dessus de la justice populaire et politique, de même le bien peut être envisagé à deux points de vue : d’abord, au regard de l’homme, en tant qu’il peut être possédé ou réalisé ici-bas, puis en lui-même en dehors de toute relation. La plupart des moralistes ont distingué le bien moral et le bien absolu.

De ces deux questions, c’est la première que Platon a discutée avec le plus de soin. Il y revient jusqu’à trois fois dans le Gorgias, dans la République et dans le Philèbe. On sent qu’elle a fait l’objet de ses constantes méditations, et, chaque fois qu’il y revient, c’est pour l’approfondir davantage et mieux justifier la solution qu’il en propose.

Aucun moraliste en aucun temps n’a posé le problème capital de la morale avec plus de conscience de ses difficultés et plus de hardiesse que Platon. Les anciens, bien différents en cela des modernes, ne pouvaient concevoir le bien sans le bonheur ; car que serait un bien qui ne serait pas bon, avantageux, profitable, agréable ou utile à celui qui le possède ? Si la vertu est un bien, elle doit donc nécessairement conduire au bonheur ; si elle n’est pas identique au bonheur, elle n’est rien et ne vaut pas une heure de peine. Si on formule cette proposition en termes négatifs, on dira, la justice étant prise pour la vertu principale, que c’est un plus grand mal de commettre l’injustice que de la subir, et que, quand on a eu le malheur de la commettre, le plus grand bien qu’on puisse souhaiter est d’être châtié afin de ramener l’âme à son état de pureté primitive. Ce sont les thèses défendues par Platon dans le Gorgias. Si on exprime la même idée en termes positifs, on dira, comme Platon dans la République, que l’homme juste est heureux, quoi qu’il advienne ; il est plus heureux que l’homme injuste, quelles que puissent être les apparences contraires. Pour bien faire éclater cette identité de la justice et du bonheur, il faudrait considérer la justice en elle-même et la séparer de tous les autres avantages qui l’accompagnent quelquefois, tels que la santé, la richesse, la noblesse et la bonne renommée. Il faudra même faire plus et considérer l’homme juste, non seulement comme dépourvu de tous les biens extérieurs, mais comme affligé de tous les maux, méconnu, calomnié, traîné en justice, condamné, les yeux brûlés ou supplicié sur une croix. Il faudra même aller plus loin, et à l’homme juste ainsi traité comparer l’homme injuste souillé de toutes les iniquités, mais impuni, triomphant, comblé de tous les biens que les hommes ont coutume de considérer comme les plus précieux. Même alors il faudra prouver que le sort de l’homme juste est plus enviable que celui de l’homme injuste, qu’il est plus heureux, qu’il n’hésitera pas à préférer sa destinée quand bien même il serait possible de commettre toutes les injustices impunément, quand bien même il posséderait l’anneau de Gygès ou le casque de Pluton qui rendait invisible celui qui le portait. Allons encore plus loin. La religion enseigne que les dieux punissent les coupables dans une autre vie, mais c’est aussi une croyance très répandue et accréditée par des poètes mal inspirés ou des devins intéressés qu’il est possible d’apaiser la colère des dieux par des prières, des sacrifices ou des offrandes. On peut ainsi les corrompre à prix d’or et acheter leur complicité, si bien qu’il n’y ait, ni sur la terre ni dans le ciel, aucun châtiment réservé aux coupables. Même s’il en était ainsi, il faudrait montrer que la justice, pour mériter son nom de bien, doit être encore préférée à l’injustice. Personne ne pensera qu’en posant ainsi le problème, Platon se soit fait la partie trop belle.

On ne dira pas non plus qu’il a pour les besoins de sa cause affaibli les arguments de ses adversaires ; il les présente au contraire dans toute leur force et dans tout leur éclat, mieux peut-être qu’ils ne le faisaient eux-mêmes malgré toute leur habileté et leur éloquence. Les adversaires que Platon avait devant lui étaient de plusieurs sortes : c’étaient d’abord l’opinion commune, le jugement populaire. De tout temps les propositions qu’on vient de formuler ont passé pour des paradoxes. On a beau dire que la vérité morale est inscrite dans tous les cœurs et qu’il suffit de descendre dans sa conscience pour la connaître : il n’en est pas moins certain qu’à toutes les époques la grande majorité des hommes a eu un idéal tout différent de celui de Platon. Le bonheur pour elle n’est pas la vertu, surtout dans les conditions qu’on vient de dire, c’est bien plutôt le pouvoir de satisfaire tous ses désirs, d’imposer aux autres toutes ses volontés, de se procurer le plus grand nombre de plaisirs. Pour parler le langage des contemporains de Platon, la plus grande félicité qu’on puisse atteindre est celle du tyran qui a imposé son autorité et peut commettre tous les crimes sans être retenu par aucune loi divine ou humaine.

Cette manière de voir inspirée à la foule par l’instinct était confirmée et justifiée par les raisonnements savants des sophistes. Ils montraient dans des argumentations captieuses et plausibles, non seulement que la justice n’est pas d’origine divine, mais qu’elle n’est même pas conforme à la nature, qu’elle est au contraire d’institution humaine et par conséquent n’a droit à aucun respect. Ce que la nature veut, c’est que l’homme le plus fort, le plus intelligent ou le plus audacieux impose sa volonté aux faibles. À cette justice naturelle qui n’est autre chose que la force, s’oppose la justice inventée par les hommes et qui résulte d’une entente ou d’un pacte conclu entre les plus faibles qui se sont mis d’accord pour résister aux entreprises des plus forts. Employer la force, la violence ou la ruse, c’est donc revenir à l’état de nature : voilà la vraie justice. Tout est permis pourvu qu’on réussisse, et l’homme de bien n’aura d’autre but que d’accroître indéfiniment ses désirs et ses passions parce qu’il aura le moyen de les satisfaire. Telle est la thèse que plaident, avec une éloquence singulière, une violence un peu brutale et une absence complète de scrupules, Calliclès dans le Gorgias et Thrasymaque dans le premier livre de la République. Encore aujourd’hui c’est par des arguments tout semblables et semblablement présentés que la même thèse est soutenue. Les discours des deux sophistes ne sont pas moins éloquents que les dires de Zarathustra.

À quel point de pareils enseignements ébranlaient les anciennes croyances et troublaient les meilleurs esprits, c’est ce que nous attestent les deux discours que Platon, au second livre de la République, met dans la bouche de ses propres frères Glaucon et Adimante. Doués d’une âme généreuse et ayant reçu une excellente éducation, ces jeunes gens restent fidèles aux traditions de leurs ancêtres et ont foi dans la justice. Cependant ils ont entendu les objections des sophistes ; ils ne savent comment répondre et ils avouent ingénument leur embarras. Ils ont recours à Socrate et le mettent en demeure de dissiper leurs doutes, de démasquer les sophismes et de montrer par des arguments irréfutables que la justice mérite la confiance qu’ils ont en elle, et qu’elle est le véritable bien. C’est une tendance naturelle à leur âge de ne pas vouloir se payer de mots et de pousser les idées jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences. C’est pourquoi ils posent le problème dans les termes qu’on a vus plus haut. C’est Glaucon qui oppose le portrait de l’homme injuste à celui de l’homme juste ; c’est Adimante qui adjure Socrate de disculper les dieux de l’accusation de vénalité. Il y a dans la sommation touchante et pathétique qu’ils adressent à leur maître un tel accent de vérité qu’on serait tenté d’y trouver un écho fidèle des entretiens qui ont eu lieu jadis entre les jeunes Athéniens et Socrate, ou peut-être Platon lui-même.

Aucun moraliste moderne n’entreprendrait de défendre la doctrine de Platon, qui apparaît comme une gageure ; personne peut-être n’y reconnaîtrait une part de vérité, s’il fallait laisser de côté la sanction de la vie future. Telle est pourtant la nécessité où se trouve Platon. Il croit certainement à l’immortalité de l’âme, il est même le premier philosophe qui ait entrepris de la démontrer rationnellement. On s’est certainement trompé quand on a considéré la croyance à la vie future chez Platon comme mythique ou même comme simplement probable. La doctrine de l’immortalité de l’âme fait partie intégrante de son système et elle en est un des éléments essentiels. Mais il n’en est pas moins certain que cette doctrine ne tient aucune place dans sa morale proprement dite. On peut, sans même en faire mention, exposer toute la théorie platonicienne du souverain bien. Platon n’a pas commis le cercle vicieux qui consiste à prouver l’immortalité de l’âme par la morale, pour fonder ensuite la morale sur l’immortalité. C’est seulement après avoir établi à sa manière l’identité de la vertu et du bonheur dans la vie présente que Platon montrera comme par surérogation le trésor que constitue la vertu, accru encore par la bonté des dieux dans un autre monde.

Nous ne saurions suivre ici dans tous ses détails la longue démonstration par laquelle Platon entreprend de prouver l’identité de la justice et du bonheur. Il suffira d’en indiquer les grandes lignes et d’en suivre le progrès.

Dans le Gorgias, Platon veut montrer contre Calliclès que l’homme injuste, le tyran ou l’ami du plaisir, tel que le sophiste l’a défini, n’est pas heureux. Les plaisirs que le vulgaire et avec lui les sophistes considèrent comme les plus grands, sont ceux qui sont toujours précédés d’un désir, comme les plaisirs corporels, et Calliclès l’entend si bien ainsi qu’il a soin de dire que le sage devra multiplier le nombre et l’intensité de ses désirs, afin d’augmenter par là le nombre et la vivacité de ses plaisirs. Mais le désir est par définition une souffrance, puisqu’il implique toujours qu’on n’a pas ce que l’on poursuit. Si donc, comme l’expérience l’atteste, le plaisir et le désir s’accroissent en raison directe l’un de l’autre, à mesure qu’on augmentera ses plaisirs, on augmentera sa souffrance. Si cette poursuite se continue à l’infini, ce sera le supplice de Tantale ou des Danaïdes, mais jamais on n’atteindra le bonheur si l’on entend par là avec tout le monde un état fixe et définitif. Par la force des choses, l’effort même que l’on fait pour l’atteindre a pour résultat de l’éloigner. D’ailleurs, dans le cours de cette poursuite, le mal, c’est-à-dire la douleur, croissant en même temps que le bien, c’est-à-dire le plaisir, on ne pourra dire à aucun moment que l’état où l’on se trouve soit un bien. Personne ne souhaite de ressembler à ces hommes atteints de la gale dont les démangeaisons deviennent plus vives à mesure qu’ils essayent de les faire disparaître. On le voit, pour réfuter les partisans de la morale du plaisir, Platon n’invoque pas, comme l’ont fait tant de modernes, des principes que l’adversaire ne reconnaît pas. Il ne leur reproche pas de ne pas rendre compte de notions morales dont, en réalité, ils contestent la valeur. C’est uniquement sur une loi de la nature humaine, constatée par l’expérience et l’observation psychologique, qu’est fondée toute cette discussion.

Dans la République, si l’on excepte les deux premiers livres consacrés à poser le problème, ce ne sont plus des personnages qui plaident une cause, mais des doctrines qui s’opposent l’une à l’autre. Il n’y a plus de place pour l’éloquence, et, malgré la forme du dialogue, nous sommes en présence d’une exposition continue. On peut y trouver quelques prolixités et penser que le philosophe s’égare en de bien longs circuits ; mais il faut songer que c’est la première fois dans l’histoire qu’on écrivait méthodiquement sur de tels sujets ; il est d’ailleurs aisé de retrouver le fil des idées et de le suivre à travers les méandres de la discussion.

Pour prouver que l’homme juste est heureux, Platon, suivant la méthode que nous avons déjà indiquée, cherche d’abord le bonheur dans l’État. L’État est heureux ou prospère, s’il est bien ordonné, c’est-à-dire si chaque citoyen accomplit régulièrement et sans jamais changer la fonction qui lui est assignée et qui est celle à laquelle sa nature le rend le plus propre. L’État, au contraire, est malheureux s’il est troublé, c’est-à-dire si chaque citoyen peut suivre son caprice, exercer aujourd’hui une fonction et demain une autre, agir à tort et à travers et n’être jamais fixé dans le même emploi. La démocratie offre un exemple de cette bigarrure, la loi ayant perdu toute autorité et chaque citoyen ayant la licence tour à tour de remplir toutes les fonctions. Mais de tous les gouvernements le plus misérable est la tyrannie, parce qu’alors c’est du caprice d’un seul, toujours variable et toujours en contradiction avec lui-même, que dépend tout le gouvernement. Comparons maintenant l’individu à l’État ; pour l’un comme pour l’autre, le bonheur résultera de l’ordre, c’est-à-dire de la subordination de l’inférieur au supérieur, en d’autres termes, de la justice. L’homme de bien sera véritablement heureux s’il est maître de lui, et vraiment libre, puisque c’est la meilleure partie de lui-même qui gouverne sa vie. Il est tranquille, confiant dans le présent, assuré de l’avenir, car la possession du vrai bien ne saurait lui manquer. L’homme qui se laisse aller à ses passions ressemble au tyran ; comme elles changent sans cesse, la partie irrationnelle de l’âme étant comparable à un serpent à mille têtes, celui qui se laisse gouverner par elles n’est jamais en repos et il n’est pas maître de lui, il est toujours esclave et toujours inquiet, car il n’est jamais sûr du lendemain, il est pauvre malgré ses richesses, car il désire toujours autre chose que ce qu’il a. Comment le nom de bonheur conviendrait-il à un pareil état ? Il faut dire au contraire que l’homme adonné à la poursuite du plaisir est toujours malheureux.

En outre, si on met en présence l’homme de bien et celui qui cherche uniquement le plaisir, il est aisé de voir que l’un et l’autre ne sont pas également compétents pour apprécier la valeur des plaisirs. Le sage, en effet, connaît les plaisirs corporels, puisqu’il suffit d’être homme pour les avoir éprouvés, mais le voluptueux ne connaît pas les joies intellectuelles et toutes celles qui accompagnent la pratique de la vertu. Il n’a donc pas qualité pour en juger. L’homme de bien seul peut se prononcer en connaissance de cause : c’est à son jugement qu’il faut s’en rapporter.

Voici enfin un troisième argument qui paraît à Platon le plus décisif, puisqu’il l’appelle une victoire vraiment olympique (Répub., IX, 583, B). On va voir qu’il présente de grandes analogies avec l’argument du Gorgias. Les plaisirs grossiers, selon Platon, ne sont pas de véritables plaisirs ; ils ne sont qu’un fantôme de plaisirs, un néant. En effet ces plaisirs sont par nature toujours liés à une souffrance ; ils en sont la cessation, mais la cessation d’une douleur est un état négatif. Elle paraît agréable par comparaison avec l’état qui a précédé, mais en elle-même elle n’est rien. La cessation de la douleur paraît un plaisir, la disparition du plaisir apparaît comme une douleur ; si l’état intermédiaire entre le plaisir et la douleur était quelque chose, il faudrait donc dire qu’il est à la fois un plaisir et une douleur, et cependant il a été défini comme n’étant ni l’un ni l’autre. D’ailleurs tout plaisir est mouvement, l’état qu’on définit comme intermédiaire est un repos, il n’est donc pas un plaisir. Il est facile d’expliquer l’illusion de ceux qui s’y trompent. Il y a dans les choses un haut, un bas et une région moyenne. Si l’on suppose un homme qui s’élève du bas vers la région moyenne sans apercevoir l’autre extrémité, il pourra croire et dire qu’il a monté et atteint la région supérieure, quoiqu’il soit en réalité au milieu. De même l’homme qui est délivré d’une douleur croit avoir atteint le plaisir, tandis qu’il n’est qu’à mi-chemin entre le plaisir et la douleur. Le vrai plaisir, selon Platon, est un état positif puisqu’il est un mouvement déterminé, mais ce nom ne convient qu’aux états qui sont agréables en eux-mêmes sans avoir pour condition un désir ou une souffrance. Tels sont, pour ne parler que des plaisirs du corps, ceux que procurent une bonne odeur, un son agréable, de belles formes. Tels sont surtout les plaisirs de l’âme. À la vérité ils sont moins vifs que les plaisirs mélangés de douleur, mais ils sont plus purs. Ceux qui leur préfèrent les plaisirs mélangés commettent la même erreur que ceux qui prennent du gris pour du blanc (585, A). « Ainsi ceux qui ne connaissent ni la sagesse ni la vertu, qui sont toujours dans les festins et dans les autres plaisirs sensuels, passent sans cesse de la basse région à la moyenne et de la moyenne à la basse. Ils sont toute leur vie errant entre ces deux termes sans pouvoir jamais les franchir. Jamais ils ne se sont élevés jusqu’à la haute région ; il n’ont pas même porté leur regards jusque-là, ils n’ont point été véritablement remplis par la possession de ce qui est, jamais ils n’ont goûté une joie pure et solide ; mais, toujours penchés vers la terre comme des animaux et ayant les yeux toujours fixés sur leur pâturage, ils se livrent brutalement à la bonne chère et à l’amour, et se disputant la jouissance de ces plaisirs, ils tournent leurs cornes et ruent les uns contre les autres, et ils finissent par s’entre-tuer avec leurs sabots de fer et leurs cornes dans la fureur de leurs appétits insatiables…, ils se battent pour les posséder comme les Troyens se battirent, selon Stésichore, pour le fantôme d’Hélène faute d’avoir vu l’Hélène véritable » (Rép., IX, 586, A, C).

Jusqu’ici nous avons considéré la vertu en elle-même isolée de tous les autres avantages qui, dans la vie réelle, l’accompagnent ordinairement, et nous avons vu que, même ainsi envisagée, l’homme qui la pratique est beaucoup plus heureux que l’homme injuste. Mais il s’en faut de beaucoup qu’il en soit toujours ainsi. Dans le cours ordinaire de la vie, au contraire, la pratique de la justice assure à l’homme de bien un grand nombre d’avantages tels que la considération, la confiance et l’estime des autres, surtout les récompenses que les dieux accordent dans ce monde ou dans l’autre à ceux qui pratiquent la vertu. « Je te somme au nom de la justice de lui restituer les honneurs qu’elle reçoit des hommes et des dieux et d’aider toi-même à la rétablir dans ses droits ; après t’avoir fait convenir des avantages qu’il y a à être juste et que la justice ne trompe point les espérances de ceux qui la pratiquent, je veux que tu conviennes encore qu’elle l’emporte infiniment sur l’injustice dans les biens que la réputation d’homme vertueux attire après soi » (Rép., X, 612, D).

Platon insiste sur ces avantages terrestres que la justice assure à ceux qui l’observent, et il est aisé de voir que, s’il a tant insisté sur les malheurs qui atteignent quelquefois l’homme vertueux, c’est par une sorte d’artifice dialectique et pour mieux défendre sa cause : scrupule honorable, mais dont la conséquence a été qu’on s’est quelquefois mépris sur le sens de sa doctrine. Il s’en faut de beaucoup qu’il ne tienne pas compte des avantages extérieurs de la justice. C’est pour mieux les mettre en lumière qu’au terme de cette longue discussion il donne une nouvelle démonstration de l’immortalité de l’âme.

Il peut sembler à première vue que le sujet traité dans le Philèbe soit tout différent de celui des précédents dialogues. Il ne s’agit plus seulement ici d’opposer la vertu au plaisir, mais de définir le souverain bien. Ce n’est plus la justice, c’est la sagesse ou la science qui est distinguée du plaisir. Mais surtout il semble que le dernier dialogue soit animé d’un esprit tout nouveau. On y voit en effet le plaisir, dont il n’est question dans les premiers dialogues que pour le combattre, entrer comme partie intégrante dans la définition du bien. On y est loin, semble-t-il, des formules si absolues et si âpres où se complaisait l’austérité paradoxale du Gorgias et de la République. Il faut examiner de près ces différences, d’autant plus que l’authenticité du Philèbe a été contestée. On a cru voir une opposition profonde entre ce dialogue et les autres parties de l’œuvre de Platon. Sans aller aussi loin, on a supposé que, dans la dernière partie de sa vie, la pensée du philosophe s’était gravement modifiée. On a pu croire aussi à une évolution profonde de la doctrine du philosophe ; il aurait en vieillissant transformé et humanisé ses idées, et il y aurait une seconde manière, une seconde morale, une seconde philosophie de Platon. À y regarder de près, cependant, on se convainc que les différences, si importantes qu’elles soient, n’empêchent pas que le même sujet soit traité dans le même esprit et d’après la même méthode dans le Philèbe que dans les précédents dialogues. En effet, marquer l’opposition de la vertu et du plaisir et prouver la supériorité de l’une sur l’autre, c’est déjà traiter la question du souverain bien. En montrant que la vertu vaut mieux que le plaisir, on suppose évidemment que le bien est déjà connu, on se réfère implicitement à une notion suggérée sans doute par l’expérience et acceptée par le sens commun. Dans le Philèbe, au contraire, c’est cette notion même qu’il s’agit de dégager et de définir, et cela, pour mieux justifier la thèse de la supériorité de la vertu. Réciproquement, définir le souverain bien, c’est affirmer la supériorité de la vertu sur le plaisir, et toute une partie du dialogue est consacrée à cette tâche ; mais le philosophe ne s’en tient pas là. Le dialogue n’est plus uniquement critique ou polémique. Tout en distinguant aussi résolument que jamais les deux principes opposés, il s’efforce de dépasser cette opposition, de s’élever à une vue plus haute et plus compréhensive qui réconcilie dans une affirmation commune les deux adversaires. Ainsi, des deux premiers dialogues au dernier, il y a progrès, il n’y a pas opposition. La pensée du philosophe s’est développée sans cesser d’être fidèle à elle-même.

Il est vrai que, dans le Philèbe, ce n’est plus la justice ou la vertu en général, mais l’intelligence ou la science, qui est distinguée du plaisir. Mais, si les analyses qui précèdent sont exactes, cette substitution paraîtra toute naturelle. On a vu en effet qu’au-dessus de la justice, vertu populaire ou politique, Platon place la vertu intellectuelle, c’est-à-dire la sagesse ou la science. C’est cette dernière qui est la vertu par excellence, et qui doit, à ce titre, figurer dans la définition du souverain bien. La preuve que Platon l’entend ainsi, et que le point de vue du Philèbe ne diffère pas essentiellement de celui de la République, c’est que quand il s’agit de distinguer les différentes sortes de sciences (Philèbe, 55, D), il expose une doctrine très analogue et même identique pour le fond à la classification des sciences contenue dans le septième livre de la République. Enfin on peut croire que, suivant les nécessités de la polémique, suivant les adversaires auxquels il avait affaire, le philosophe a été amené à mettre plus ou moins en lumière certains aspects de sa doctrine. Il l’a montrée, ainsi qu’il arrive souvent, plus exigeante et plus absolue dans sa jeunesse, plus tempérée et plus accommodante dans un âge plus avancé. Mais il n’a point chanté la palinodie et, en dépit des apparences extérieures, il est toujours resté fidèle à lui-même. Il a dit dans le Gorgias que c’est un moindre mal de subir l’injustice que de la commettre : cela ne veut pas dire que ce soit un bien. Il vaut mieux être châtié que de rester impuni : cela ne signifie pas que le châtiment soit un bien. Il a soutenu dans la République que le juste persécuté est plus heureux que le tyran triomphant : il ne s’ensuit pas que la persécution et la souffrance soient des biens. Il n’y a pas dans les deux premiers dialogues un seul mot qui aille à l’encontre de la thèse soutenue dans le Philèbe, que la sagesse ne suffit pas au bonheur. Bien au contraire, cette même thèse se trouve déjà formellement indiquée dans le passage du VIe livre de la République, où Platon critique les philosophes qui définissent le souverain bien par l’intelligence et les renvoie dos à dos avec ceux qui le définissent par le plaisir. Enfin on a vu tout à l’heure le texte décisif du Xe livre de la République, où Platon, après avoir isolé pour un moment la vertu de tous les autres biens, lui restitue tous ses avantages et la montre sous son vrai jour. D’autre part, Platon, dans les premiers dialogues, a établi l’impuissance du plaisir à assurer le véritable bonheur. Il dit encore la même chose dans le Philèbe ; mais il n’avait pas contesté pour cela que le plaisir en lui-même fût un bien ou qu’il y eût de bons plaisirs. Il l’avait même expressément affirmé dans ce texte du IXe livre de la République (584, B), où il oppose les plaisirs purs aux plaisirs mélangés : c’est exactement la même doctrine que dans le Philèbe. Seulement, dans les premiers dialogues, Platon n’avait parlé qu’en passant de l’insuffisance de la vertu, et il s’était étendu complaisamment sur celle du plaisir. Sans rien céder sur ce dernier point, dans le Philèbe, il insiste davantage sur le premier.

La définition du souverain bien dans le Philèbe est fondée sur une discussion et une analyse psychologique à la fois très approfondies et très pénétrantes. Ni l’intelligence prise exclusivement, ni le plaisir mis à part de tout autre mobile, ne méritent le nom de bien. Il faut donc les unir ; mais, dans ce mélange, la part faite à chacun des éléments ne doit pas être égale, il faut la proportionner à la valeur de chacun d’eux et, pour cela, définir avec exactitude leur nature. D’autre part, ce mélange ne doit pas comprendre indistinctement ni toutes les sciences ni tous les plaisirs. Il en est qu’il faudra éliminer. Pour faire ce choix avec discernement et rigueur il est nécessaire de distinguer nettement et méthodiquement les différentes sortes de sciences et de plaisirs. Enfin le mélange n’aura de valeur que s’il est accompli d’après une règle ou un canon, s’il est conforme aux exigences de la raison. Telles sont les principales thèses qui conduisent Platon à sa définition du souverain bien. Résumons-les brièvement.

C’est une chose évidente pour Platon que l’intelligence à elle toute seule ne saurait suffire à rendre la vie heureuse (Phil., 21, D). « Quelqu’un de nous voudrait-il vivre, ayant en partage toute la sagesse, l’intelligence, la science, la mémoire qu’on peut avoir, à condition qu’il ne ressentirait aucun plaisir, ni petit ni grand, ni pareillement aucune douleur, et qu’il n’éprouverait absolument aucun sentiment de cette nature ? » Réciproquement le plaisir cesserait d’être souhaitable s’il était complètement séparé de l’intelligence. « Vivant au sein des plaisirs, mais n’ayant ni intelligence, ni mémoire, ni science, ni jugement vrai, c’est une nécessité, qu’étant privé de toute réflexion, tu ignores même si tu as du plaisir ou non. C’est la vie d’une éponge ou de ces espèces d’animaux de mer qui vivent enfermés dans les coquillages (Philèbe, 21, C). » Ailleurs (61, C), le philosophe compare l’intelligence et le plaisir à deux sources, l’une de miel, l’autre d’eau sobre et salutaire. Telle est la condition de l’homme qu’il ne saurait se contenter de cette dernière. La même théorie est exposée, on l’a vu, dans le texte déjà cité du VIe livre de la République, où Platon combat également ceux qui définissent le souverain bien par l’intelligence, et ceux qui le réduisent au plaisir.

Cependant le plaisir et l’intelligence sont les seules fins que l’on puisse assigner à la volonté humaine. Il s’ensuit que le véritable bien, pour l’homme, sera une combinaison ou un mélange d’intelligence et de plaisir. Ce mélange seul méritera le nom de souverain bien. Mais c’est une question de savoir si, dans ce mélange, les deux éléments auront une part égale ou si l’un des deux l’emportera sur l’autre. Si le plaisir ni l’intelligence ne peuvent concourir pour le premier rang, ils peuvent se disputer le second (22, C).

Pour éclaircir ce point d’une manière précise et méthodique, il faut examiner attentivement la nature du plaisir et de l’intelligence. On peut ramener à quatre toutes les formes ou tous les types d’existence : ce sont le fini, l’infini, la cause et le mélange (27, A, B). Le fini est ce qui est nettement déterminé, comme, par exemple, l’unité ou la dualité, le bœuf ou l’homme. C’est très probablement l’Idée que Platon désigne ici par ce nom[4]. L’infini ou l’indéterminé est ce qui comporte le plus ou le moins, le fort et le doux, le lent et le rapide. C’est tout ce qu’on ne peut désigner qu’en rapprochant deux contraires, toujours opposés l’un à l’autre, et qui, par cette opposition même, rendent impossibles toute fixité et toute stabilité. L’infini est ainsi ce qui change sans cesse, ce qu’on appellera plus tard la matière. La cause est ce qui produit le mouvement et l’ordonne. Le mélange ou le mixte est un composé de fini et d’infini. Tels sont, par exemple, la santé, l’harmonie musicale, les saisons, le plaisir lui-même, si on l’envisage dans l’ordre établi par la nature. Il semble bien qu’il y ait une correspondance complète entre cette théorie du Philèbe et celle qui est exposée dans le Timée. Le fini ou l’Idée est le modèle d’après lequel le Démiurge, ou cause ordonnatrice, façonne l’univers. L’intelligence appartient au genre de la cause[5]. Elle est une partie de cette âme royale, de cette intel- ligence royale (30, D) que Platon appelle aussi Jupiter, qui anime toutes les parties de l’univers et les dispose dans l’ordre le plus parfait. C’est sans doute cette âme de l’univers, dont parle le Timée, qui communique au monde un mouvement ordonné et régulier, et le pénètre dans toutes ses parties.

Le plaisir, si on l’envisage en lui-même, présente tous les caractères de l’infini. Il peut croître ou diminuer indéfiniment. Il est instable et il offre cette particularité que, plus il augmente, plus le contraire auquel il est joint, la douleur, s’accroît avec lui. Il est vrai que le plaisir, ainsi qu’il arrive chez les êtres vivants, peut être compris entre des limites fixes ou soumis à un ordre, et tendre vers une fin. Il est alors une harmonie et se produit chaque fois que l’être vivant agit conformément à sa nature. On peut donc dire qu’il est une combinaison du fini et de l’infini ; il appartient au genre mixte.

Dès lors il est aisé de conclure que l’intelligence l’emporte de beaucoup sur le plaisir. L’infini est, en effet, une forme d’être très inférieure, si même il mérite le nom d’être, puisque, étant en perpétuel changement, il ne présente jamais un caractère ou une manière d’être qui lui appartienne en propre, puisqu’il cesse d’être lui-même dès qu’on veut le saisir ou lui donner un nom précis. C’est une sorte de non-être.

Mais il ne suffit pas d’établir que, dans le mélange qui constitue le souverain bien, la prééminence appartient à l’intelligence. Les deux éléments peuvent, en effet, se subdiviser en plusieurs espèces. Il y a plusieurs sciences comme il y a plusieurs sortes de plaisirs. Faut-il mélanger indistinctement toutes les sciences et tous les plaisirs, ou au contraire faire un choix et éliminer quelques parties ?

Rien n’est plus délicat et n’est plus important pour connaître les propriétés des êtres que l’analyse ou la division régulière et méthodique. Platon a déjà insisté sur ce point et donné des exemples dans le Phèdre et le Sophiste. C’est une des parties essentielles de sa méthode. Il ne faut pas passer trop vite de l’unité du genre à la pluralité indéfinie des individus.

Pour distinguer les différentes espèces de plaisirs, Platon entreprend une analyse psychologique très minutieuse et très approfondie. C’est une des parties les plus intéressantes et les plus originales de son œuvre. Il faudra nous borner à en indiquer les points essentiels.

Il convient, d’abord, de distinguer deux sortes de plaisirs, ceux du corps et ceux de l’àme. Le plaisir du corps est, on l’a vu, un mouvement qui se produit lorsque l’harmonie est établie. La douleur apparaît dans le cas contraire. Toutefois le mouvement corporel ne devient un plaisir que s’il arrive jusqu’à l’âme, c’est-à-dire s’il est senti ou aperçu ; il entre ainsi, comme on l’a vu tout à l’heure, dans tout plaisir, même corporel, une part d’intelligence ou de conscience, et en ce sens, tout plaisir est un plaisir de l’âme. Il vaut mieux toutefois réserver ce nom aux états tels que l’espérance ou la crainte : ils sont relatifs aux plaisirs corporels, — car on éprouve, par exemple, l’espérance de boire, — mais ils appartiennent en propre à l’âme, parce qu’ils impliquent la mémoire. La mémoire est la conservation d’une sensation. D’une manière générale il n’y a pas de désir du corps, le désir sous toutes ses formes impliquant une privation, et étant la représentation d’un état futur qui n’est pas encore réalisé. Une telle anticipation n’est possible que par le souvenir, et les désirs de l’âme précèdent les plaisirs du corps. Il peut se faire d’ailleurs qu’un même sujet éprouve à la fois une douleur corporelle, par exemple s’il a soif, et un plaisir de l’âme, s’il espère être bientôt désaltéré. Les plaisirs de l’âme ne sont pas seulement, aux yeux de Platon, les plaisirs du corps transposés en quelque sorte par la mémoire et l’imagination. Il y a encore les plaisirs de l’âme, en ce sens qu’ils se produisent en elle indépendamment de toute relation avec le corps (Phil., 47, C ; 50, D).

À cette distinction entre les plaisirs de l’âme et ceux du corps s’en ajoute tout aussitôt une autre, celle des plaisirs vrais et des plaisirs faux ; car un plaisir est toujours réel dès l’instant qu’il est senti ; mais on peut dire aussi de l’opinion fausse qu’elle est un état réel de l’âme, même quand elle n’a pas d’objet. Ne faudra-t-il pas dire de même qu’un plaisir est faux, si, comme il arrive, par exemple dans le rêve, il se rapporte à un objet non existant ? L’erreur, quand il s’agit de l’opinion, consiste à rapporter inexactement une notion ou une image à un objet. Ne nous arrive-t-il pas de nous tromper quand nous comparons entre eux, au point de vue de l’intensité, deux plaisirs ou [deux douleurs, ou encore un plaisir et une douleur ? On dit du plaisir qu’il est grand ou petit, fort ou doux, lent ou rapide. On ne doit pas faire plus de difficulté à dire qu’il peut être vrai ou faux. Enfin on dira encore qu’il y a des plaisirs faux, si l’on songe que beaucoup d’hommes considèrent comme un plaisir la simple cessation de la douleur. Il y a là une erreur manifeste, non seulement parce qu’un tel état intermédiaire entre le plaisir et la douleur serait un repos, ce qui est contraire au principe de la mobilité universelle (43, A), mais encore surtout, parce que ce qui n’est, par définition, ni agréable ni pénible ne peut pas plus devenir agréable ou pénible qu’on ne peut faire de l’or ou de l’argent avec ce qui n’est ni l’un ni l’autre. On reconnaît ici l’argument que nous avons déjà rencontré sous une forme un peu différente dans le IXe livre de la République. C’est parce qu’ils ont défini le plaisir une cessation de douleur, que certains philosophes, que Platon ne nomme pas, mais où il est aisé de reconnaître Antisthène et les Cyniques, ont été amenés à soutenir cette thèse étrange que le plaisir n’existe pas du tout, qu’il est une pure illusion. Platon ne partage pas cette manière de voir, et on verra bientôt en quoi il s’en écarte, mais il les prend momentanément pour alliés (Philèbe, 44, D), car, inspirés par leur humeur chagrine et par un naturel qui n’est pas sans générosité, ils ont, partiellement au moins, rencontré la vérité. Quand on veut connaître une chose, il faut la considérer là où elle se manifeste avec le plus d’intensité. Si l’on veut connaître la nature de la dureté, il faudra examiner les substances les plus dures. De même, pour connaître le plaisir, il faut porter ses regards sur les cas où il se manifeste avec le plus de force. Or, de l’aveu de tout le monde, les plaisirs les plus vifs sont les plaisirs corporels, ceux de la faim, de la soif, et bien d’autres. Mais il est aisé de voir que ces plaisirs n’atteignent jamais un plus haut degré que chez les malades. L’homme qui a la fièvre est plus sensible que tout autre au chaud et au froid et à la soif. Celui qui souffre de la gale éprouve une jouissance très vive en cherchant à faire disparaître son mal par la friction. Ceux qui recherchent ces sortes de joies racontent que leur intensité leur fait perdre la raison ; ils poussent des cris extravagants et se sentent presque défaillir et mourir. N’est-ce pas dire, en d’autres termes, que le plaisir est lié à un état défectueux de l’organisme, qu’il aboutit à la destruction ou à la ruine, enfin qu’il est un mal ? Ce qu’il y a de vrai dans cette opinion paradoxale, c’est que beaucoup de plaisirs, comme Platon l’a démontré dans le Gorgias et dans la République, entraînent avec eux certaines douleurs qui en sont les conditions, et qui s’accroissent en même temps qu’eux.

À la distinction des plaisirs vrais et des plaisirs faux, il faut ajouter, en effet, la distinction des plaisirs purs et des plaisirs mélangés, et il est aisé de voir que ces derniers se ramènent aux plaisirs faux. Tels sont les plaisirs comme la faim ou la soif et tous ceux qui ont pour condition un désir, c’est-à-dire une privation ou une souffrance. Ils ne sont que la cessation de cette souffrance et sont d’autant plus grands que celle-ci est plus vive. Les plaisirs de ce genre sont donc des douleurs. C’est folie de vouloir, comme le disent quelques-uns, accroître ses désirs pour augmenter ses plaisirs, car c’est augmenter son mal et travailler à sa propre ruine. Il en est ainsi, non seulement de la plupart des plaisirs corporels, mais encore d’un grand nombre de plaisirs de l’âme. Tels sont les plaisirs qui accompagnent la colère, les lamentations, l’amour, l’ambition et la plupart des passions. Il faut nous borner à indiquer en passant la subtile et délicate analyse où Platon montre dans le plaisir que nous font éprouver la comédie ou la tragédie un mélange de joie et d’envie, c’est-à-dire de douleur (50, C). Mais, s’il y a beaucoup de plaisirs faux ou impurs, il y a aussi des plaisirs purs et vrais ; et c’est ici que Platon se sépare d’Antisthène. Les plaisirs purs sont ceux qui ne sont précédés d’aucun désir et dont la disparition n’entraîne aucune souffrance. Tels sont, parmi les plaisirs corporels, ceux qui sont produits par une bonne odeur, ou par de beaux sons, ou par la vue de belles formes. Tels sont, parmi les plaisirs de l’âme, ceux qui accompagnent la connaissance des sciences. On dira peut-être qu’il est pénible de perdre une science et de s’apercevoir qu’on l’a oubliée ; mais un tel sentiment n’apparaît qu’à la suite d’une réflexion (52, B) ; l’oubli d’une science n’a par lui-même rien de douloureux, et c’est uniquement de jouissance immédiate qu’il s’agit ici. Il y a donc des plaisirs qui ne sont pas purement négatifs, mais réels et vraiment positifs. À la vérité ces plaisirs sont moins vifs que les plaisirs mélangés, car ils supposent toujours la mesure et l’harmonie. Et si on considère la qualité plutôt que la quantité, et c’est ce qu’il faut faire quand on veut connaître la nature d’une chose, on s’assurera que les plaisirs purs sont bien plus réels que les autres. Un peu de blanc très pur est plus blanc que beaucoup de blanc mêlé à du noir (53, B).

Telle est la doctrine formulée pour la première fois par Platon et qu’Aristote reprendra en la transformant. Toutefois le plaisir même le plus positif n’est toujours, selon Platon, qu’un mouvement ou un phénomène. Il appartient à la catégorie des choses qui, comme la construction des vaisseaux, n’existent pas pour elles-mêmes, mais en vue d’une fin ; il n’est qu’un moyen, qu’un changement, un passage d’un état à un autre. La réalité qui lui appartient est toute relative, il n’est pas vraiment un être, οὐσία, ou une qualité, ποιότης. C’est pourquoi on ne saurait dire qu’il est un bien, car on ne peut donner ce nom qu’aux choses qui existent par elles-mêmes. Aristippe s’est moqué du monde lorsqu’après avoir prouvé que le plaisir est un phénomène, il a conclu qu’il est un bien (54, D). Nous sommes ici au cœur du système. La théorie définitive de Platon sur le plaisir peut se résumer ainsi : Le plaisir, contrairement à ce que disent les cyniques, est quelque chose de réel et de positif, et cependant, pris en lui-même, il n’est qu’un phénomène et non un être, un moyen et non une fin ; et c’est pourquoi il n’est pas le bien. Sur ce dernier point Aristote se séparera de son maître ; il fera voir que le plaisir a encore plus de réalité que ne l’a cru Platon, parce qu’il n’est pas un simple changement ou un devenir ; il est une qualité ou un être parce qu’il accompagne l’acte qu’il achève, il est un repos plutôt qu’un mouvement. Épicure, dans sa théorie du plaisir constitutif ou en repos, s’appropriera cette vue d’Aristote en l’adaptant à son système.

Après avoir distingué les différentes espèces de plaisir, il faut, conformément à la méthode indiquée plus haut, faire le même travail à l’égard des sciences et de l’intelligence. Il y a plusieurs espèces de sciences, et, de même qu’on a distingué des plaisirs purs et des plaisirs mélangés, il faut discerner les sciences qui dépendent de l’expérience et s’acquièrent par routine, de celles qui dépendent de la raison et ont pour objet l’être véritable (57, B).

Parmi les premières on comptera l’arithmétique usuelle, l’art de compter tel que le pratiquent les marchands, la médecine, l’art militaire. La musique instrumentale, avec tout ce qu’elle comporte d’incertitude et d’à peu près, peut être prise pour type des connaissances de cet ordre. Les autres sciences plus pures sont : d’abord l’architecture, parce qu’elle suppose l’emploi de la règle, du compas ; l’arithmétique et la géométrie, telles que l’entendent les philosophes, très différentes des sciences usuelles, en ce qu’elles considèrent toujours des unités ou des quantités identiques ou de même nature ; enfin et surtout la dialectique, qui domine et règle toutes les autres connaissances. Sauf quelques différences de détail, nous retrouverons ici une classification des sciences tout à fait semblable à celle qui est présentée dans le VIIe livre de la République et animée du même esprit.

Les différentes sortes de connaissance et les différentes espèces de plaisir étant maintenant mises en présence, le moment est venu de décider s’il faut les accueillir toutes indistinctement ou faire un choix. Platon, « comme un portier pressé », laisse passer toutes les sciences, non seulement les sciences exactes qui ont pour objet l’Être immuable, mais encore les sciences usuelles ou techniques, telles que la médecine ou la musique, quoiqu’elles soient pleines de conjectures. C’est qu’en effet elles sont indispensables au sage obligé de vivre en ce monde, ne fût-ce qu’afin de trouver son chemin pour rentrer chez lui (61, A ; 62, A, B, C). Mais il en est tout autrement des plaisirs. Il faudra rigoureusement exclure du souverain bien les plaisirs violents et grossiers, le trouble profond qu’ils jettent dans l’âme ne lui permettant pas de se consacrer à la science et d’atteindre la vérité. Seuls, les plaisirs purs ou sans mélange pourront, parce qu’ils sont modérés, trouver place à côté des sciences. Il faudra, il est vrai, y joindre ceux des plaisirs mixtes qui sont nécessaires à la vie (République, VIII, IX, D, 558). Platon fait, en effet, la distinction que retrouvera plus tard Épicure entre les plaisirs et désirs nécessaires et les superflus. Il faut bien convenir qu’il y a, dans cette adjonction au plaisir pur, des plaisirs mélangés mais nécessaires, une difficulté, et même une contradiction, qu’Aristote résoudra par sa nouvelle théorie du plaisir. Platon se contente de dire que le sage ne prendra de ces plaisirs corporels que ce qui est strictement indispensable. Tels sont, en définitive, les éléments dont se composera le souverain bien ; d’abord, toutes les sciences, puis les plaisirs purs, avec les plaisirs nécessaires.

Les éléments qui doivent entrer dans la composition du souverain bien sont devant nous comme des matériaux qu’il faut maintenant assembler et unir. Pour accomplir ce mélange Platon introduit ici trois éléments nouveaux : la mesure, la beauté et la vérité, et nous sommes en présence du passage le plus obscur du Philèbe[6], un de ceux qui ont le plus embarrassé les historiens et les critiques. Essayons, sans nous flatter d’y réussir, de dégager au moins ce qu’il y a d’essentiel dans cette théorie au point de vue de la morale de Platon.

Le mélange qu’il s’agit d’accomplir ne saurait se faire au hasard, il ne sera satisfaisant pour la raison, il n’aura de chance de durée que s’il présente certaines qualités et s’il est accompli selon certaines règles. En d’autres termes, pour qu’il soit bon, il faut qu’il participe de l’Idée du bien. On s’attendrait donc ici à voir Platon définir le bien en soi et rattacher ainsi, par un lien direct, la morale à la théorie des Idées. Mais au moment où nous croyons atteindre ce but, il nous échappe ; le philosophe nous dit que nous sommes dans le vestibule ou sur le seuil du souverain bien, ἐν προθύροις τοῦ ἀγαθοῦ. Il est impossible d’aller plus loin et nous sommes arrêtés à peu près de la même manière que dans le VIe livre de la République, au moment où une nécessité toute semblable contraint Socrate à rattacher sa théorie de la sagesse à la dernière de toutes les idées, τελευταία τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα. Dans ce passage de la République, le philosophe dit en propres termes que la raison humaine ne peut s’élever jusqu’à la définition du bien absolu. Les définitions qu’on en a données tantôt en disant qu’il est l’intelligence, tantôt en l’identifiant avec le plaisir, sont manifestement insuffisantes. Le bien en soi n’est pas le plaisir, puisqu’il y a des plaisirs mauvais, et quant à ceux qui le définissent par l’intelligence, il leur arrive une plaisante aventure. « Ils sont embarrassés pour expliquer ce que c’est que l’intelligence, et à la fin ils sont réduits à dire que c’est l’intelligence du bien… Sans doute c’est une chose plaisante de leur part de nous reprocher notre ignorance à l’égard du bien, et de nous en parler ensuite comme si nous le connaissions » (Rép., VI, 505, B). L’intelligence, pour Platon comme pour tous les Grecs, doit avoir un objet. On ne connaît pas ce qui n’est pas et, sans doute, on aurait bien surpris Platon si on lui eût parlé d’une pensée qui se donne à elle-même son objet, ou qui devient à elle-même son propre objet. L’intelligence ne saurait donc être par elle-même le bien absolu, et, pour être pensé, le bien doit exister en dehors et au-dessus d’elle. Or cette réalité suprême ne saurait être définie. La définir, en effet, ce serait la rattacher à une autre chose, en d’autres termes la mettre en relation avec une autre réalité et la faire dépendre d’elle. Elle cesserait donc d’être un absolu, ἀνυπόθετον, et de se suffire à elle-même, τι δ’ἱκανὸν τἀγαθόν. C’est peut-être ce que Platon veut dire en déclarant, dans un passage souvent cité et fort obscur, que l’Idée du bien est au-dessus de l’être (Rép., VI, 509, B), l’emportant de beaucoup par l’ancienneté et la puissance.

Dans l’impossiblité où nous sommes de connaître en elle-même la nature de l’Idée du bien, il ne nous reste qu’une ressource, c’est de la considérer, soit dans ses effets, soit dans les Idées qui s’en rapprochent le plus, qui en sont les plus voisines et lui sont comme unies par un lien de parenté. C’est la méthode constante de Platon, quand il veut connaître une chose, d’en déterminer d’abord la nature, puis les effets. La première de ces conditions faisant ici défaut, pour les raisons que nous avons dites, il faut se contenter de la seconde.

Dans la République (livre VI), Platon considère l’Idée du bien dans ce qu’elle produit immédiatement, dans la réalité sensible qu’il appelle son fils et qui est le soleil, ἔκγονον (Rép., VI, 507, C). De même que le soleil produit dans le monde sensible à la fois tout ce qui existe et la lumière qui éclaire le monde, de même dans le monde intelligible l’Idée du bien est la cause de l’intelligence et de la pensée, de ce qui est connu et de ce qui connaît. Dans le Banquet (211, E) et le Phèdre (250, D), où l’impossibilité de nous élever jusqu’au faîte de la dialectique est encore affirmée, c’est l’idée du beau qui est prise pour son équivalent. Un passage assez obscur du Gorgias (508, A), semble encore faire allusion à une conception analogue, lorsque, pour expliquer l’ordre du monde, il le rattache à l’égalité géométrique si puissante parmi les dieux et les hommes. Dans le Philèbe enfin, il nous dit en propres termes : « Si nous ne pouvons saisir le bien sous une seule idée, prenons-le sous trois idées différentes » (65, A). C’est en participant à l’Idée du bien par l’intermédiaire de ces trois idées que le mélange que nous allons former satisfera la raison. Il faut d’abord que le mélange soit conforme à l’ordre et à la mesure ; mais la proportion ou l’harmonie suppose la beauté. Il faut enfin que le mélange possède la vérité, car une chose où n’entre pas la vérité n’a jamais existé et n’existera jamais d’une manière réelle. Voilà donc trois éléments nouveaux : la mesure, la beauté, la vérité ou l’intelligence (65, D), qui doivent s’ajouter aux précédents pour en assurer l’union.

Nous sommes arrivés au terme de cette longue recherche, et à la question qui a été posée nous pouvons répondre : le souverain bien est un mélange d’intelligence et de plaisir unis selon la mesure, la beauté et la vérité. Toutes les sciences, même les plus pleines de conjectures comme la musique, c’est-à-dire celles où l’on se contente la plupart du temps de l’opinion vraie, y trouvent leur place. Le bien n’est pas seulement la connaissance rationnelle, c’est toute espèce de connaissance pourvu qu’elle soit vraie. Seuls les faux plaisirs en sont exclus. À ceux qui voudraient ajouter un sixième élément à cette définition du bien, Platon oppose un vers d’Orphée (66, C) :

À la sixième génération cessez vos chants.

Aristote a reproché à Platon d’avoir rattaché sa théorie du bien humain à l’idée du bien en soi. Ce qui importe, dit-il aux charpentiers (Éth. à Nic., I, 4, 1097, A, 10), ce n’est pas de connaître le bien en soi, mais le bien humain. Il semble qu’il y ait dans ce reproche une injuste sévérité. On pourrait répondre, en effet, qu’il ne s’agit pas ici du charpentier, mais du sage ou du philosophe, et si, à la rigueur, l’un comme l’autre n’a besoin de connaître que le bien humain, il est du moins naturel que le second s’efforce d’approfondir une connaissance qui le touche de si près et de rattacher le bien à son principe le plus élevé. Au surplus, la connaissance même du bien humain, si on veut, comme il convient à des philosophes, la définir complètement, ne peut pas dans une philosophie comme celle de Platon rester isolée des autres parties, et il est indispensable d’indiquer la place qu’elle occupe dans le système. Le philosophe a donc eu raison de rattacher sa doctrine du souverain bien au principe de toutes choses. Malgré cette critique d’Aristote, il est aisé de voir que les deux philosophes sont d’accord sur le fond. Ils se sont posé le même problème, définir le souverain bien tel que l’homme peut le concevoir et le réaliser, et ils ont donné la même solution. Cet accord apparaît, pourvu qu’on y regarde d’un peu près, là même où le disciple a le plus complaisamment insisté sur les différences qui le séparent de son maître. C’est ce qui arrive en particulier pour la théorie du plaisir.

La doctrine de Platon se heurte à d’assez graves difficultés. Il soutient contre Antisthène que le plaisir a une certaine réalité ; avec Aristippe qu’il n’est qu’un phénomène ; contre Aristippe qu’étant un phénomène, il n’a pas assez de réalité pour être le bien. Mais c’est une question de savoir si l’argument qu’il invoque contre Aristippe ne se retourne pas contre lui-même. Comment le plaisir, s’il n’a pas assez de réalité pour être un bien, en aurait-il assez pour être une partie du souverain bien ? Le tout ne saurait être essentiellement différent de ses parties, et comment, avec des éléments dont un au moins n’est ni un être ni une qualité, pourrait-on former un mélange ou une combinaison durable ?

En outre, ce en sont pas seulement les plaisirs vrais, c’est-à-dire sans mélange, que Platon fait entrer dans la composition du bien, ce sont encore ceux des plaisirs corporels qui sont nécessaires ; mais ces plaisirs, ayant pour condition le désir ou la privation, sont d’après les textes les plus formels des négations ou de simples prestiges. Comment donc pourraient-ils entrer dans la composition du vrai bien ? On ne saurait justifier cette introduction du plaisir négatif dans la définition du bien, en rapprochant les plaisirs de cet ordre de sciences usuelles ou inférieures nécessaires aussi à la vie pratique. La symétrie, en effet, n’est ici qu’apparente. Les sciences inférieures, et même les arts mécaniques, si humbles qu’ils soient, participent en quelque manière à la vérité. Ce sont des opinions vraies, et si éloignés qu’elles soient de la science véritable, elles ne sont pas du moins en contradiction avec elle. Les plaisirs mélangés, au contraire, sont essentiellement des plaisirs faux. Ils n’ont pas même cette sorte de réalité qui appartient aux plaisirs purs. Ils sont de simples prestiges. Comment donc, avec des éléments dont quelques-uns n’ont aucune réalité, composer une chose vraie et durable ?

Enfin il y a un autre point où la pensée de Platon paraît être restée confuse et indécise. Dans la République et dans le Philèbe, on l’a vu ci-dessus, il refuse expressément d’admettre qu’il y ait un état intermédiaire entre le plaisir et la douleur, qui serait un repos, puisque le plaisir et la douleur sont toujours des mouvements. Dans d’autres passages, cependant, il reconnaît un genre de vie qui serait un juste milieu entre le plaisir et la douleur qui sont toujours des mouvements. Un tel état est le plus heureux de tous, c’est le genre de vie qui appartient aux dieux et aux plus sages d’entre les hommes. Cette théorie se trouve indiquée dans deux passages du Philèbe (33, F ; 55, A) et, plus clairement encore, dans le texte des Lois que voici : « Mon sentiment est que, pour bien vivre, il ne faut point courir après le plaisir, ni mettre tous ses soins à éviter la douleur, mais embrasser un certain milieu que je viens d’appeler du nom d’état paisible. Nous nous accordons tous avec raison sur la foi des oracles à faire de cet état le partage de la divinité. C’est à cet état que doit aspirer selon moi quiconque veut acquérir quelques traits de ressemblance avec les dieux » (Leg., VII, 792, D). Il n’y a sans doute pas contradiction entre cette théorie et la précédente. Outre le plaisir et la douleur, ou plutôt au-dessus d’eux, Platon admet un troisième état, qui ne résulte pas de la simple cessation du plaisir ou de la douleur, et qui est un état positif. Il l’appelle un état paisible, et c’est à peu près, si nous le comprenons bien, à cela près qu’il n’emploie pas le mot de plaisir, ce qu’on appellera plus tard le plaisir en repos. Il reste seulement à savoir si cette conception peut trouver une place légitime dans son système. Qu’est-ce, en effet, que cet état heureux, qui n’est pas un plaisir puisqu’il n’est pas un mouvement, et comment l’homme, soumis à la loi absolue du devenir, peut-il espérer de le réaliser, si peu que ce soit ? Comment, en outre, en le supposant réalisé, serait-il conciliable avec les passages formels du Philèbe où il est dit expressément que la sagesse, sans aucun mélange de plaisir, n’est pas un vrai bien. S’il s’agit des dieux, on voit bien que Platon craint de les rabaisser en leur attribuant le plaisir ; mais quelle idée pouvons-nous nous faire d’une félicité qui n’a rien d’agréable et ne participe en aucune façon de ce que nous appelons le plaisir ?

C’est sans doute pour résoudre ces difficultés, et aussi pour obéir aux exigences d’une analyse psychologique plus rigoureuse, qu’Aristote a profondément modifié la doctrine de Platon. Il réfute expressément les philosophes qui voient dans le plaisir une γένεσις ou une κίνησις (Éth. à Nic., X, 2, 1173, A, 31). Il démontre fortement qu’il est une réalité, οὐσία, une qualité, ποιότης (Ibid., 1173, A, 14 et 15). Il est de même nature que l’acte qu’il accompagne ; mais, pour en arriver là, il faut rompre avec le principe héraclitéen resté si cher à Platon, que tout est en mouvement ; le vrai plaisir est un repos plutôt qu’un mouvement (Éth. à Nic., VII, 15, 1154, B, 28), ἡδονὴ μᾶλλον ἐν ἠρεμίᾳ ἐστὶν ἢ ἐν κινήσει, et c’est seulement le plaisir imparfait ou commençant qui est un mouvement. En d’autres termes, le plaisir n’est pas seulement, comme on le disait avant Aristote et comme on l’a encore si souvent répété après lui, le passage d’un état à un autre, il n’est pas seulement la poursuite du bien, il est un état stable, il réside essentiellement dans la possession du bien. Sans doute les temps d’arrêts, les moments de repos sont très rares et très courts dans la vie humaine, mais le plus ou moins de durée n’en change pas la nature, et c’est ainsi qu’on peut concevoir la félicité parfaite dans la vie divine.

Par cette théorie si neuve et si hardie Aristote résout toutes les difficultés. Rien de plus aisé que de faire entrer le plaisir à la suite de la vertu dans la définition du souverain bien, puisqu’il est réel comme elle. Tout plaisir, si humble qu’il soit, pourra y trouver sa place puisqu’il n’est pas une pure apparence, et enfin Aristote le premier, et peut-être le seul parmi les philosophes, peut sans irrévérence attribuer le plaisir, ἡδονή, à la divinité. La félicité suprême est le plaisir qui accompagne la pensée éternellement consciente d’elle-même. Dieu, dans son immutabilité active (ἀκινησίας ἐνέργεια), goûte un plaisir parfait et absolu (μίαν καὶ ἁπλῆν χαῖρει ἡδονήν). Certes, de Platon à Aristote, la distance est considérable. On peut dire cependant que tous deux se sont avancés dans la même direction : le maître a frayé la voie au disciple en établissant d’abord, contre les cyniques, que le plaisir est quelque chose de réel, et en soutenant ensuite, contre Aristippe, qu’il faut, pour rendre compte du vrai bien, quelque chose de plus qu’un simple phénomène. Platon n’a pu aller jusqu’au bout de sa pensée ; Aristote l’a complétée et achevée, semblable à ces artistes grecs qui refaisaient les œuvres de leurs maîtres en y ajoutant quelques détails, en perfectionnant quelques parties ; et l’art toujours renouvelé et toujours fidèle à lui-même s’élevait d’un mouvement continu à une perfection toujours plus haute. Ainsi Platon est d’accord avec Aristote en disant qu’il y a des plaisirs réels ou de bons plaisirs, et en faisant entrer le plaisir dans la définition du souverain bien.

Le platonisme se tient à égale distance d’Antisthène et des cyniques qui disaient : « J’aimerais mieux être fou que d’éprouver du plaisir, » et des apologistes, sans mesure, du plaisir. Sa morale est, comme celle d’Aristote, une doctrine de juste milieu ; elle enseigne, comme disaient les Grecs, la métriopathie. La vertu est la partie essentielle du bien et elle suffit à la rigueur. Voilà ce que Platon a longuement démontré et ce qu’Aristote répète après lui sans y insister autant, sans doute parce qu’il regarde la démonstration de son maître comme définitive. Le bien n’est vraiment complet que si à la vertu s’ajoute le cortège des biens extérieurs, tels que la santé, une certaine aisance, une bonne réputation et d’autres semblables. Voilà ce qu’Aristote met en pleine lumière et ce que Platon a dit avant lui. L’expression même dont se sert Aristote et qui caractérise sa doctrine paraît inspirée par un passage du Philèbe (63, E), où la vertu est comparée à une déesse escortée par les biens extérieurs : ἅς γε ἡδονὰς ἀληθεῖς καὶ καθαρὰς καὶ πρὸς ταύταις τὰς μεθ’ὑγιείας καὶ τοῦ σωφρονεῖν, καὶ δὴ καὶ ξυμπάσης ἀρετῆς ὁπόσαι καθάπερ θεοῦ ὀπαδοί γιγνόμεναι. Cette expression est devenue dans l’Académie et au Lycée une de ces formules usuelles qu’on répète volontiers parce qu’elles sont l’image exacte de la pensée. Les continuateurs des deux écoles ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et quand ils eurent à défendre leur doctrine morale contre les stoïciens, les épicuriens et les sceptiques, c’est le nom de Platon aussi bien que celui d’Aristote qu’ils invoquaient.

On est si peu habitué à voir le plaisir et les biens extérieurs jouer un tel rôle dans la philosophie de Platon, ce côté de sa doctrine a été si souvent laissé dans l’ombre qu’il ne sera sans doute pas inutile d’insister sur un point si important. Ce n’est pas seulement dans les textes du VIe et du IXe livres de la République que nous avons cités, et dans le Philèbe tout entier, qu’il a formulé sa pensée. On la retrouve encore nettement exprimée dans un passage des Lois qu’on nous permettra de reproduire : « Le plaisir, la peine et le désir, tel est le propre de la nature humaine : ce sont là les ressorts qui tiennent suspendu tout animal mortel. Ainsi, lorsqu’il s’agit de louer la vertu aux yeux des hommes, il ne suffit pas de leur montrer qu’elle est en soi ce qu’il y a de plus honorable, il faut encore leur faire voir que si l’on veut y goûter dès ses premiers ans et n’y pas renoncer aussitôt après, elle l’emporte sur tout le reste par l’endroit même qui nous tient le plus à cœur, en ce qu’elle nous procure le plus de plaisirs et le moins de peines durant tout le cours de la vie ; on ne tardera point à l’éprouver d’une manière sensible, si on en veut faire l’essai comme il convient » (Leg., V, 732, C).

Ainsi le sage idéal, tel que l’a conçu Platon, n’est pas ce personnage touchant et un peu ridicule qu’à la vérité il nous a représenté quelquefois, parce que peut-être il l’avait souvent rencontré autour de lui, vivant à l’écart et étranger à tout ce qui intéresse la plupart des hommes, ébloui et clignant des yeux lorsqu’il paraît à la lumière comme ceux qui sont restés trop longtemps dans les ténèbres ; gauche, emprunté, maladroit, soit que, comme Thalès, il se laisse tomber dans un puits en regardant les astres et prête à rire aux servantes de Thrace, soit qu’il ressemble à un pilote habile, mais un peu sourd, entouré de matelots ivres qui le maltraitent et le couvrent de chaînes ; hésitant et balbutiant si jamais les circonstances l’obligent à paraître à la tribune publique, incapable de se défendre, même en justice, victime réservée d’avance aux coups des politiques et des calomniateurs, destiné à boire la ciguë s’il rencontre sur sa route un Mélétos ou un Lycon. Il n’y a pas lieu d’être surpris si, quand il parle de ces philosophes, Platon leur témoigne quelques égards et même quelques sympathies. Mais tel n’est point son idéal. C’est seulement dans les sociétés dégénérées où nous vivons qu’il y a place pour de pareils hommes. Dans un état mieux ordonné où ils trouveraient l’emploi de leurs facultés, ils auraient une tout autre attitude. L’éducation qu’ils auraient reçue ne leur aurait permis, ni de méconnaître les exigences de la vie physique, ni d’oublier ce qu’ils doivent à leur patrie. Le vrai sage, selon Platon, prend part à la vie active, il s’intéresse à la chose publique et combat sur les champs de bataille. Il est athlète, soldat, musicien, magistrat, législateur, prêtre même avant d’être philosophe. La philosophie n’est pas pour lui un abri, un refuge, un asile qui permet de se soustraire aux devoirs de la vie civile ; elle est plutôt comme une terre promise où il n’accède qu’après l’avoir vaillamment gagnée. Avant de goûter les douceurs de la vie divine, il lui faut avoir vécu la vie humaine, et c’est parce qu’il a appris tout ce qu’on peut savoir de l’homme, de l’État et de l’univers qu’il devient capable d’embrasser l’ensemble des choses dans le studieux loisir où se complaît sa vieillesse. En un mot, l’idéal moral de Platon est l’expression du génie grec à son plus beau moment, avant qu’il eût été déformé par le temps ou les influences étrangères. Pour faire son portrait du sage, Platon a rassemblé, en le complétant et en l’élevant à un plus haut degré de perfection, tout ce qu’il y avait de meilleur dans l’Athénien généreux et cultivé du siècle de Périclès.

  1. θεία μοῖρα. — Voir sur ce sujet la longue note d’Ed. Zeller (Die Philos. der Griechen, II, 1, 5944).
  2. Philosophie de Platon, t. II, 2e édition, p. 36 et 37. — Philosophie de Socrate, t. I, chap. II.
  3. Εὐδαιμονέστατοι, ἔφη, καὶ τούτων εἰσὶ καὶ τὴν δημοτικὴν καὶ πολιτικὴν ἀρετὴν ἐπιτετηδευκότες, ἥν δὴ καλοῦσι σωφροσύνην τε καὶ δικαιοσύνην, ἐξ ἔθους τε καὶ μελέτης γεγονυῖαν ἄνευ φιλοσοφίας τε καὶ νοῦ.
  4. Ce passage si important du Philèbe a été diversement interprété. Nous ne saurions, sans étendre outre mesure le cadre de cette étude, entrer ici dans le détail de ces discussions. Mais il nous paraît utile d’indiquer brièvement pourquoi nous nous écartons des deux interprétations le plus récemment proposées par des historiens de grande autorité.

    1o Ed. Zeller (die Ph. d. Gr., II, I4, p. 695), recherchant quelle est la place de l’Idée parmi les quatre genres admis par Platon, refuse d’admettre comme on l’avait fait avant lui qu’elle appartient au πέρας. Ce dernier terme ne désignerait que des déterminations mathématiques. Les Idées appartiendraient au genre de l’αἰτία, elles seraient des causes efficientes, des forces. Sans contester que les Idées soient en quelque manière et en un certain sens des causes, il nous parait impossible d’admettre que, dans le texte en question du Philèbe (23, C ; 27, E), elles soient désignées comme telles. La suite du texte montre en effet que la cause dont il s’agit désigne l’intelligence et l’âme. Et cette âme présente les analogies les plus évidentes avec l’âme du monde telle qu’elle est définie dans le Timée ou même avec le Démiurge : elle est dite expressément δημιουργοῦν (27, B). On dira peut-être que l’intelligence et l’âme sont de même nature que les Idées et assez proches parentes pour entrer dans le même genre. Mais il y a, si nous ne nous trompons, dans le platonisme autant de différences entre les Idées, d’une part, et l’intelligence et l’âme, d’autre part, qu’entre le πέρας et l’αἰτία qui doivent bien aussi en fin de compte se ramener à un même principe.

    Ce n’est pas seulement dans le Timée, c’est encore dans la République (X, 611, B) que l’âme nous est représentée comme un mélange et même comme un mélange dont la composition n’est pas très belle. Par définition, puisqu’elle est un être qui se meut par lui-même (Phèdre, 245, C ; Lois, X, 896, D) elle participe au moins à deux Idées, celle du même, puisqu’elle est une substance, celle du mouvement ou de la vie, puisqu’elle est principe du mouvement. C’est sur cette propriété essentielle de l’âme que sont fondées les preuves de son immortalité dans le Phèdre, le Phédon et la République (livre X).

    De quelque manière qu’on interprète le texte si souvent cité du Sophiste (248, E), la relation qui y est affirmée entre les Idées et l’intelligence ou l’âme ne saurait aller jusqu’à une identité. Là même, la distinction est maintenue, et personne, croyons-nous, ne soutiendrait que toute Idée ne puisse exister que dans une âme ou possède une âme. Si l’âme est une réalité de même nature que les Idées, différente cependant et inférieure de quelques degrés, il faut en dire autant de l’intelligence. À deux reprises, en effet (Philèbe, 30, C, et Timée, 37), Platon dit en propres termes que l’intelligence ne peut exister que dans une âme. Dans le texte (République, VI, 509, A) invoqué par Zeller lui-même à l’appui de sa thèse, la première de toutes les Idées, l’idée du Bien, nous est représentée comme la cause qui produit l’intelligence et la vérité, νοῦν καὶ ἀλήθειαν παρασχομένη, ce qui connaît et ce qui est connu. Dans le Timée l’intelligence et l’âme apparaissent toutes deux comme engendrées, tandis que l’Idée est un modèle éternel et immuable. À la fin du Philèbe (65, A), quand Platon énumère les trois Idées sous lesquelles nous apparaît le bien, l’intelligence n’occupe que la troisième place et on ne saurait dire que cette place soit sans importance. Même, si on interprète comme on le fait d’ordinaire le texte du Sophiste (248, E) en admettant que le παντελῶς ὄν désigne les Idées, Platon affirme sans doute qu’il y a quelque communauté entre l’Idée et l’intelligence ; la différence subsiste cependant, et là encore, comme nous le disions tout à l’heure, l’Idée en tant qu’objet diffère de l’âme ou de l’intelligence qui la connaît ; mais peut-être faut-il interpréter ce texte tout autrement, comme l’a déjà conjecturé Teichmüller (St. z. Gesch. der Begr., p. 138) : παντελῶς ὄν désigne ici non pas l’Idée, mais l’univers pris dans sa totalité. Si l’on veut bien, en effet, ne pas envisager ce texte isolément, mais le rattacher à l’ensemble dont il fait partie, il est aisé de voir, en reprenant la suite des idées, que c’est de l’univers qu’il s’agit ici. Platon, en effet, passe en revue les idées que se sont faites de l’univers différents philosophes, et après la conception des matérialistes il discute celle de Parménide. C’est contre la théorie de ce dernier et celle plus ou moins voisine de ses continuateurs qu’il élève des objections. Il refuse d’admettre que l’univers soit immobile et qu’il subsiste saint et auguste sans intelligence ; la preuve qu’il n’a pas cessé un instant de penser à l’être de Parménide, c’est qu’à la fin de la discussion on retrouve les expressions du début τὸ πᾶν (249, D, et 250, A). C’est d’ailleurs en ce sens que le mot παντελοῶς a été employé ailleurs par Platon. Le texte du Sophiste signifie donc seulement que le tout ou l’univers est animé et intelligent ; c’est la même doctrine que dans le Timée et dans le Philèbe. C’est donc à tort qu’on s’est si souvent servi de ces textes pour soutenir avec Lutoslawski que Platon avait à la fin de sa vie abandonné la théorie des Idées. Il l’affirme ici comme ailleurs et presque dans les mêmes termes. Comme ailleurs aussi il maintient une différence entre les Idées et l’intelligence ou l’âme.

    D’autre part les raisons invoquées par Zeller pour placer les Idées en dehors du πέρας ne nous semblent pas décisives. Platon, ayant besoin pour la suite de sa démonstration de faire intervenir l’Idée ou un principe intelligible, nous la présente ici sous la forme de la limite, parce que c’est précisément sous cet aspect qu’il devra l’envisager pour combattre les partisans du plaisir et montrer que le plaisir en raison de son indétermination ne saurait être le vrai bien. Un peu plus haut (Phil., 15, E) il a désigné l’élément intelligible par des termes empruntés encore aux mathématiques : ἑνάδας ou μονάδας, parce que, à ce moment, il avait besoin de considérer l’Idée comme un principe d’unité par opposition à la multiplicité indéfinie des êtres individuels. Et, dans ce passage, les exemples qu’il invoque montrent bien qu’il s’agit réellement des Idées et non pas de ces déterminations mathématiques qui sont intermédiaires entre l’intelligible et le sensible. À la fin du dialogue, selon l’interprétation adoptée par Zeller, l’Idée nous apparaîtra sous une forme encore différente : celle de la mesure, μέτρον, parce qu’à ce moment Platon aura besoin de l’envisager sous cet aspect pour expliquer l’harmonie du mélange qui constitue le souverain bien. De même, dans le Timée, l’Idée est représentée encore sous un autre aspect, celui du modèle immuable. Platon a bien le droit de représenter les Idées suivant les différents aspects qu’elles offrent, et elles en offrent un grand nombre puisque tout en vient ou s’y rattache. Suivant les besoins de sa démonstration, il choisit tantôt l’un, tantôt l’autre de ces points de vue.

    2o Tout autre est l’interprétation de Rodier dans sa savante étude intitulée « Remarques sur le Philèbe » (Revue des études anciennes, avril-juin 1900. Bordeaux, Paris). Il admet avec Zeller et pour les mêmes raisons que l’Idée n’appartient pas au genre du fini. C’est dans le genre mixte qu’il la fait rentrer ; elle est selon lui un μικτόν de πέρας et d’ἄπειρον. Il est bien possible que, dans le monde intelligible, comme l’indiquent certains textes d’Aristote, l’Idée soit un composé de fini et d’infini ; et peut-être, comme l’indique un passage d’Olympiodore, le πέρας et l’ἄπειρον s’entendent-ils dans un double sens. Mais ce qui nous paraît bien certain, c’est que, dans le passage en discussion du Philèbe, les mixtes dont il s’agit appartiennent uniquement au monde du devenir et par suite ne sauraient être les Idées. C’est ce que montre l’ensemble même de la discussion, car c’est pour définir le bien humain qui est un mélange dans le devenir que Platon distingue au début du dialogue les quatre genres de l’être. Tous les exemples qu’il cite, les saisons, la santé, la musique et bien d’autres sont empruntés au monde sensible. Non seulement Platon parle de la γένεσις εἰς οὐσίαν (26, D) et de la γεγενημένη οὐσία (27, B) ; mais c’est expressément le devenir qui s’explique par l’action de la cause : πάντα τὰ γιγνόμενα διά τινα αἰτίαν γίγνεσθαι… (Philèbe, 26, E) … τὰ γιγνόμενα καὶ ἐξ ῶν γίγνεται πάντα … (27, A). Enfin, raison décisive, à deux reprises il est dit que le mélange est produit par la cause : Τῆς ξυμμίξεως τούτων πρὸς ἄλληλα τὴν αἰτίαν… (23, D) τὴν δὲ τῆς μίξεως αἰτίαν (27, B) ; comme la cause dont il s’agit est, à n’en pas douter, l’intelligence ou l’âme universelle, βασιλικὸς νοῦς, βασιλικὴ ψυχή (30, D), il faudrait dire, si les Idées étaient un mélange de fini et d’infini, qu’elles sont produites ou engendrées par l’intelligence ou l’âme ou encore par le Démiurge. Ainsi, les Idées sont le principe des mixtes ; et entre elles, d’une part, et l’âme ou l’intelligence, d’autre part, il y a autant de différence et précisément la même qu’entre les παραδείγματα du Timée et l’âme universelle. Et comme il est dit expressément que la cause est distincte de l’effet et le précède (27, D), il faudrait définir l’âme et l’intelligence en dehors des Idées et avant elles. Rien ne paraît plus contraire à la lettre et à l’esprit du platonisme.

    Voilà pourquoi nous croyons avec Brandis, Susemihl, Bettig et Teichmüller que les Idées appartiennent au genre du πέρας. Comme, d’autre part, les deux autres principes reconnus dans le Timée, la génération et la matière, correspondent assez exactement au mixte et à l’infini, il est naturel de penser que les Idées sont à la cause ce que le modèle est à l’âme universelle.

  5. On peut se demander pourquoi Platon ajoute aux quatre genres un cinquième dont il ne fait, d’ailleurs aucun usage. Sans attacher trop d’importance à cette question, remarquons que le nombre cinq semble avoir pour lui, peut-être en souvenir de l’école pythagoricienne, une valeur particulière, surtout lorsqu’il s’agit de classer les formes générales des êtres. Dans le Sophiste (255, E), les grands genres sont au nombre de cinq : l’être, le mouvement et le repos, le même et l’autre. Dans le Timée (55, D), quand il se demande combien il y a de mondes, il déclare qu’il n’y en a qu’un seul, qu’il est absurde d’en admettre une infinité, mais que, si quelqu’un dit qu’il y en a cinq, son opinion méritera d’être examinée. Dans le Philèbe même (66, C), l’énumération des éléments du bien nous montre qu’ils sont au nombre de cinq : la mesure, la beauté, l’intelligence, la science et l’opinion vraie, et les plaisirs vrais. Dans la République (VIII, 544, A), les formes du gouvernement sont ramenées à cinq : aristocratie, timocratie, oligarchie, démocratie et tyrannie. Dans les Lois (IX, 864, A), les mobiles de nos actions sont ramenés à cinq : la colère, la crainte, l’amour du plaisir, l’erreur qui peut elle-même prendre deux formes distinctes. Ne peut-on conjecturer que, dans le texte du Philèbe encore, ayant à énumérer les genres de l’être, Platon a voulu retrouver le nombre cinq, et que c’est pour ce motif qu’il a réservé la place de ce cinquième genre dont il n’a rien à faire ?
  6. Malgré l’extrême obscurité de cette partie du Philèbe (65, A), on s’accorde assez communément sur le sens général qu’il faut lui attribuer, et on reconnaît que la théorie du bien pour l’homme se rattache ici à la doctrine du bien absolu, ou que le bien moral s’achève par la participation à l’Idée du bien. Mais si l’on examine le détail, les difficultés et les désaccords reparaissent. Nous ne pouvons entrer ici dans toutes ces discussions qui ne se rattachent pas directement à notre sujet, et nous nous bornerons à essayer de justifier brièvement l’interprétation que nous adoptons.

    Suivant Zeller (Phil. d. Griech., II, I4, p. 874), les cinq éléments énumérés ici par Platon seraient les parties intégrantes du mélange qui constitue le souverain bien. Le premier des cinq éléments, le μέτρον, serait l’Idée en général ou plutôt la participation à l’Idée ; le second, le beau, serait la cause qui réalise dans la pratique un tout harmonieux et complet. Il faut accorder à Zeller le premier point ; mais on ne voit pas très bien pourquoi le μέτρον plutôt que le beau ou même l’intelligence représenterait l’Idée en général, au lieu d’être, ainsi qu’il paraît naturel, une Idée particulière comme les autres. En outre, on ne voit pas bien comment le beau formerait dans la réalité le mélange harmonieux du bien. Dans les autres dialogues, l’activité n’est pas attribuée particulièrement au beau, et il n’agit, comme on le voit dans le Phèdre et dans le Banquet, que par l’intermédiaire de l’amour dont il n’est pas ici question. Ce rôle semblerait appartenir bien plus naturellement à l’intelligence qui, on l’a vu ci-dessus, appartient au genre de la cause.

    Selon Rodier (Remarques sur le Philèbe, p. 63) les cinq termes en question ne seraient pas l’énumération des éléments du souverain bien, mais une classification des biens. Le premier terme représenterait la cause du mélange, l’ordre et l’harmonie ; le second serait le mélange même de l’intelligence et du plaisir puisqu’il est τέλειον καὶ ἱκανόν. Quant au troisième, le νοῦς, il serait vraiment la cause active par l’intermédiaire de laquelle s’accomplit la participation à l’Idée. C’est donc à elle que reviendrait en réalité le premier rang, quoique Platon, par ironie ou par dilettantisme, ne lui attribue que le troisième. Viendraient ensuite les sciences et les plaisirs, qui sont, comme la sagesse elle-même, des biens imparfaits et incomplets. Cette très ingénieuse interprétation nous paraît cependant appeler quelques réserves. D’abord on ne voit pas comment la classification des biens se rattacherait au reste du dialogue. Le but constant de Platon a été jusqu’ici de prouver que le souverain bien est un mélange, d’indiquer les éléments de ce mélange et de marquer la place qui revient à chacun. Comment croire que dans la conclusion il change brusquement de sujet et, au lieu de dénombrer les éléments du bien, nous présente tout à coup une liste des biens en général. D’ailleurs le texte dit formellement (64, C, D) que c’est dans le mélange, ἐν τῇ ξυμμίξει, que se découvrent les trois premiers éléments : beauté, mesure, vérité. En outre, le second, κτῆμα, n’est réellement τέλειον καὶ ἱκανόν que s’il possède aussi la vérité. Les trois Idées, en effet, sont inséparables et doivent être prises ensemble (65, A). Rien de plus simple, si le second terme désigne un des éléments du souverain bien tout naturellement complété par le troisième dans le mélange. Au contraire, si le second terme désigne un bien distinct, la vérité lui fait défaut, car elle appartient au troisième. La vérité et l’intelligence sont, en effet, selon la doctrine constante de Platon, ou identiques ou très voisines l’une de l’autre : νοῦς δὲ ἤτοι ταὐτὸν καὶ ἀλήθειά ἐστιν ἢ πάντων ὁμοιότατόν τε καὶ ἁληθέστατον (65, D). Or il a été dit précédemment que le mélange qui constitue le bien possède les trois caractères. En troisième lieu il serait bien singulier que Platon eût par ironie ou par dilettantisme refusé le premier rang, s’il lui appartenait réellement, pour ne lui attribuer que le troisième, à cette intelligence dont il célèbre si volontiers les mérites. Il semble, au contraire, qu’ici comme dans les textes que nous avons cités ci-dessus (note, p. 200), l’intelligence soit un principe dérivé des Idées, très voisin encore, mais inférieur. Cette interprétation est confirmée par le fait qu’aussitôt après il est question des fonctions de l’âme, τῆς ψυχῆς αὐτῆς (66, B) ; l’âme est distinguée du νοῦς et rapprochée de lui. Viennent enfin les biens du corps ou le plaisir, sans lesquels le souverain bien ne serait pas encore accompli.