La logique des Stoïciens (Première étude)

Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 220-238).

XI

LA LOGIQUE DES STOÏCIENS

(PREMIÈRE ÉTUDE)


La logique formelle des stoïciens a été jugée sévèrement par les historiens. Prantl et Ed. Zeller s’accordent à lui refuser toute originalité ; ils lui reprochent de s’être bornée à répéter, dans une sorte de catéchisme, ce qu’Aristote avait dit, et d’avoir sans utilité substitué une terminologie nouvelle et moins exacte à celle dont s’était servi le fondateur de la logique. La science logique a selon eux plus perdu que gagné à cette transformation. La logique stoïcienne n’est qu’un vain et stérile formalisme. Quelque jugement que l’on doive définitivement porter sur cette partie du système stoïcien, il faut commencer par reconnaître que Prantl et Zeller l’ont étudiée avec un soin extrême, qu’ils l’ont exposée avec une lucidité méritoire : la présente étude n’a à aucun degré la prétention d’apporter des éclaircissements nouveaux sur les détails de la logique des stoïciens. Nous voudrions seulement, en nous appuyant sur les travaux de ces savants, présenter sur l’interprétation de l’ensemble quelques réflexions qui serviront peut-être à montrer sous un autre aspect le vrai sens et la portée de la logique stoïcienne, à marquer ses rapports avec la logique d’Aristote, à déterminer sa place dans l’histoire de la philosophie.

Un premier point sur lequel il est inutile d’insister, parce que tout le monde est d’accord, c’est qu’aux yeux des stoïciens, fidèles à la tradition d’Antisthène, les idées générales, les concepts, les ἐννοήματα ne sont que des noms. Il n’existe en réalité que des individus : le général n’existe pas (Simplic., Cat., 26, ε), οὔτινα τὰ κοινὰ παρ’ αὐτοῖς λέγεται… ὁ γὰρ ἀνθρωπος οὔτις ἐστιν, οὐ γὰρ ἐστι τίς ὁ κοινός (cf. Diog., VII, 61). Le λεκτόν est incorporel (cf. Stein, Psychol. der Stoa, t. II, p. 290, sqq.). L’opposition entre le point de vue des stoïciens et celui des socratiques est bien marqué dans ce passage de Sextus (P., II, 219 : εἰ μὲν ἐννοήματα εἶναι τὰ γένη καὶ τὰ εἴδη λέγουσιν… εἰ δὲ ἰδίαν ὑπόστασιν αὔτοις ἀπολείπουσι…). Il est vrai que cette question des λεκτά a soulevé dans l’école stoïcienne d’interminables discussions (Sext., P., VIII, 262). Prantl signale (p. 421) la difficulté que présente l’interprétation des textes. Mais si nous comprenons bien les passages de Sextus, la discussion ne portait pas sur l’existence réelle, objective, comme nous disons aujourd’hui, de choses correspondantes aux λεκτά ; c’est un point sur lequel il semble impossible que des stoïciens se soient trouvés en désaccord ; ce qui est en question, c’est l’existence même de ces λεκτά (Sextus discute ce point en cherchant s’il existe des signes, M., VIII, 218, 336 : τὰ λεκτὰ εἰ ἔστι ζητεῖται. Faut-il dire qu’il y en a (ὕπαρξις) ? quelle en est la nature (261), et quelle est cette φύσις ἀσώματος ; (268) ? Ce que niaient les dissidents (Basilides nommé par Sextus, 258, n’est probablement pas le maître de Marc Aurèle, mais le stoïcien cité dans l’Index Hercul., C, 51 ; cf. Zeller, IV, p. 570). c’est qu’il y eût, même dans notre esprit, des λεκτά (οἱ ἀνῃρηκότες τὴν ὕπαρξιν τῶν λεκτῶν) : poussant le nominalisme à l’extrême, ils ne reconnaissaient, comme les épicuriens, que des sons, φωναί. La différence entre le nominalisme des stoïciens et celui d’Épicure (analogue à celle du nominalisme de Stuart Mill et du nominalisme de Hobbes) était justement que ces derniers n’admettaient que des φωναί (Sext., M., VIII, 13 : δύο μόνον ἀπολείποντες, σημαῖνον τε καὶ τυγχάνον … περὶ τῇ ωνῃ τὸ ἀληθὲς καὶ ψεῦδος ἀπολείπειν. Cf. P., II, 107 ; M., VIII, 336 ; Plut., Adv. Colot., LXXII), tandis que les stoïciens entre l’objet réel, τυγχάνον, et le son qui le désigne, σημαῖνον, tenaient compte de la signification du nom, laquelle est une chose, πρᾶγμα, et ne peut être comprise par les hommes qui ne parlent pas la même langue (Sext., M., VIII, 12 : σημαῖνον μὲν εἶναι τὴν φωνήν, οἶον τὴν Δίων, σημαινόμενον δὲ αὐτὸ τὸ πρᾶγμα τό ὑπ’ αὐτῆς δηλούμενον…). C’est cet intermédiaire, qui est le λεκτόν, que Basilides voulait écarter, pour s’en tenir uniquement à ce qui est corporel.

Quoi qu’il en soit de ce point particulier, le nominalisme des stoïciens est hors de doute : c’est déjà une différence, et des plus considérables, entre leur logique et celle d’Aristote. Si les stoïciens sont conséquents avec eux-mêmes, s’ils n’ont pas usurpé cette réputation qu’ils ont toujours eue, d’avoir constitué un des systèmes les mieux liés dans toutes ses parties, de s’être montrés les plus habiles dialecticiens de l’antiquité, ils ont dû construire une logique purement nominaliste. Et c’est ce qu’ils ont fait.

Dès le premier abord, quand on examine les textes, à la vérité trop peu nombreux, qui nous ont été conservés, on s’aperçoit que la division des êtres en genres et en espèces ne tient que fort peu de place dans leur philosophie, et qu’elle n’en tient aucune dans leur logique. Sans doute, ils n’ignorent pas cette division : il leur arrive de la mentionner (Diog., VIII, 60 ; Sext., P., I, 138). Dans leur liste des catégories, ils admettent un genre suprême, γενικώτατον. Mais il est aisé de constater que ces classifications n’ont rien à voir avec la logique proprement dite. La logique n’a pas à s’occuper des ἐννοήματα (Simpl., Cat., 3 : τὸ περὶ ἐννοημάτων καθ’ ὁ ἐννοήματα λέγειν οὐ λογικῆς, ἀλλά τῆς περὶ ψυχῆς ἐστὶ πραγματείας). Prantl (p. 629) a d’ailleurs bien montré le caractère nominaliste de la théorie des catégories. Dans un système tel que le leur, il ne saurait être question de l’essence ou de la forme telles que l’entendaient les péripatéticiens. S’ils parlent de l’οὐσία, ils entendent par là cette matière sans forme, ἄποιος, ἄμορφος, qui ne peut ni croître ni diminuer, et qui, loin de distinguer les différents êtres, est la même chez tous. Ce qui constitue la nature propre de chaque être, ce n’est pas un élément commun à plusieurs êtres compris dans une même classe, c’est, au contraire, un ἰδίως ποιόν, une qualité individuelle et concrète, et par là, il faut entendre quelque chose de corporel, une certaine détermination de la matière, si bien que cette matière, qui est la qualité, s’ajoute à cette autre matière sans qualité qui est l’essence, et qu’il y a, à la lettre, en tout être, deux sujets ou deux matières (Plut., Com. not., 44, 4 : ὡς δύο ἡμῶν ἕκαστος ἐστιν ὑποκείμενα, τὸ μὲν οὐσία, τὸ δὲ [ποιὸν] ; cf. Dexipp., in Categ., 12, 15). En d’autres termes, il peut bien y avoir deux individus semblables : il n’y a nulle part identité. Il n’y a que des individus. La difficulté si grande que nous trouvons à concilier les deux propositions essentielles de la philosophie d’Aristote : « Il n’y a de science que du général ; l’individu seul existe réellement, » a été résolue d’une façon très simple par les stoïciens : ils ont supprimé la première proposition. Ils n’ont gardé que la seconde, en quoi ils sont bien d’accord avec une partie très importante du système d’Aristote, mais non pas à coup sûr la partie du système où se trouve la logique. S’il n’y a dans la réalité que des individus, la science, et en particulier la logique, ne doit avoir affaire qu’à des individus. On peut dire avec Trendelenburg (Hist. Beitr., I, p. 322) que le ποιόν joint à οὐσία correspond à l’εἶδος d’Aristote comme principe formel : mais il n’a plus rien de commun avec l’idée, avec le concept, tel que l’avaient admis tous les socratiques. L’opposition des deux théories est bien indiquée par Sextus (P., II, 212). Aussi voyons-nous que dans la théorie de la définition, telle que l’ont formulée Chrysippe (Diog., 60, ἰδίου ἀπόδοσις) et Antipater (λόγος κατ’ἀνάλυσιν ἀπαρτιζόντως ἐκφερόμενος) il n’est plus question de genre, ni d’espèce, ni d’essence. La définition est l’énumération des caractères propres à chaque être. Elle n’indique pas la différence spécifique : elle compte les différences. Elle exprime séparément ce que le nom exprime en totalité (Simplic., Categ., 16, β), c’est-à-dire qu’elle est toute nominale. Elle reste, d’ailleurs, une proposition convertible (Bekk., Anecd., p. 643). Au τὸ τί ἦν εἶναι d’Aristote on substitue avec Antisthène τὸ τί ἦν (Alex., Top., 26). L’homme est défini ζῶον λογικὸν νοῦ καὶ ἐπιστήμης δεκτικόν (Sext., P., II, 211 ; M., VII, 226). Et la théorie de la division est toute semblable. Il n’y a pas de division qui soit fondée sur la classification des êtres : c’est pourquoi les stoïciens admettent tant de sortes de divisions (Zeller, IV, p. 90, 2).

La théorie de la proposition présente cette particularité fort significative qu’il s’agit presque toujours de propositions composées, conditionnelles ou disjonctives (mais ces dernières se ramènent aisément aux premières) ; la proposition par excellence aux yeux des stoïciens est le συνημμένον. Et il est aisé de comprendre pourquoi. D’abord leur nominalisme leur fait une loi de faire le moins possible usage de ces notions générales qui ne correspondent à rien. S’il est vrai que les êtres individuels sont seuls réels, et si la proposition doit exprimer la réalité, il ne faudra pas la considérer comme un rapport de convenance ou de disconvenance entre deux idées, ou entre un individu et une idée. La proposition conditionnelle a le mérite de dire clairement que si tel être concret possède telle qualité, il en possède aussi une autre, ou que, si un fait est donné, un autre est donné en même temps. S’il fait jour, il y a de la lumière ; si Socrate est homme, il est mortel. Ensuite ces propositions ont l’avantage d’être par elles-mêmes des inférences. Les propositions simples et catégoriques ont leur utilité dans la vie, et on les mentionne à leur place dans la logique stoïcienne : mais elles n’ont pour ainsi dire aucun rôle dans la logique proprement dite. Elles constatent des réalités directement perçues : or la logique va du connu à l’inconnu, du visible à l’invisible : elle est une science d’inférences. Les propositions conditionnelles sont la forme la plus naturelle et la plus simple de l’inférence : c’est avec elles que commence la logique.

Il suit de là une première conséquence fort importante : c’est qu’il n’y a plus lieu, en logique, de tenir compte de la quantité des propositions. Nous voyons bien que, pour faire des descriptions exactes, les stoïciens ont distingué des ὡρίσμενα, des ἀόριστα, des μέσα (Sext., M. VIII, 99 ; Diog., 70) : mais nous voyons aussi que cette distinction n’est d’aucun usage dans leur logique. Pour la même raison, ils ont modifié la terminologie d’Aristote sur l’opposition des propositions, entendu autrement que lui l’opposition des contradictoires et des contraires, donné un autre sens aux mots ἀντικείμενα et ἐναντίον (Sext., M. VIII, 89 ; Diog., 73).

C’est encore pour la même raison que dans la logique stoïcienne le syllogisme conditionnel remplace ordinairement le syllogisme catégorique. Par la manière dont ils formulent leurs raisonnements, les stoïciens ont échappé à la nécessité de résoudre une question qui a embarrassé les logiciens de toutes les époques, celle de savoir si le syllogisme doit s’interpréter en compréhension ou en extension. Faut-il dire que l’attribut est compris dans le sujet, ou que le sujet est contenu dans la classe d’êtres représentés par l’attribut ? Ni l’un ni l’autre, répondent Zénon et Chrysippe. Il ne s’agit point de genres qui contiennent des espèces ou de concepts définis par des différences spécifiques. Le raisonnement porte uniquement sur des individus et des groupes de qualités liés selon certaines lois. Si Socrate présente les qualités exprimées par le mot homme, il devra présenter la qualité exprimée par le mot mortel. Par suite, il n’y a pas lieu de s’occuper des modes et des figures du syllogisme. Les stoïciens ont tenu cette gageure de constituer toute une logique sans Baroco ni Baralipton. Galien (De Hipp. et Plat. plac., t. II, p. 224) reproche à Chrysippe de n’avoir jamais eu recours à ces syllogismes, et de les avoir négligés. Ce n’est ni par oubli ni par crainte de la subtilité, on peut le croire, que Chrysippe a laissé de côté cette partie de la logique : c’est de propos délibéré, et par une conséquence légitime de l’idée qui lui sert de point de départ. Aux yeux d’un stoïcien conséquent, les classifications et réductions de syllogismes dont Aristote avait donné le modèle, et où se complaira plus tard la scolastique, ne sont plus qu’un vain exercice d’esprit, sans utilité et sans raison d’être : ne peut-on conjecturer que c’est à ces formes de syllogismes que Chrisippe faisait allusion quand il écrivait trois livres sur les συλλογιστικοὶ ἄχρηστοι (Ps. Gal., Εἰσαγ. διαλ., 58).

Tout ce qu’il est possible et légitime de faire, c’est de ramener tous les syllogismes possibles à un petit nombre de types élémentaires de forme conditionnelle, ou disjonctive. C’est précisément ce que les stoïciens ont fait en distinguant cinq syllogismes irréductibles ou ἀναπόδεικτοι. (Diog., 79 ; Sext., P., II, 157). On peut, comme dans la logique d’Aristote, représenter les termes par des lettres ou mieux encore par des chiffres (Sext., M., VIII, 227) afin sans doute de bien marquer qu’il s’agit, non de relations de concepts, mais d’un ordre de succession entre des choses concrètes. Toute la théorie du syllogisme se réduit donc à des formules très simples, bien plus simples en tout cas que les modes concluants de la syllogistique classique (Sext., M., VIII, 227 ; Diog., 79, 81) : 1. Εἰ τὸ πρῶτον, τὸ δεύτερον· τὸ δέ γε πρῶτον· τὸ ἄρα δεύτερον. 2. Et τὸ πρῶτον, τὸ δεύτερον· οὐχὶ δέ γε τὸ δεύτερον· οὐκ ἄρα τὸ πρῶτον. 3. Οὐχὶ καὶ τὸ πρῶτον καὶ τὸ δεύτερον· τὸ δέ γε πρῶτον· οὐκ ἄρα τὸ δεύτερον. — 4. Ἤτοι τὸ πρῶτον ἢ τὸ δεύτερον· ἀλλὰ μὴν τὸ πρῶτον· οὐκ ἄρα τὸ δεύτερον. — 5. Ἤτοι τὸ πρῶτον ἢ τὸ δεύτερον· οὐχὶ δὲ τὸ δεύτερον· πρῶτον ἄρα ἐστίν. — À la vérité, la réduction des syllogismes complexes à leurs formes simples, l’analyse, comme on l’appelait, n’était pas toujours aisée. On en a la preuve dans le long exemple que Sextus (M., VIII, 234-244) reproduit d’après Énésidème, et où manifestement le sceptique s’amuse à reproduire les subtilités stoïciennes. Si nous possédions les écrits perdus des stoïciens, nous aurions probablement d’autres exemples analogues. Nous y verrions qu’il y avait place aussi dans cette logique pour de vaines recherches, comme dans l’autre, qu’on savait aussi y perdre son temps, qu’elle pouvait, elle aussi, donner naissance à une scolastique. Mais encore faut-il reconnaître que la logique ainsi conçue n’est pas, comme on l’a dit tant de fois, une simplification de celle d’Aristote. Elle est autre chose. Elle est orientée dans une autre direction : elle est animée d’un autre esprit.

C’est ce qu’on voit plus clairement encore peut-être si on cherche à résoudre la question, difficile en tout système de logique, de savoir sur quel principe repose le raisonnement syllogistique. Il ne peut être ici question du dictum de omni et nullo ; et pas davantage de la contenance des termes, s’enveloppant les uns dans les autres ; ou de la convenance des termes s’appliquant les uns aux autres. Le principe de la logique des stoïciens, c’est que si une chose présente toujours certaine qualité ou certain groupe de qualités, elle présentera aussi la qualité ou les qualités qui coexistent toujours avec les premières : ou, comme on disait au moyen âge, nota notae est nota rei ipsius. Le mot qui exprime la relation du sujet et de l’attribut n’est plus ὑπάρχει ou ἔνεστι : c’est ἀκολουθεῖ ou ἕπεται. — Un rapport de succession constante ou de coexistence est substitué à cette existence substantielle, impliquant l’idée d’entités éternelles et immuables, admise par tous les socratiques. En d’autres termes, l’idée de loi remplace l’idée d’essence. Nous trouvons presque la formule moderne de l’uniformité du cours de la nature. En faisant table rase de ces entités à l’aide desquelles Aristote expliquait encore la diversité des êtres, les stoïciens ont gardé l’idée de l’ordre invariable dans lequel se succèdent les événements : il le fallait bien pour que la science fût possible. La raison qui anime et gouverne l’univers demeure toujours d’accord avec elle-même, puisqu’elle est la raison, puisqu’elle agit toujours en vue du meilleur : elle est donc la nécessité. Ainsi à l’idée de l’universel se substitue celle du nécessaire : et la formule socratique : Il n’y a de science que du général, est remplacée par celle-ci : Il n’y a de science que du nécessaire.

Il resterait à examiner de près cette idée de la nécessité, et à chercher comment les stoïciens la justifient. Malheureusement les renseignements que nous avons sur ce point sont bien fragmentaires et incomplets.

La logique des stoïciens, on l’a vu ci-dessus, ne s’occupe guère que de la proposition conditionnelle, du συνημμένον. Le συνημμένον marque le premier degré de l’inférence : il exprime déjà un rapport nécessaire. D’où vient cette nécessité ? En quoi consiste-t-elle et comment la connaissons-nous ? Tel est le problème que les stoïciens se posaient sous cette forme : quel est le critérium du συνημμένον ὑγιές. Nous savons par le témoignage de Sextus (M., VIII, 112) et de Cicéron (Ac., II, 47, 143 : In hoc ipso quod in elementis dialectici docent, quomodo judicare oporteat verum falsumne sit, si quid ita connexum est ut hoc : Si dies est, lucet ; quanta contentio est ! Aliter Diodoro, aliter Philoni, Chrysippo aliter placet) que de grandes discussions s’étaient élevées à ce sujet parmi les stoïciens. Il n’est pas très facile de savoir comment ils résolvaient la difficulté.

Tout le monde accorde que le συνημμένον est correct (Sext., M., VIII, 112) : ὅταν ἀκολουθῇ τῷ ἐν αὐτῷ ἡγουμένῳ τὸ ἐν αὑτῷ λῆγον. Mais quand et comment y a-t-il un lien nécessaire entre l’antécédent et le conséquent ? Selon Philon (cf. Sext., P., II, 104, 113) la condition nécessaire et suffisante, c’est que le συνημμένον ne commence pas par une proposition vraie pour finir par une fausse. Sur les quatre cas qui peuvent se présenter, il y en a trois où le συνημμένον sera correct et un où il sera faux. Le συνημμένον sera vrai s’il commence par le vrai pour finir par le vrai : s’il fait jour, il y a de la lumière ; — s’il commence par le faux pour finir par le faux : si la terre vole, elle a des ailes ; — s’il commence par le faux pour finir par le vrai : si la terre vole, elle existe. Il sera faux si, commençant par le vrai, il finit par le faux : s’il fait jour, il fait nuit. Cette théorie avait le tort de confondre la vérité réelle et la liaison logique, ou, comme disent les modernes, la logique de la conséquence et la logique de la vérité. Diodore n’eut pas de peine à montrer l’insuffisance du critérium de Philon. D’après ce critérium, en effet, cette proposition : S’il fait jour, je discute, sera vraie au moment où je discute, car elle est fausse à d’autres moments. Bien plus, ce συνημμένον : S’il fait nuit, il fait jour, faux selon Philon, sera vrai quand il fait jour, puisque, commençant par une proposition fausse, il finit par une vraie. Aussi faut-il, selon Diodore, modifier le critérium de Philon, et dire qu’un συνημμένον est correct quand il n’est pas et n’a jamais été possible que, commençant par une proposition vraie, il finisse par une fausse.

Dans cette critique, on voit que Diodore joue sur le sens du mot ἀκολουθῆ, qui peut signifier soit une simple consécution empirique, soit une connexion nécessaire. Au vrai, c’est dans ce dernier sens, les exemples invoqués par lui en sont la preuve, que Philon l’entendait. Mais la formule employée par lui avait le tort de s’appliquer aux simples successions dans le temps : c’est ce que Diodore fait justement remarquer. Il ne suffit pas que deux propositions soient vraies, ou fausses, ou l’une fausse et l’autre vraie, pour qu’il y ait entre elles la liaison qui constitue le συνημμένον. Il faut un lien plus étroit : il faut une véritable nécessité.

La correction de Diodore semble fort raisonnable. Nous voyons pourtant par le texte de Cicéron déjà cité (Ac., II, 143) que Chrysippe ne s’en était pas contenté. Il n’est peut-être pas fort difficile de deviner pourquoi. La théorie de Diodore sur le συνημμένον se rattache très vraisemblablement à sa doctrine des possibles, et nous savons que Chrysippe l’a vivement combattue (Zeller, IV, p. 108, 3). La possibilité, selon Diodore, ne se distingue pas de la réalité. Tout ce qui n’arrive pas n’a jamais été possible. En d’autres termes, il règne dans l’univers une nécessité absolue. La possibilité ou l’impossibilité d’un événement est rigoureusement déterminée en soi, mais sans que nous puissions toujours la connaître. Par suite la nécessité qui lie l’antécédent et le conséquent d’un συνημμένον est une nécessité objective, impliquant un ordre universel de la nature, une loi qui la gouverne. Il ne s’agit pas ici, comme pour Philon, de la compatibilité et de l’incompatibilité des idées dans notre esprit, mais de la compatibilité et de l’incompatibilité des choses dans la nature. Une telle doctrine menait droit à la négation de toute liberté : et c’est pourquoi Chrysippe l’a combattue. Mais en laissant même de côté ce point de vue, le critérium de Diodore devait lui paraître insuffisant, puisque nous ne sommes pas juges de ce qui est possible et impossible : le critérium ne serait applicable que si la science était achevée, ou si nous étions des Dieux.

Quelle théorie Chrysippe a-t-il substituée à celle de Diodore ? C’est ce que les textes ne nous disent pas expressément. Mais il résulte du passage de Sextus (P., II, 111) que, pour trouver la pensée de Chrysippe, nous avons à choisir entre la συνάρτησις et ἔμφασις. La συνάρτησις, prise strictement, est un lien si étroit entre l’antécédent et le conséquent d’un συνημμένον que la contradictoire du second est incompatible avec le premier. Dès lors, les seuls συνημμένα vrais seront ceux qui sont composés de propositions identiques, comme s’il fait jour, il fait jour : καθ’ οὓς τὰ μὲν εἰρημένα συνημένα ἔσται μοχθηρά, ἐκεῖνο δὲ ἀληθές, εἰ ἡμέρα ἐστίν, ἡμερα ἐστίν.

On voit le chemin parcouru. Tout à l’heure, avec Diodore, la nécessité était dans les choses mêmes : à présent elle n’est plus que dans notre esprit. En langage moderne, toutes les propositions vraies étaient nécessaires a posteriori : pour les nouveaux stoïciens, il n’y a plus de vraies que les propositions analytiques, et même les propositions identiques.

Outre cette συνάρτησις ainsi entendue, Sextus nous parle, mais très brièvement et d’une façon assez obscure, de l’ἔμφασις : un συνημμένον est vrai lorsque le conséquent est contenu en puissance dans l’antécédent : οὗ τὸ λῆγον ἐν τῷ ἡγουμένῳ περιέχεται δυνάμει. Sextus ajoute : καθ’ οὕς τὸ εἰ ἡμέρα ἐστὶν, ἡμέρα ἐστὶν, καὶ πᾶν διφορούμενον ἀξίωμα συνημμένον ἴσως ψεῦδος ἔσται, αὐτὸ γὰρ ἐν ἑαυτῷ περιέχεσθαι ἀμήχανον, ce qui semblerait vouloir dire à première vue que des stoïciens, aussi intrépides dans leurs déductions que les Éléates eux-mêmes, refusaient de tenir pour vraies même les propositions identiques, sous prétexte qu’une chose ne pouvant être contenue en elle-même, le sujet ne peut renfermer l’attribut qui lui est identique. Mais on peut interpréter autrement le texte de Sextus. Il s’agit probablement d’une réflexion qui lui est personnelle, d’une objection, ou d’une réduction à l’absurde qu’il oppose aux partisans de l’ἔμφασις en même temps qu’il expose leur doctrine : l’objection est bien dans sa manière habituelle, et l’emploi du mot l’ἴσως ; semble bien indiquer qu’il parle en son propre nom.

Si cette interprétation est exacte, l’ἔμφασις ne serait qu’une autre forme de la συνάρτησις, ou plutôt la συνάρτησις elle-même ne serait que ἔμφασις. Il y aurait συνάρτησις entre le sujet et l’attribut d’une proposition, l’antécédent et le conséquent d’un συνημμένον, non seulement lorsque le second serait identique au premier, mais lorsque le second serait contenu implicitement, δυνάμει, dans le premier, analytiquement, comme nous dirions aujourd’hui. Nous n’avons pas d’exemples, cités directement par les textes, de la συνάρτησις ainsi entendue. Peut-être cependant peut-on en trouver un dans le passage de Sextus (M. VIII, 254) : τὸ περιεχόμενον τῳ τοιούτῳ συνημμένῳ « εἰ καρδίαν τέτρωται οὗτος, ἀποθανεῖται οὗτος » : la blessure au cœur implique la mort, à peu près comme le triangle implique l’égalité des trois angles à deux droits : et cela directement, sans recours immédiat à l’expérience, de même que le signe est défini (P., II, 100) : ὅ μή συμπαρατηρηθὲν τῷ σημειωτῷ. En tout cas, le fait que Plutarque (De εἰ ap. Delph., p. 387) ne distingue pas la συνάρτησις et l’ἔμφασις, le fait aussi que Sextus lui-même, lorsque dans le π. μαθημ. (VIII, 117), il rencontre le même sujet, ne fait plus allusion à cette distinction, semblent indiquer qu’elle n’avait pas une très grande importance.

On peut donc croire que Chrysippe s’est prononcé pour la συνάρτησις entendue au sens large. Un συνημμένον est vrai quand le conséquent est implicitement contenu dans l’antécédent. Et nous savons qu’il y est implicitement contenu, soit lorsqu’il lui est identique, soit lorsque l’expérience, et surtout l’expérience accumulée, les θεωρήματα (Cic. De fato, VI, 11), nous l’a appris. Ainsi la cicatrice implique la blessure. Par là, Chrysippe pouvait admettre une partie des opinions de Diodore ; dire, par exemple, qu’il y a une συνάρτησις entre ces deux propositions : Non et natus est quis oriente canicula, et is in mari morietur (Cic. De fato, VIII, 15) parce que l’expérience nous a appris cette liaison, en vertu d’un θεώρημα. Mais en même temps il pouvait ne pas étendre cette conception à tous les cas possibles : hoc Chrysippo non videtur valere in omnibus (Ibid., VII, 14). En tous cas, on voit que les stoïciens avaient bien vu l’importance du problème, si on ne peut affirmer qu’ils l’aient complètement résolu à propos du συνημμένον en général.

La même difficulté devait se présenter devant eux plus pressante encore à propos de ces συνημμένα particuliers qu’ils appellent les signes ou les preuves. C’est, sous un autre nom, le problème de l’induction.

Il est assez surprenant que divers historiens aient pu exposer la logique stoïcienne sans presque faire mention de cette théorie : c’est cependant le cœur du système. La logique stoïcienne est essentiellement une séméiologie. Elle précède logiquement la théorie de la démonstration qui ne peut s’établir sans elle. Sextus, dans sa critique, lui assigne la même place ; et nous voyons que dès l’époque d’Énésidème les sceptiques s’étaient acharnés sur cette partie de la doctrine, sentant bien que, elle détruite, tout le reste s’écroulait.

La théorie des signes n’a pas d’analogue chez Aristote : ou plutôt elle correspond à la théorie des vérités immédiates, des premiers principes connus intuitivement par le νοῦς. C’est elle qui rend compte du contenu de chaque science, car il est clair qu’on ne pouvait aller bien loin avec des principes purement formels, tels que εἰ τὸ πρῶτον καὶ τὸ δεύτερον. Seulement il n’y a pas ici d’intuition intellectuelle : il faut expliquer autrement la connaissance de vérités primordiales.

On connaît la définition stoïcienne du signe (Sext., P., II, 104 ; M., VII, 24) σημεῖον εἶναι ἀξίωμα ἐν ὑγιεῖ συνημμένῳ προκαθηγούμενον, ἐκκαλυπτικὸν τοῦ λήγοντος. Entre le signe et la chose signifiée que le signe a pour office de découvrir, il y a donc un rapport de nécessité. C’est d’ailleurs ce que les stoïciens affirment avec une extrême énergie. Les mots ἀκλουθία, συνάρτησις, ἕπεσθαι ont bien cette valeur, et ils reviennent sans cesse dans les textes. Le signe, par sa nature propre, par sa constitution intime, ἐκ τῆς ἰδίας φύσεως κατασκευῆς (Sext., P., II, 102 ; M., VIII, 201) ; révèle la chose signifiée. Entre le signe et la chose signifiée le lien est si étroit que, si la seconde disparaît, le premier s’évanouit aussitôt : c’est l’ἀνασκευή (Sext., M., VI, 4 ; VII, 214) ; qui paraît avoir été surtout défendue par les stoïciens récents dans leur polémique avec les épicuriens (Natorp, Forschungen, p. 244).

Mais comment cette nécessité nous est-elle connue ? Ce ne peut être uniquement par les sens : malgré leur sensualisme, les stoïciens voient bien qu’ils sont ici insuffisants. Aussi disent-ils que le signe est intelligible, νοητόν (Sext., M., VIII, 179) et ils se séparent sur ce point des épicuriens, plus fidèles peut-être à leurs principes communs. Cependant il serait absurde de supposer que l’expérience ne soit pour rien dans la connaissance des signes. Les exemples ordinairement invoqués sont au contraire empruntés à l’observation ; si cette femme a du lait, elle a enfanté ; — la cicatrice atteste une blessure ; — la fumée est le signe du feu ; — la sueur prouve l’existence des pores de la peau (Sext., P., II, 99 ; M., VIII, 252). Sans doute une distinction s’est établie entre le signe commémoratif, ὑπομνηστικόν, simple consécution fondée sur l’expérience, et le signe indicatif, ἐνδεικτικόν (Sext., P., II, 100). Ce serait une question de savoir si cette distinction a été connue des premiers stoïciens, ou si, au contraire, elle n’a pas été aperçue plus tard, précisément en raison des difficultés que signalaient les adversaires du stoïcisme. Mais ce n’est pas ici le lieu de discuter ce point de détail. Parmi les signes indicatifs, nous trouvons des exemples qui manifestement supposent l’expérience (Sext., M., VIII, 252) : εἰ γάλα ἔχει ἐν μαστοῖς ἥδε, κεκύηκεν ἥδε — εἰ καρδίαν τέτρωται οὗτος, ἀποθανεῖται οὗτος. Même quand il s’agit de signes concernant les choses invisibles (Sext., P., II, 101) : αἱ περὶ τὸ σῶμα κινήσεις σημεῖά ἐστι τῆς ψυχῆς), on ne peut dire que l’expérience et ses analogies soient entièrement absentes. En tout cas, il ne saurait être question de connaissance a priori : l’idée de l’a priori, telle que nous l’entendons aujourd’hui, est étrangère à la pensée antique.

Il semble que quand les stoïciens parlent de la nécessité, ou de l’impossibilité de concevoir une chose, de son inintelligibilité, d’accord en cela avec les épicuriens (Natorp, Forsch., 250 : κατακλείειν εἰς τὸ ἀδιανόητον), ils se réfèrent à une sorte de sens commun, à une accumulation d’expériences faites par tout le monde, à des axiomes empiriques consacrés par l’usage, la tradition, surtout par le langage, et comme par le consentement universel. C’est au fond à peu près de la même manière qu’Aristote conçoit l’induction quand il essaie de la justifier (Zeller, III, p. 242). L’expérience passée et commune garantit en quelque sorte l’expérience actuelle de chacun : et contester les résultats obtenus par cette expérience, c’est se mettre en opposition avec des vérités évidentes et des certitudes acquises : c’est se contredire, et se mettre dans l’impossibilité de penser et de parler. Il y a ainsi à la base de la science une sorte d’induction grossière et instinctive, une induction per enumerationem simplicem, faite sans ordre et sans méthode, mais dont les résultats paraissent certains parce qu’ils sont incontestés, et que, d’ailleurs, on ne voit pas le moyen de s’en passer.

Cependant il était impossible que l’insuffisance de cette conception échappât à des critiques aussi pénétrants que l’étaient les adversaires du stoïcisme. Les sceptiques ne manquèrent pas de signaler le cercle vicieux impliqué par la théorie stoïcienne du syllogisme. Pour arriver à cette conclusion : il y a de la lumière, le stoïcien s’appuie sur cette majeure : s’il fait jour, il y a de la lumière. Mais d’où sait-il que cette majeure est vraie, si ce n’est en s’appuyant sur la conclusion ?

Ne faut-il pas qu’il ait constaté directement et sans preuve que la lumière accompagne le jour ? et si cette proposition elle-même a besoin d’être prouvée, peut-on dire qu’il y ait dans aucune démonstration la moindre preuve ? (Sext., P., II, 178, 165). Plus voisins à bien des égards des stoïciens, les épicuriens ne les attaquaient pas avec moins de force. Le traité de Philodème π. σημείων καὶ σημειώσεων nous montre avec quelle subtilité et quelle profondeur les questions relatives à l’induction avaient déjà été traitées par les disciples de Zénon de Sidon (v. Bahnsen, Philippson, et surtout Natorp, Forschung., p. 244 sqq.). Les épicuriens professaient une théorie très savante sur la τοῦ ὁμοίου μετάβασις. Nous y voyons qu’ils prenaient les stoïciens à partie précisément sur leur théorie de la nécessité, et sur cette ἀνασκευή qu’ils admettaient eux aussi, mais en l’expliquant autrement. Nous n’y voyons pas ce que les stoïciens répondaient à tant de difficultés si habilement signalées. Peut-être se bornaient-ils à dire qu’il faut affirmer la nécessité sous peine de faire disparaître la science, réponse qui ne pouvait satisfaire ni les sceptiques, puisqu’ils niaient la science, ni les épicuriens, puisqu’ils la fondaient autrement.

Deux passages curieux de Sextus nous indiquent bien un moyen de sortir d’embarras. Il est dit que les stoïciens avaient recours à l’hypothèse (Sext., M., VIII, 367) : ἀλλ’οὐ δεῖ φασί, πάντων ἀπόδειξιν αἰτεῖν, τινὰ δὲ καὶ ἐξ ὑποθέσεως λαμβάνειν, ἐπεὶ οὐ δυνήσεται προβαίνειν ἡμῖν ὁ λόγος, ἐὰν μὴ δοθῇ τι πιστὸν ἐξ αὑτοῦ τυγχάνειν. D’autre part on nous dit que la vérité des hypothèses se confirmait par les conséquences qu’on en tirait (Sext., M., VIII, 375) : ἀλλ’εἰώθασιν ὑποτυγχάνοντες λέγειν, ὅτι πίστις ἐστὶ τοῦ ἐῤῥῶσθα τὴν ὑπόθεσιν τὸ ἀληθὲς εὐρίσκεσθαι ἐκεῖνο τὸ τοῖς ἐξ ὑποθέσεως ληφθεῖσιν ἐπιφερόμονον· εἰ γὰρ τὸ τούτοις ἀκολουθοῦν ἐστὶν ὑγιές, κἀκεῖνα οἷς ἀκολουθεῖ ἀληθῆ καὶ ἀναμφίλεκτα καλέστηκεν. Il est difficile de contester qu’il y ait une curieuse analogie entre cette doctrine et la conception moderne de la méthode expérimentale, qui fait une si large place à l’hypothèse, à condition qu’elle soit vérifiée par l’expérience. On peut, si l’on veut, louer les stoïciens d’avoir rencontré cette idée. Mais il ne semble pas qu’elle ait été admise par l’école tout entière. Nous ne savons pas à quels philosophes Sextus fait allusion : il s’agit peut-être d’un expédient de quelques stoïciens isolés. C’est ce que semblerait confirmer le peu d’importance que le sceptique attache à cet argument, et la réfutation sommaire qu’il en fait. Enfin il faut avouer qu’elle ne s’accorde guère avec l’esprit du système, avec l’orgueil de ces dogmatistes qui avaient la prétention de tout démontrer, ou au moins d’appuyer toutes leurs démonstrations sur des vérités inébranlables.

En résumé, il ne paraît pas que les stoïciens aient répondu d’une manière claire et distincte à la question de savoir comment la nécessité s’introduit dans les jugements conditionnels ou dans les signes. Ou plutôt, la question ne se posait pas pour eux comme elle se pose pour nous. Ils savaient, ou croyaient savoir, en vertu de leur métaphysique, que les lois de la nature sont immuables et nécessaires parce qu’elles sont l’œuvre et la manifestation d’une raison souveraine et parfaite. Connaître ces lois telles que l’expérience nous les révèle, c’était les connaître telles qu’elles sont, c’est-à-dire nécessaires. En les apercevant, notre raison se retrouve elle-même dans la raison universelle, si bien que les données des sens ne sont en quelque sorte que l’occasion à propos de laquelle elle s’exerce. Si on trouve cette conception insuffisante, il conviendrait peut-être de rappeler que le principe sur lequel repose le système d’Aristote, son réalisme, la doctrine des essences et des formes, celle de l’intuition intellectuelle, ne sont pas non plus sans présenter quelques difficultés assez graves. On pourrait ajouter que, chez les modernes, les solutions du problème capital de la logique présentées par Hume, par Stuart Mill et même par Kant ne sont pas encore passées à l’état de vérités définitivement acquises. Au reste, il ne s’agit pas ici de défendre la cause des stoïciens, mais seulement d’indiquer ce qu’a été leur logique, et quelles solutions elle donnait des principaux problèmes qu’elle soulève.

La logique des stoïciens est purement nominaliste ; et elle reste, du commencement jusqu’à la fin, rigoureusement fidèle à son principe. Par là elle diffère profondément de celle d’Aristote. Elle n’est pas, comme on le lui a reproché, une simple reproduction, une imitation affaiblie de cette dernière. Elle n’en est pas même une simplification. Elle est tout autre et même opposée. Elle est une réaction contre la logique d’Aristote, de même que la physique et la morale des stoïciens peuvent être regardées comme une réaction contre la philosophie d’Aristote. Ou plutôt, pour parler plus exactement, la logique des stoïciens est un essai de synthèse entre la doctrine de la science, telle que les socratiques l’avaient élaborée, et le nominalisme qu’Antisthène et les Cyniques opposaient déjà à Platon. Conserver la certitude, la démonstration, la vérité inébranlable et immuable, tout en déclarant que nos concepts ne sont que des noms, puisque aussi bien il n’existe que des êtres individuels et corporels, puisque tout est matière, voilà la tâche que s’est donnée le stoïcisme.

Il est impossible, en examinant la logique des stoïciens, de ne pas penser à une autre logique avec laquelle elle présente des analogies qui sautent aux yeux : je veux dire la logique de Stuart Mill. À coup sûr, Mill ne s’est pas inspiré de Chrysippe : la rencontre, à un si grand intervalle de temps, entre ces deux grands esprits n’en est que plus remarquable et significative. Comme la logique du Portique, celle de Mill repose tout entière sur ce principe qu’on ne pense pas par concepts, que les idées générales ne sont que des noms, ou du moins qu’elles ne sont rien sans les noms. Mill aurait sans doute accepté la division stoïcienne entre le σημαῖνον et le σημαινόμενον. En définissant la logique la science de la preuve, Mill exprime la même idée qu’ont eue les stoïciens lorsqu’ils distinguaient les vérités immédiatement évidentes de celles qui sont connues indirectement à l’aide des signes ou preuves, et lorsqu’ils faisaient commencer la logique avec les propositions conditionnelles qui sont déjà, comme le dit Mill (Syst. of Log. I, 4, 3), de véritables inférences. Comme les stoïciens, il soutient que nos jugements portent, non sur des idées, mais sur des choses, sur des réalités individuelles et concrètes. Quand il remplace la compréhension et l’extension de l’ancienne logique par la connotation et la dénotation, s’il ne renonce pas radicalement, comme les stoïciens, à la distinction des classes et des genres, il se refuse du moins à les considérer comme se contenant, se convenant, ou se subordonnant les uns aux autres. Comme les stoïciens, et pour les mêmes raisons, Mill considère la définition comme toute nominale (Syst. of Log. I, 8, 5), comme exprimant les propriétés constantes, les marques distinctives des différents êtres ; il renonce à déterminer les essences et il abandonne les différences spécifiques : il énumère les propres (Syst. of Log. I, 8, 1) : « Homme est toute chose qui possède tels et tels attributs ; homme est toute chose qui possède corporéité, organisation, vie, raison, et certaines formes extérieures. » — Cf. Ibid. 7 : « Le philosophe choisira autant que possible les differentiae qui conduisent au plus grand nombre de propria importants : car ce sont les propria qui, mieux que les qualités plus obscures et plus cachées dont souvent ils dépendent donnent à une agglomération d’objets cet aspect général et le caractère d’ensemble qui désignent les groupes dans lesquels ils tombent naturellement ». Dans la théorie du raisonnement, le principe formulé par Mill (Philos. of Ham., ch. XIX) : « le signe du signe est le signe de la chose signifiée » rappelle, même dans les mots, la doctrine stoïcienne des σημεῖα. Les stoïciens n’ont pas dit et ne pouvaient pas dire que les majeures des syllogismes ne sont que des registres d’expériences passées, des memoranda qui résument un grand nombre de faits observés : mais ils ont été amenés par la force des choses à donner dans leur doctrine une place distincte, et une grande place, à la théorie des signes qui est, sinon une théorie de l’induction, du moins une sorte de solution du problème de l’induction : et cette solution, ils ont bien vu, comme Mill, qu’elle doit précéder la théorie de la démonstration, dont elle est la condition. La logique stoïcienne tendait à devenir une logique inductive : elle s’est arrêtée en chemin : ce sont les épicuriens qui ont développé cette conséquence naturelle et peut-être nécessaire du sensualisme et du nominalisme.

Il ne faudrait pas pousser trop loin cette comparaison que nous ne faisons d’ailleurs ici qu’esquisser : il y a certainement de notables différences entre la logique de Mill et celle du Portique. Mais il n’est pas téméraire d’affirmer que les ressemblances l’emportent sur les différences. L’identité des principes, comme il fallait s’y attendre, a engendré la ressemblance des conclusions. Peut-être Mill a-t-il été plus conséquent avec lui-même en subordonnant résolument le syllogisme à l’induction et à l’expérience. Mais Chrysippe ne reprend-il pas l’avantage si on songe qu’il a laissé de côté toute considération de classes et de genres pour s’attacher uniquement à l’idée de succession nécessaire ou de loi ? Et si Stuart Mill avait connu la logique des stoïciens, qui sait s’il ne se serait pas enhardi à simplifier comme eux la théorie du syllogisme, à supprimer les distinctions de quantités, et s’il se fût donné tant de peine pour conserver, en les conciliant avec son point de vue nouveau, les anciennes distinctions et les formules mêmes du Moyen Âge ? Il n’est pas sûr qu’il ne soit pas tombé lui-même dans cette faute qu’il signale si ingénieusement, quand il dit (Syst. of Log., II, 2, 2) : « Il suffit souvent qu’une erreur qui semblait à jamais réfutée et délogée de la pensée soit incorporée dans une nouvelle phraséologie pour être la bienvenue dans ses anciens domaines, et y rester en paix pendant un autre cycle de générations… Bien que rejetée nominalement, cette doctrine (de la réalité des universaux) déguisée, soit sous les idées abstraites de Locke, soit sous l’ultra-nominalisme de Hobbes et de Condillac, ou sous l’ontologie des kantistes, n’a jamais cessé d’empoisonner la philosophie. » Un stoïcien rigoureux dirait que Chrysippe avait déjà guéri la philosophie, et qu’il reste encore trop de ce poison dans le système de Mill. Ce n’est pas la moindre des curiosités que nous présente la logique des stoïciens que de dépasser, par certains côtés, la logique nominaliste de Stuart Mill lui-même, et de rejoindre celle de Herbert Spencer. Elle pourrait sans trop de difficulté s’accommoder de la théorie des syllogismes à quatre termes (First Princ., VI, ch. 6, 296).

Si les considérations qui précèdent sont exactes, nous sommes en droit de conclure que la logique des stoïciens a son caractère, sa physionomie propre, son originalité et même une valeur fort supérieure à celle qu’on lui attribue d’ordinaire. Elle s’oppose à celle d’Aristote, bien plutôt qu’elle ne la continue. La constatation de ce fait n’est peut-être pas moins importante pour la philosophie elle-même que pour l’histoire de la philosophie : c’est une preuve ajoutée à tant d’autres, que dans son évolution ou dans son progrès, la pensée antique a parcouru à peu près les mêmes étapes que la pensée moderne. Enfin il n’est peut-être pas sans intérêt pour l’histoire de la logique de montrer que les plus grands dialecticiens de l’antiquité ont été de purs nominalistes.