Bibliothèque de l’Action française (p. 79-86).


UN MAITRE ORNEMANISTE[1]


« Comme la coupe du berger, l’œuvre que nous voulons essayer de décrire a été sculptée avec un couteau, ou mieux, un simple canif, et il est bien permis de la qualifier aussi d’œuvre divine… »
Henri D’Arles




I


Depuis qu’à nos regards le matin se dévoile,
Que le nuage vole aux cieux légèrement,
Depuis que nous voyons scintiller une étoile,
Et que l’astre des nuits gravite au firmament,


Depuis que, de la terre aux racines profondes,
Et des sombres lointains du monde reverdi,
Sortent l’humble brin d’herbe, et les gerbes fécondes,
Et la fleur souriant dans les feux du midi ;

Depuis, que nous voyons s’entr’ouvrir un pétale,
Que le jour brille, que l’oiseau refait son nid,
Depuis que le printemps magnifique s’étale,
Les hommes ont crié leur soif de l’infini.

L’homme, sans cesse, bat de l’aile vers les cimes,
D’un but mystérieux il est illuminé
Et l’artiste, vivant de ses élans sublimes.
Cherche à donner un corps à son rêve obstiné.


Vous êtes, ô vieillard, de la race bénie,
De ceux à qui Dieu fit le don supérieur,
Et vous avez reçu le superbe génie
Qu’il faut pour exprimer son rêve intérieur.

Le labeur patient de l’ouvrier antique.
Maître de l’art ancien, artiste primitif,
Se retrouve, dans cette œuvre toute gothique,
Que vous créez avec la pointe d’un canif.

Le courage ancien guide vos doigts tenaces,
Quand dans la chair du bois vous gravez les fleurons,
Les chapiteaux massifs, les feuilles, les rosaces,
Les tiges de rosiers, et les beaux liserons.


Cet art vous revient-il de quelqu’obscur artiste,
Un homme au doux visage, un ancêtre lointain,
Qui traçait sur le tronc des arbres, seul et triste,
La forme d’un beau lys s’ouvrant dans le matin ?…

Avez-vous hérité de l’âme d’un ancêtre,
Un poète songeur, au rêve illimité,
Qui s’accoudait longtemps le soir, à la fenêtre,
Et rêvait tout l’hiver aux charmes de l’été ?…

Etes-vous un très vieux génie en qui sommeille
Le brûlant souvenir d’un beau ciel étranger,
Et ne seriez-vous pas l’amoureux de Mireille,
Qui fit de son couteau la « coupe du berger » ?…


Vous avez fait surgir de la brillante lame
Des fleurs plus belles que les roses d’un jardin,
Et votre œuvre, ô vieillard, peut nous remuer l’âme,
Aussi bien que les grands chefs-d’œuvre de Rodin !

Car le même flambeau céleste vous éclaire,
Artistes ! Que ce soit Raphaël ou Mozart,
Qu’il se nomme Rubens ou qu’il se nomme Homère,
Le même souffle court au fond de tous les arts !

Tout art est grand ! Qu’il soit harmonie ou peinture.
Qu’il soit un trait vainqueur de plume ou de ciseau ;
La suprême beauté de l’ardente nature,
Vit dans un simple vers et dans l’humble pinceau.


Vous portez tous au cœur même divin martyre.
Chantres du rêve humain ! Et vous êtes touchants…
Une plainte éternelle accorde votre lyre,
Et le même sanglot préside à tous vos chants !…



II


Mais un jour, pour combler enfin notre espérance
Et la divine soif que l’homme a du ciel bleu,
La mort apparaîtra, portant la délivrance,
Et les secrets inscrits dans les astres de feu.
Mettant le jour au fond d’une nuit salutaire,
Elle nous fera voir le vrai, l’essentiel,
Et fermant pour toujours nos regards à la terre,
Elle nous apprendra les miracles du ciel.


Alors s’entr’ouvriront les lointains magnifiques
Contre lesquels s’abat l’aile de nos désirs…
Et Dieu multipliera dans nos cœurs pacifiques,
Ces bonheurs persistants qu’ils ne pouvaient saisir.
Alors nos pauvres yeux las de chercher sans trêve
Dans l’espace muet l’art et la vérité,
Pourront voir, au milieu des brumes de leur rêve,
Paraître ton visage immuable, ô Beauté !

Alors tu nous appelleras à toi. Tes voiles,
Deviendront le berceau de celui qui t’aimait :
Le poète qui tord ses bras vers les étoiles,
Le peintre, le savant, amoureux du sommet ;
L’artiste génial qui porte en sa poitrine
Le nostalgique ennui d’un univers captif,
Et cet humble sculpteur qui fit œuvre divine,
Patiemment, avec la lame d’un canif…


Et pour guérir nos yeux tout brûlés de leurs larmes,
Et nos cœurs que la vie écrase dans ses fers,
Te dévoilant à nous dans ta grâce et tes charmes,
Tu nous consoleras de tous les maux soufferts…
Tu nous appelleras à toi. Comme une mère
Berce son doux enfant sur son cœur maternel,
Tu nous endormiras dans tes bras de lumière.
Et tu nous chanteras un cantique éternel !…

  1. M. Alphonse Leclaire, octogénaire de Montréal, qui fait avec un canif d’admirables sculptures sur bois.