La misère d’aimer/Jones Aissé

Bibliothèque-Charpentier (p. 253-263).

JONES AÏSSÉ

— Monsieur Aïssé, tu ne connais pas monsieur Aïssé ? Quel Parisien de province tu fais ! Jones Invernesteers, le marchand de chevaux du boulevard Haussmann, le fameux bookmaker du procès des paris mutuels que l’ordonnance Constans a failli ruiner, tu ne connais pas Invernesteers ? Mais c’est une physionomie parisienne qu’il est impardonnable d’ignorer. »

C’était dans l’avenue du Bois : nous remontions tranquillement vers l’Arc de Triomphe, mon ami de Guery et moi, quand, à la hauteur de l’ancien hôtel d’Aquila, un mail de courses, un attelage superbe d’ailleurs et conduit haut la main par un fort beau garçon, nous avait cinglés d’un nuage de poussière. Ultra-chic, ce mail, les chevaux fleuris de roses rouges à la têtière, des gourmettes étincelantes, les mors nickelés et sur l’impériale toute une envolée d’ombrelles de gaze rouge et de toilettes claires, jabotantes et haut perchées : le conducteur nous avait fait un grand salut, le chapeau gris levé très en l’air, comme détaché au dessus de la tête.

Invernesteers ?

Certes, oui, je connaissais ce nom d’Invernesteers pour l’avoir cent fois lu imprimé dans le Sport et les comptes rendus des courses ; je connaissais aussi cette jolie figure de spadassin roux, un spadassin s’empâtant déjà, pour l’avoir autant de fois croisé et rencontré soit à Auteuil, soit à l’Omnium et au retour du Bois, mais j’en avais fait un clubman quelconque. La mise correcte, la grande tournure et l’air un peu hautain du personnage me l’avaient fait ranger au nombre des fils de bonne famille qui, selon les mœurs acceptées d’aujourd’hui, partagent leur fort honorable existence entre les paris de courses et les chances du baccarat.

— Oui, en effet, ricanait de Guery, l’apparence y est : il a tout d’un pur de l’austère faubourg, le joli Invernesteers, la froideur voulue, le coup de chapeau haut, enlevé (tu l’as vu me saluer tout à l’heure), le teint clair et lavé de l’homme qu’un valet stylé douche et rase deux fois par jour, tout en vérité, les mains souples et soignées, la moustache frisée au petit fer, la cravate discrète et jusqu’au complet ardoisé du tailleur de Londres, fleuri jusqu’à midi seulement d’une rose jaune, l’été, de violettes russes, l’hiver. N’empêche qu’il ne sorte, lui, du fumier, de l’ordure, du ruisseau et de la pire des boues, de la boue de Londres et de Tunis amalgamées, le jeune Invernesteers. C’est de la boue qu’il a sous la peau, sa peau d’Irlandais roux fraîche et rosée comme celle d’une blonde ; de la boue qu’il a dans les veines, les veines bleues de ses beaux bras d’anglo-saxon charnu, dont l’été dernier les mondaines de Trouville convoitaient la blancheur ; de la boue qui s’épanouit dans la fleur de sa boutonnière ; de la boue qui luit dans l’or de ses bijoux ; de la boue, le saphir monstrueux qui larmoie à son annulaire ; de la boue, les trois perles roses de ses boutons des grands soirs, un légendaire cadeau du bey ; de la boue, la rouille de ses cheveux et de sa moustache floconneuse ; de la boue et toujours et partout de la boue, fleur de boue lui-même. D’ailleurs, tu n’as qu’à le regarder, la nature l’avait prédestiné : il est roux, il a la nuance de poil de la prostituée des Écritures et des courtisanes de l’histoire ; il est roux comme les filles, dont après, avoir jadis été le trop heureux rival, il est aujourd’hui l’associé ; aussi ont-elles pour lui des complaisances de collègue à collègue : leurs métiers se valent. Tout cela, c’est la grande confrérie du vice, l’éternelle franc-maçonnerie de la fripouille en quête de turpitudes à découvrir, de sottises à exploiter : l’entretenu vaut l’entretenue, deux chenilles à même la même branche d’arbre… Une âme de laquais dans un corps de bel horse-guard, voilà l’homme. D’ailleurs un ancien groom et groom de cocotte, c’est assez t’en dire, et groom à tout faire est encore son métier.

— Peste, quel dithyrambe !

— Veux-tu des faits à l’appui ? Tiens, la voici en deux mots, son histoire à l’honorable Invernesteers. Né du ruisseau, d’une ivrognesse irlandaise et d’un matelot de la Cité, à quatorze ans il est rencontré par hasard haillonneux et pieds nus, sur la grande route de Windsor, par Milla Sichel, Milla la tragédienne venue avec sa troupe faire la saison à Gaity-Theater. Tu connais Milla, le caprice, la fantaisie même ! De sang irlandais, Invernesteers avait la fraîcheur, les yeux bleu flore et les cheveux de lumière des enfants de là-bas. Milla se toque de ce boy, le fait asseoir dans sa voiture, débarbouiller dans sa cuvette et l’installe dans son antichambre groom décoratif, de go, sans même le consulter. L’actrice une fois revenue à Paris, voilà mon Jones passé bibelot du grand hall artistique de la rue de Charny, statuette d’atelier. Chez Milla il reste dix-huit mois : chassé pour vol, il entre chez la baronne d’A…, la fameuse baronne elle-même, qui croit l’enlever à la tragédienne et se faire là une bonne réclame. Jones accompagne tous les jours sa maîtresse aux Acacias, et, plus dodu, plus rose que jamais, y fait une certaine sensation à côté du teint bis et des yeux capotés de la dame ! De là datent ses premiers succès ; sa fraîcheur a su plaire et l’on affirme que la baronne le sert parfois, dans les fêtes à la Tour, à une clientèle blasée ; cela coûte bon, mais à Paris à qui paie tout est possible. Jusqu’ici ce n’est pas mal, comme tu vois. Jones a des bagues à tous les doigts, du linge de duchesse et, les jours de sortie, des cravates impressionnantes et des cannes de chez Verdier, mais il porte encore la livrée, il est le valet d’une fille ; c’est une chaîne, quoique dorée, mais patience, elle approche, l’époque de la délivrance.

Comment le retrouvait-on, en dix-huit-cent quatre-vingt-sept, installé à Tunis, à la villa Ibrahim, à deux cents mètres du Bardo, avec charge à la cour et titre de chef des écuries du bey ? Autre histoire. Il y a neuf ans, Liline Oysette, une des habituées de la rue Saint-Georges, petite acteuse blonde aux jolies épaules alors un peu maigres (elles se sont rembourrées depuis), Liline Oysette, lasse un beau soir de jouer des pannes aux Folies-Esthétiques et de gagner à la rougeur de son front trente misérables louis par mois dans l’astiquage des vieux marèvaudis, s’engageait dans une troupe en partance pour Tunis et du train P.-L.-M., s’embarquait à Marseille pour débarquer à la Goulette, décidée, dans sa petite cervelle de cabotine, à faire le Bey, le vieux Bey de Tunis en personne, Ali-Bey.

Et elle le faisait, comme elle l’avait dit, Liline Oysette. Toute maigrichonne qu’elle fût, elle devint la maîtresse de ce vieux barbaresque ; mais avec son flair de Parisienne elle ne fut pas longtemps à se rendre compte qu’elle n’était qu’un hors-d’œuvre dans les amours coutumières du pays : ce qui avait alléché le vieux bonze, c’était le satin de sa chair blonde, la gracilité presque éphébique de son corps de fillette ; et le vieux bey, rebuté d’épidermes cireux et de tons olivâtres, s’était laissé prendre à la fausse monnaie d’un amour à peau blanche ; mais pour Liline Oysette c’était un coup manqué, sinon un four. C’est alors qu’elle eut une inspiration du ciel, ou plutôt de ciel de lit : Jones Invernesteers, le petit Jones, le joli groom rose et dodu de la baronne ! Le soir même, Liline écrivait rue Saint-Georges, expliquait et proposait l’affaire en femme de Bourse, donnant une commission de tant pour cent, les frais de déplacement payés par la baronne : Invernesteers, linge, nippé, pourvu d’argent d’avance, passerait pour son frère ou pour son cousin.

Invernesteers est demeuré cinq années à Tunis et, s’il n’a pas été ministre, c’est qu’il n’a pas daigné.

Il y a quatre ans, Jones est rentré ici, ramenant de là-bas douze paires de chevaux arabes, dont trois étalons uniques : grâce aux connaissances et de la baronne d’A… et de Liline Oysette, elle aussi revenue, connue et parvenue, il entrait vite en relations avec les plus riches maquignons et les plus sérieux amateurs de Paris ; huit mois après son retour, il achetait le fonds de Stulbacher, le grand marchand de chevaux du boulevard Haussmann. Aujourd’hui c’est un des premiers fournisseurs de la place, il est sans rival pour les chevaux arabes ; les haras du bey lui expédient tous les ans vingt sujets de premier ordre, vingt élèves incomparables, nés et dressés à Tunis. Très correct d’ailleurs, sa tenue est irréprochable, ses allures plutôt hautaines et sa raideur proverbiale à la moindre allusion effleurant son passé. L’autre hiver, le vieux prince Ydroïsk, ce sadique ou plutôt ce maniaque archi-millionnaire expulsé de Russie par ordre secret du czar, ayant cru pouvoir, au cours d’un souper, plaisanter cet ancien favori du sérail, c’est par un cartel que répondait le bel Invernesteers ; et le vieux prince étant aussi poltron que podagre, c’est son secrétaire le comte Volski qui dut aller sur le terrain et qui, pour son maître, reçut en pleine poitrine de la main du beau Jones un joli coup d’épée, lequel lui fit garder le lit durant six mois ! Invernesteers a donc eu son duel.

D’ailleurs, il adore les femmes et en est fort goûté ; je ne te dirai pas qu’il les couvre d’or. D’abord, s’il les payait, en serait-il aimé ! Mais il leur vend ses chevaux moins cher qu’à leurs amants et, dans ce cas, ne refuse pas d’accepter de leurs mignonnes mains un souvenir, un bijou ; entre maquignons cela s’appelle une épingle. Mais, en revanche, quelles délicates attentions, quelles utiles complaisances n’a-t-il pas pour elles ! Est-il informé de l’arrivée d’un riche étranger dans nos murs, prévoit-il la visite d’un client sérieux dans ses écuries, vite un petit bleu à miss Kimayfleur, à Thérèse Avril ou Nini Pigetout et, à l’heure dite, à l’entrée du gros client chez ce bon Jones, Nini Pigetout, Thérèse Avril ou miss Kimayfleur se trouvent là comme par hasard, toutes délicieuses dans leur robe de laine de jolie sportswomen, l’œil brillant, les joues éblouissantes sous l’ombrelle de gaze rouge à manche d’or : elles sont venues, elles aussi, pour le fameux attelage, la jolie paire de chevaux, et si le client sérieux tenté par l’occasion se décide à l’acheter, l’attelage, sois sûr qu’avant la fin du mois il est offert à l’une de ces trois dames par le très épris amateur : une vraie Providence pour les femmes, M. Aïssé, et c’est justice, elles ont tant fait pour lui.

Il leur facilite les rencontres, les entrevues, leur évite les ennuis, les renseigne sur leurs clients, sur la solidité de leurs fortunes, les exigences de leurs goûts et leurs petites manies : un tel est à la hausse, un tel est à la baisse, il dit les gains du jeu et les pertes aux courses, il sait, il connaît tout. Les croupiers de cercle, les cochers, les valets d’écurie, les bookmakers, le monde du turf, jockeys et entraîneurs, le monde des bars, des souteneurs et des filles sont à sa disposition, prêts à lui rendre service ; c’est sa police à lui. La première maison cotée de rendez-vous, tu l’as deviné, ce sont ses écuries ; mais halte-là, ce n’est pas une succursale de la baronne d’A…, on s’y rencontre et voilà tout. Invernesteers ne tolérerait pas autre chose : tout ce qu’il peut faire pour ces dames, c’est de les conduire aux courses d’Auteuil et les promener le matin dans son mail jusqu’au parc de Saint-Cloud.

Les femmes font valoir les chevaux : les splendeurs du harnais mettent en valeur les toilettes des femmes, et M. Aïssé a commission sur le tout.

— M. Aïssé, pourquoi M. Aïssé ?

— Et les mémoires du dix-huitième siècle, qu’en fais-tu ? Mlle Aïssé, la petite esclave circassienne achetée tout enfant par l’ambassadeur de France à Constantinople, le marquis de… (l’érudition me fait ici défaut), emmenée par lui à Paris, où il la fit élever et instruire pour en faire à dix-huit ans sa maîtresse.

— Parfaitement, j’ai compris ; seulement lui, c’est le contraire.

Nourri dans le sérail, j’en connais les détours.

Lui, on relevait à Paris pour le palais du Bardo, charmant, charmant. Mais mademoiselle Aïssé, si j’ai bon souvenir, n’appartint pas à son vieux bienfaiteur, il mourut avant le temps, le brave homme ; le ciel ne lui laissa pas celui de brouter cette jeune fleur et mademoiselle Aïssé, née et vouée courtisane, n’aima qu’une seule fois dans sa vie et d’un amour passionné, héroïque, son chevalier, le chevalier d’Aydie. Monsieur Aïssé a-t-il une chevalière, lui ?

— Une chevalière ! des chevalières, plus qu’il n’en veut et qu’il n’en peut avoir, mais des chevalières d’aide immorale et dissolue.

Nous arrivions à l’Arc-de-Triomphe, de Guery me quittait sur cet affreux jeu de mots.