La misère d’aimer/Colloque sentimental

Bibliothèque-Charpentier (p. 265-276).

COLLOQUE SENTIMENTAL

Pour M. Edmond de Goncourt.

Du coin de la fenêtre, où elle s’alanguissait si pâle dans la tiédeur embaumée des coussins, elle le suivait obstinément des yeux, de ses yeux aux paupières flétries et dont la profonde éraillure, tels des coups de griffes aux coins des tempes, proclamait ce jour-là plus cruellement que jamais l’indéniable différence d’âge qui les séparait tous deux, elle usée, moribonde et vieillie, lui, encore jeune, robuste et carrant dans une jaquette irréprochable un torse vigoureux de mâle encore avide de vivre et de jouir.

Jeune encore, certes, mais déjà touché par la vie, l’homme dont la promenade silencieuse, le front buté vers le tapis de haute laine, les mains fébriles croisées derrière le dos, emplissait cette chambre de malade d’un inquiet va-et-vient de fauve en cage ; certes, oui, déjà touché par la vie, car les cheveux châtains et drus s’éclaircissaient déjà vers les tempes, striés par places de minces fils d’argent, et sous la moustache d’un blond roux, embroussaillée et triomphante, la bouche aux coins tirés trahissait, elle aussi, l’amertume d’exister. Visiblement obsédé, il arpentait à grands pas rageurs cette haute et claire chambre aux aspects de boudoir avec ses panneaux de moires blêmissantes, encadrées de délicates boiseries que coupaient çà et là, savamment alternées, d’étroites glaces oblongues enguirlandées de fleurs et de fins attributs de style Pompadour ; et c’est cette visible obsession, ce réel chagrin trahi par la crispation du sourire et l’inquiétude de ces allées et venues, que surveillait avec des yeux de fièvre, deux yeux agrandis où semblait s’être réfugiée toute la vie de son corps souffrant, la malade étendue auprès de la fenêtre, au fond d’un grand fauteuil encombré de coussins et de peaux d’ours blancs.

Du dehors, dans les glaces sans tain des croisées, le jardin du petit hôtel s’encadrait, tout jaune de la rouille des marronniers et de la floraison des helléniums, d’une mélancolie d’adieu, malgré la pourpre vive des dahlias simples et des bégonias doubles, sous la morne jonchée des feuilles de platanes pleuvant sur les pelouses.

Oh ! la tristesse de ce jardin parisien d’octobre se délabrant lentement vis-à-vis l’agonie de cette femme au visage passionné et crispé, au regard dévorant, à la pâleur de morte ! Mais combien plus triste encore le silence hostile gardé par ces deux êtres de luxe et d’élégance en cette somptueuse chambre de poitrinaire, où la nuance adoucie des tentures, le contournement raffiné des meubles et jusqu’au parfum musqué du lilas blanc s’entassant là pour étouffer de tenaces relents d’éther et de phénol, semblaient vouloir faire une apothéose à la mort.

Une liaison pourtant célèbre dans le monde des lettres et du théâtre et dont le retentissement avait, pendant quinze années, amusé la badauderie de Paris, cet homme et cette femme aujourd’hui muets et refermés sur eux-mêmes dans ce quasi menaçant tête-à-tête ; elle, tragédienne acclamée, aujourd’hui brûlée aux flammes de toutes les passions et de toutes les fantaisies comme aux feux de toutes les rampes, s’était, il y a quinze ans, en pleine maturité de beauté et de succès, toquée du beau poète à longue chevelure souple, au contralto vibrant qu’il était alors, lui, grand homme inconnu frais débarqué de sa province et de la veille échoué à Paris pour y tenter fortune, riche de vingt-cinq ans et de ses jeunes illusions. Sur la foi de ses larges épaules et de l’eau profonde de ses yeux bleus frangés de cils noirs, elle avait aimé à la fois en lui l’homme et le poète, s’était enthousiasmée dans sa loge sur la rondeur massive de son cou et dans l’alcôve sur le lyrisme de ses vers. De Morfels arrivait à Paris avec un drame en vers en trois actes qu’il destinait à Duquesnel. Dinah avait lu la pièce, l’avait plutôt écouté lire, s’était emballée sur le rôle, l’avait imposée à son directeur et, se donnant cette fois toute comme jamais elle ne l’avait fait encore, jouant avec sa chair, ses nerfs et son cœur, avait consacré le drame et fait, du jour au lendemain, dans Paris quelqu’un de ce passant apprécié dans son lit la veille.

Comment ce caprice de Dinah Monteuil, la fantasque des fantasques, était-il dégénéré chez l’actrice en passion ulcérée et profonde ?

Lors de cette rencontre, dont elle devait mourir, Dinah entrait dans sa quarantième année, l’âge ou la femme avertie par les regards moins désirants des hommes sent flamber en elle une d’autant plus inapaisable ardeur, qu’elle en connaît la durée éphémère. Comme la phtisique dont les instants sont comptés, elle apporte dans tout, en amour surtout, une fébrile hâte de sentir et de jouir, et puis c’est un châtiment des courtisanes de ne connaître la tendresse amoureuse que tard dans la vie et d’adorer à quarante ans, avec des dévouements et des délicatesses presque maternelles, de beaux gars indifférents, qui les trompent avec leurs filles de chambre et renouvellent ainsi l’éternelle et sanglante trahison des sexes vis-à-vis l’un de l’autre, l’éternelle agonie d’une âme par une âme qu’on appelle l’amour.

Telle qu’elle était aujourd’hui, étendue dans son long peignoir de peluche blanche et roulée dans ses peaux d’ours blancs, sa tête d’une pâleur d’ivoire appuyée sur le satin mauve des coussins, telle qu’elle était, mourante et de la tuberculose et d’une affection cancéreuse dans le ventre, la gloire et la fortune de son amant si préoccupé d’on ne sait de quoi auprès d’elle n’en était pas moins son œuvre et son chef-d’œuvre : œuvre de quinze ans de luttes et d’intrigues à laquelle elle s’était attelée corps et âme, mettant en jeu toutes les influences, courant les journaux et les théâtres, tour à tour implorante et coquette auprès de leurs directeurs, réveillant chez ceux-ci d’anciens souvenirs d’alcôve, faisant miroiter chez les autres d’illusoires affaires de réclames et d’argent, et cela pour imposer, pendant quinze années, sur toutes les scènes du boulevard ses drames à lui, le bien-aimé, le favori. Drames exaltés d’ailleurs et débordant d’âme et de vie intense, et dont la malignité parisienne accusait l’actrice de répéter les personnages dans l’intimité d’orageux tête-à-tête avant de les vivre, et Dieu sait avec quelle frénésie de nerfs et de passion ! devant le public amusé des premières et la grosse foule des centièmes intéressée enfin aux racontars.

Car il la trompait, et c’était de cela qu’elle mourait bien plus encore que de sa santé de cabotine compromise presque dès l’enfance et depuis usée dans tant d’aventures et irréparablement surmenée et détruite ! Il la trompait et cela, presque à dater des premiers jours, avec la première venue, des figurantes prises derrière un portant de théâtre dans l’empuantissement des coulisses ; puis, la réputation venant à Morfels, avec des camarades à elle, des petites acteuses sans grâce et sans talent, mais ayant pour elles leur jeunesse, toutes ravies, la figurante comme l’acteuse, de chiper l’amant à Madame, à une grande qui touchait des feux de cinquante louis par soir, quand elles avaient à payer, elles, des cinquante francs d’amende sur des mensualités de cent cinquante. Enfin, avec les succès consacrés de ses pièces, des intrigues mondaines et même de haute galanterie s’étaient nouées dans la vie de Morfels ; pour la plupart, des folles, des vicieuses et des oisives, curieuses de savoir quel goût avait le bonheur de la Monteuil et pas fâchées, les malfaisantes créatures, de troubler un peu de ce bonheur ; et lui, enchanté dans sa vanité d’homme et d’auteur de ce bruissement autour de lui de noms cotés et d’étoffes rares, avait accepté tous les rendez-vous, toutes les provocations, impertinentes ou galantes, s’était rendu à tous les appels, trompant effrontément sa maîtresse pour des femmes qui, certes, ne la valaient pas, la copiaient à la ville comme au théâtre, maladroitement, bêtement, plus fanées, plus fardées qu’elle encore et qui n’offraient même pas l’attrait de la jeunesse à ses sens fatigués de viveur.

Alors, elle l’avait marié de sa main à une fiancée par elle choisie dans le milieu le plus cossu, le plus rangé, le plus bourgeois, le plus offrant de garanties ; elle espérait le garder par là, mais de Morfels, maintenant lancé dans le tourbillon des bonnes fortunes, classé homme à aventures, avait trompé tout simplement sa femme, comme il trompait son vieux collage, piétinant maintenant deux âmes au lieu d’une, brisant tranquillement deux existences avec ses coups de tête, de sens ou de cœur.

« De cœur, cœur de fille, et plus fille que moi encore, à croire que c’est moi l’honnête homme et lui la courtisane, comme il arrivait parfois de dire à la Monteuil dans les moments de lassitude et de rancœur ; et elle pardonnait toujours, la vieille maîtresse endolorie, acceptant tout plutôt que de se passer de ses visites, ne pouvant même en admettre l’idée, attachée à cet homme comme par une sorte d’envoûtement, résignée à toutes les souffrances qui lui venaient de lui, et paraissant l’en aimer davantage, l’aimant au point d’être heureuse d’en souffrir. Cependant, ce jour-là, comme une fièvre de joie, de secrète revanche flambait dans le regard attristé de l’actrice, il y avait un sourire dans les yeux dont elle suivait la promenade inquiète de son amant, silencieux et sombre, le front buté vers le tapis ; tout à coup elle s’étirait sous ses fourrures blanches, ses longues mains de cire portaient à son visage une gerbe d’anémones du Japon, posées sur ses genoux. « Vous souffrez, mon ami », sa voix rauque, un peu lasse, venait de rompre le silence.

— « Mais non, je vous assure, répondait l’homme sans interrompre sa rageuse promenade, c’est vous qui rêvez, comme toujours. » À quoi la malade étouffant un bâillement : « Il y a longtemps que je ne rêve plus », et à un haussement d’épaules de son amant : « Savez-vous qu’il y a des jours où je crois qu’il y a un Dieu ? Et comme il s’était arrêté brusquement : « Venez ici, Raoul », commandait la malade, et de Morfels ayant obéi : « Savez-vous pourquoi je crois aujourd’hui en Dieu ? insistait-elle en le regardant ardemment jusqu’à l’âme, à cause de ceci. » Et son index à l’ongle déjà bleuâtre touchait le poète à la place du cœur. « Elle t’a lâché, hein ? et tu souffres à ton tour, pauvre ami ? » Et comme l’homme, le visage tout à coup empourpré, balbutiait, cherchait une défaite : « À quoi bon t’excuser ? reprenait la voix rauque, ne suis-je point au courant de toutes tes folies ? Ah ! j’ai beau ne pas sortir, n’ai-je point de bonnes amies pour venir me voir et me faire expier un peu mon succès… mes anciens succès… en m’épinglant des nouvelles sur le cœur ? Bah ! j’y suis faite. Alors elle t’a lâché, cette petite Roncerolle pour qui, depuis trois mois, tu hypothèques ton hôtel, et cela pour un cabot, un horrible cabot du théâtre Montparnasse, presqu’un figurant… Un beau garçon comme toi lâché, elle t’a lâché après t’avoir trompé deux mois, et c’est pour cela que tu rôdes ici et là avec ces mains nerveuses et ce visage d’assassin, sans pouvoir tenir en place. Encore un peu, tu pleurerais. Avoue que cela fait mal ? As-tu songé parfois au mal que tu m’as fait ? Pour un cabot de Montparnasse ! et elle appuyait savamment sur les mots. Et pas même bien de sa personne, m’a-t-on dit, mais il a vingt-trois ans et tu en as quarante. Comme le présent venge le passé, mon pauvre ami, voilà que tu vieillis à ton tour. »

Et à son tour il frissonnait, tout pâle, avec l’humidité montante de deux larmes prêtes à jaillir de ses yeux ; à cette vue, le regard de la Monteuil se brouillait, sa voix s’altérait et, avec un geste de pitié suprême, s’emparant des mains de Morfels : « Pauvre garçon, murmurait-elle caressante, cela va commencer aussi pour toi et tu vas le connaître, l’atroce et long supplice d’aimer sans être aimé. Encore cinq ans, dix ans, et il faudra bien que tu te rendes à l’évidence. Oh ! vieillir, quelle cruauté, lire dans les yeux d’autrui la pitié, le dévouement, plus jamais le désir… » Instinctivement l’homme avait ployé le genou et, le cœur tout à coup fondu dans un attendrissement bête, il sanglotait comme un enfant, la tête enfouie entre les genoux de cette agonisante, et elle, comme en rêve, continuait son soliloque, tout en promenant ses mains pâles dans les cheveux de son ami. « N’être plus aimée, dire que c’est de cela que je meurs et que c’est de cela que tu mourras aussi ! Car je te connais, mon pauvre enfant, toi l’adoré, le fêté des foules et des femmes, toi non plus tu ne pourras pas t’y faire. On se résigne à mourir, mais à cela, non pas. Car cela, c’est n’exister plus. » Et tout à coup avec des inflexions de théâtre dans la voix : « Comme ces beaux cheveux, que j’ai connus si souples et si bruns, sont devenus raides au toucher ! n’est-ce pas qu’ils blanchissent et malgré ta moustache j’ai bien vu tout-à-l’heure, à droite, que tu as une dent qui bleuit. Ça, c’est le commencement ; mais tu portes encore beau et tu en as encore pour dix ans, je t’assure ; ne pleures pas, mon chéri ! » Et comme l’homme prostré dans la peluche et les fourrures étouffait toujours de sourds sanglots martelés on eût dit sur l’enclume du cœur : « D’autres t’aimeront encore, toi, tu en aimeras d’autres aussi ; moi, il y a longtemps que je suis une morte. C’est sur moi que je pleure en pleurant sur vous autres, pardonne-moi cela, pardonne-moi d’attrister tes quarante ans, Raoul, il y a si longtemps que je souffre. J’ai voulu vivre mon chagrin en toi, faire un peu passer en toi de ma vieille âme. J’ai eu tort, je le sais, Raoul, ne sois plus triste. C’était moi-même que je regrettais ; ton chagrin, c’est le mien, c’était pour rire, console-toi, m’ami ».

FIN