Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 3-6).

La Main de Fer
Roman Historique Canadien

PROLOGUE


Un crime au fort Frontenac en 1675

Une animation inusitée régnait aux abords de la porte de l’Est, du fort Frontenac, un rayonnant matin de l’automne de 1675.

Les dix familles de colons établies dans le voisinage de ce poste étaient largement représentées parmi la foule de curieux composée presque entièrement de sauvages des environs.

On y remarquait aussi une dizaine de trappeurs ou de coureurs des bois, appuyés sur de longs fusils, échangeant de courtes phrases entre eux et leurs voisins, et suivant d’un regard indifférent la scène qui se préparait sur l’ordre de M. Cavelier de la Salle.

Quelques domestiques et valets des officiers du fort, par leurs habits plus modernes, jetaient une note plus gaie dans la foule.

Il y avait bien là, près de trois cents personnes en comptant l’effectif de la garnison sous les armes, déployée en un large front de bataille au dehors de l’enceinte fortifiée.

Le roulement du tambour, le cliquetis et le miroitement des épées et des armes diverses, ainsi que le costume des soldats, avaient d’abord causé ce rassemblement.

Les spectateurs français ne manifestaient pas trop d’étonnement à la vue de cette démonstration, car, à vrai dire, depuis la veille ils s’y attendaient quelque peu, mais les indigènes à peau cuivrée ouvraient de grands yeux et suivaient avec la plus vive attention ce qui se découlait devant eux, n’en comprenant pas encore la signification.

Mais, impassibles selon leur nature, ils se contentaient de regarder sans échanger la moindre parole indicatrice des impressions qu’ils ressentaient.

Un étranger survenu à ce moment, n’aurait eu, pour apprendre la cause de cette assemblée, qu’à prêter l’oreille aux propos des blancs ; ceux-ci, loquaces comme tout enfant de la Belle France, ne pouvaient taire leurs réflexions ni garder pour eux leurs commentaires.

Il y avait même quelques matrones au verbe très délié, dont les exclamations ne tarissaient pas. Le spectacle en perspective excitait vivement leur curiosité.

— Comptez-vous, eh ! m’ame Masse, disait l’une, un si beau garçon, qu’a l’air si bon… qui’ s’qui aurait cru ça ?

— Ah ! m’en parlez pas ! répondait la personne interpellée, c’est ben triste !…

— Savez-vous, disait une troisième, moé, j’cré pas qui’ soit coupable.

— Eh ? Qu’est-ce que vous dites-là ? firent les deux premières ensemble.

— Ben, oui !… ça peut pas m’entrer dans l’idée qu’il soit fautif.

— Et à cause ? demanda m’ame Masse. — P’t’être ben parce qu’il en contait à ta Marie, hein ? interposa la seconde femme, nommée m’ame Cauchois.

— Nenni ! mes chères ! Si m’sieu Jolicœur glissait des yeux doux à ma fille, il en faisait aussi à des femmes que j’connais et qui n’en étaient point fâchées, dit-elle d’un ton assuré en même temps que son regard indiquait clairement que par là ses deux amies étaient visées.

Celles-ci, un moment interloquées, reprirent :

— Ah ben ! on m’ôtera pas de la tête que c’est pas lui qu’a voulu empoisonner son maître !

— Moé non plus, ajouta la Masse. Parce que c’est lui qui préparait les r’mèdes que M. de la Salle, malade, devait prendre, et pis c’est dans ces r’mèdes qu’on a trouvé des traces du poison administré… Heureusement, qu’on s’en est aperçu à temps et qu’on a pu en empêcher les effets malfaisants…

— Oui, mais, remarqua la mère de Marie, m’sieu Jolicœur a été obligé de s’absenter du chevet de son maître pendant un quart d’heure, et l’on aurait ben pu profiter…

— Ta ! ta ! ta ! ta ! dit alors Jean Masse, qui ne s’était pas mêlé à la conversation des trois commères. À l’enquête tenue hier, selon moé, il a été pleinement prouvé que l’accusé a commis l’attentat… Et, pour lors, il mérite ben l’châtiment qu’il va recevoir !…

— Là ! firent à l’unisson la Cauchois et son amie, la Masse.

— Et pis, reprit cette dernière, mon mari doit ben l’savoir, parce qu’il a assisté à la séance d’hier ousqu’on a jugé c’t’affaire !

Convaincue qu’elle n’aurait pas le dernier mot avec ses trois adversaires, la bonne femme qui croyait à l’innocence de Jolicœur se contenta de grogner et de hocher la tête ; mouvement significatif de son inaltérable foi dans le beau garçon épris de sa fille.

Abandonnant tacitement la partie pour ne pas créer entre elles d’animosité plus qu’aigre-douce, les braves ménagères, les bras croisés sur la poitrine, tournèrent leur attention vers le carré formé par la garnison.

Maître Jacques la Métairie, notaire de Cataracouy, secrétaire de M. de la Salle et greffier du tribunal de la veille, venait de prendre place en face des militaires. Il lut d’une voix forte le chef d’accusation, un résumé des preuves — circonstancielles seulement — et termina par la sentence portée contre le serviteur criminel.

Jolicœur était condamné à recevoir cinquante coups de fouet, à être marqué au fer rouge — signe infamant — et, enfin, à être envoyé aux galères en France.

Vingt-cinq coups seraient appliqués sur le champ, et le lendemain, à pareille heure, le reste lui serait administré avec la marque avilissante, brûlée dans les chairs de l’une des épaules.

À cette annonce, un silence solennel plana sur les spectateurs assemblés.

Si Jolicœur était réellement coupable du crime imputé, certes, il méritait cette punition exemplaire. On ne lui reconnaissait aucune excuse, même en admettant le caractère presque intolérable de son chef. S’il ne pouvait le servir patiemment jusqu’à l’expiration de son engagement, pourquoi n’avait-il pas pris la clef des champs et cherché ailleurs une vie plus facile ? Voilà les pensées qui occupaient plusieurs assistants, tandis que les autres — le petit nombre — plus charitables, accordaient au pauvre garçon le bénéfice du doute, trouvaient la sentence rigoureuse et jugeaient que le fouet et l’exil auraient suffi.

Cependant, tous, dans leur for intérieur, s’avouaient que M. de la Salle était très difficile à servir. Ses manières trop hautaines le rendaient fort souvent insupportable.

Ajoutons que sa dureté envers ceux qui lui étaient soumis lui attira plus tard une haine implacable qui fut la cause de sa mort.

Cavelier de la Salle naquit à Rouen, en la paroisse de Saint-Herbland. À l’époque où s’ouvre notre récit il avait trente-deux ans.

Il vint en Canada en 1666, et le 13 mai 1675, Louis XIV lui octroya des lettres de noblesse, lui accordant la seigneurie de Cataracouy et le gouvernement du fort bâti deux ans auparavant par le comte de Frontenac, à la condition qu’il le reconstruisît en pierre, et qu’il continuât les découvertes commencées.

Ayant fait enregistrer ses lettres-patentes au greffe du Conseil Souverain à Québec, De la Salle s’occupa immédiatement de former le personnel requis pour commencer sans retard l’œuvre qu’il avait en vue.

C’est alors que Jolicœur s’enrôla, croyant que sous un maître dont le port majestueux et le caractère énergique devaient indubitablement cacher une ambition et un désir de s’illustrer, il aurait plus de chance de recueillir des bribes des opérations fructueuses de celui-ci, et pourrait ainsi s’amasser un petit pécule qu’il ferait bon d’aller croquer paisiblement au village natal sous le ciel de la Normandie.

Il ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’il avait fait fausse route. D’après les rares paroles échappées par le seigneur de Cataracouy relativement à ses futurs projets, il devina que cet homme n’avait pas le génie des affaires pécuniaires, mais plutôt des aventures, des découvertes, lesquelles tout en jetant une auréole de gloire sur ses actions, ne rapportaient pas grand chose pour garnir une bourse vide, et il en vint à regretter de s’être placé sous les ordres d’un tel personnage.

C’est que la tarentule de l’ambition avait piqué le brave valet de M. de la Salle.

Jolicœur ne fut pas le seul à prendre en grippe l’explorateur. Au bout de quelques mois, les habitants du fort avaient pu l’apprécier et une aversion touchant de près à la haine naissait dans leur cœur. Chez d’aucuns, ce sentiment était plus fort que chez d’autres, et quand la nouvelle se répandit que Cavelier de la Salle, aux prises avec une fièvre maligne, venait d’être empoisonné, il y eut un moment de stupeur.

Et chacun de se demander quel était le coupable.

L’attentat découvert à temps n’eut pas de conséquences graves.

Une enquête eut lieu tout de suite et fit ressortir le fait que personne n’avait approché le malade durant les quelques heures précédant l’empoisonnement, si ce n’est Jolicœur qui, seul, préparait ses remèdes et les lui donnait.

Comme ces médicaments étaient dans un placard de la chambre de M. de la Salle, pouvait-on concevoir qu’il aurait permis à n’importe qui de s’en approcher ?

À moins que la fatigue ou le sommeil, alourdissant ou assoupissant ses paupières, ne fussent survenus au moment Jolicœur s’était absenté et ne lui eussent ravi la juste notion de ce qu’il se passait auprès de lui.

Mais il ne voulut point admettre cette hypothèse : il n’y avait donc plus d’autre alternative que de déclarer Jolicœur coupable, malgré ses protestations d’innocence.

C’est ce que firent ses juges.

On conduisit donc le jeune homme dans un bâtiment du fort, et un soldat placé en faction devant la porte de la prison, fut chargé de prévenir toute tentative d’évasion de sa part.

Le greffier du tribunal ayant lu la sentence, le major-commandant ordonna à un sergent d’aller avec deux hommes chercher le prisonnier.

Tous les regards se fixèrent sur la porte du fort qui se ferma sur les soldats, et qui devait se rouvrir pour leur donner passage avec le malheureux jeune homme.

Lorsqu’elle tourna sur ses gonds, le sergent seul, en sortit en courant. Son air excité révéla tout de suite quelque chose d’anormal.

Les spectateurs intrigués s’avancèrent un peu et se penchèrent en avant pour mieux saisir ce qu’il allait dire. Jugez de leur surprise en entendant l’officier subalterne annoncer :

— Mon commandant… il s’est évadé !…

– Comment ?… que dites-vous ?… évadé ?…

— Oui ! En entrant dans la bâtisse ousqu’on le t’nait enfermé, j’ouvre la bouche pour lui dire qu’on l’attendait pour la cérémonie… mais je m’aperçois que la chambre était vide… J’examine aussitôt la place comme il faut, afin de découvrir comment s’que Jolicœur s’avait éclipsé, mais on ne voyait pas de traces. Comment qu’il a fait pour s’en aller ? que je me demandais à moé-même… Tout à coup un de mes hommes, — car ils cherchaient aussi, — m’appelle et m’dit en me montrant l’âtre de la cheminée : « Voyez donc, là, sergent !… Tout’ c’te suie et ces pierres calcinées qu’on dû dégringoler de là-haut !… M’est avis que l’oiseau à disparu par là… » C’était la seule probabilité probable… aussitôt, j’ordonne à mes hommes de jeter l’alarme dans le fort et d’fouiller partout… car je crois que l’évasion est toute fraîche !…

— Je vais faire cerner le fort, dit le major.

— Mon officier, il y a encore aut’ chose !

— Qu’est-ce ?… dites vite !…

— Eh ben !… au-dessus du manteau de la cheminée on a trouvé deux dessins grotesques faits avec du charbon. Le premier figure un bonhomme le bras levé, comme pour frapper, et tenant un couteau à la main. La signification s’imposait : Vengeance !… Dans l’aut’ image, le même individu ayant les deux mains en ligne avec le nez, faisait une nique expressive…

Quelques détonations retentirent à l’intérieur du fort.

Ce fut alors qu’en levant la tête vers les fortifications, chacun put voir un homme noirci, sauter à bas de la palissade, du côté du fleuve.

C’était Jolicœur !

Un cri s’échappe de toutes les poitrines :

— Jolicœur !… c’est Jolicœur !… il se sauve !…

— Feu !… feu !… Sus à lui !… vociféra le major.

Une courte distance sépare l’enceinte du poste de la berge, l’évadé y arrivera-t-il avant d’être atteint par les balles qu’on lui envoie ?

L’emplacement du fort avait été choisi par Frontenac, en 1673. En amont des Mille Îles entre lesquelles se précipitent les eaux resserrées du lac Ontario, une péninsule s’avance dans laquelle se creuse une baie profonde. C’est aux abords de cette baie, à quelques mètres seulement de l’onde, qu’était bâtie, sur un plateau, la palissade de Cataracouy.

Jolicœur arriva aux rochers surplombant le fleuve, et prit son élan pour y plonger. Auparavant, il se retourna et jeta vers le fort et les soldats de La Salle un geste de défi.

— Feu !… feu !… cria le commandant.

Dans un nuage de fumée, les fusils crachèrent leur plomb meurtrier.

Ensuite, tous coururent au plateau. On espérait y trouver un cadavre. À si faible portée et parmi tant de projectiles, quelques-uns devaient avoir frappé, mais on ne vit rien ; pas plus de Jolicœur que sur la main !

Il avait pu se jeter dans la baie.

Des soldats montèrent dans des embarcations attachées au rivage et sillonnèrent la baie en tous sens. Le domestique de M. Cavelier ne reparut pas.

Il avait donc péri !

Plusieurs personnes demeurèrent une heure ou deux sur la berge examinant la surface de l’onde, s’attendant toujours à voir reparaître l’infortuné jeune homme.

Enfin, lassé, chacun réintégra son domicile ou s’en alla vaquer à ses occupations.

Mais cette affaire fournit matière à conversation, longtemps, le jour et le soir à la veillée.

De la Salle reçut la nouvelle sans mot dire ; peut-être jugeait-il la punition suffisante ?

Qui lui eut dit que de ce fait allait dépendre ses plus grandes misères, ses plus navrantes infortunes, des malheurs à décourager des caractères très forts, l’eût énormément surpris, mais probablement laissé incrédule.