La métisse/Chapitre XXXII

Éditions Édouard Garand (p. 47-48).

XXXII


La pauvre fille se voyait prise dans une situation terrible : seule avec deux petits enfants qu’elle ne pouvait abandonner et une malade qui, à tout instant, pouvait être emportée par la mort. Et plus terrible malheur, le père de ces enfants et de cette jeune fille mourante était arrêté pour meurtre. Et dans son imagination épouvantée Héraldine voyait ce père monter à l’échafaud !

Trop horrible vision qu’elle s’efforça de chasser aussitôt de son esprit ! Et, fille forte, brave, courageuse, elle comprit qu’il fallait réagir contre son désespoir. Car elle voyait sa tâche prendre des proportions effrayantes, et à cette tâche elle devait faire face avec toute l’énergie possible.

Dans le désarroi où elle se trouvait si soudainement, la première pensée d’Héraldine fut de demander aide à François Lorrain. Oui, il y avait là un homme, un voisin, sur le dévouement duquel elle pouvait compter, et elle résolut d’aller frapper à cette porte amie.

À cette minute, elle entendit la voix faible d’Esther qui l’appelait.

Héraldine essuya ses larmes à la hâte, embrassa tendrement les deux petits enfants dont les yeux s’emplissaient de larmes aussi et leur dit :

— Amusez-vous bien doucement tous les deux, mes chéris, pendant que je monte voir Esther.

Héraldine fut surprise de voir que sa malade semblait avoir pris un mieux sensible. Car les yeux de la jeune fille étaient brillants, ses joues se coloraient légèrement, et ses lèvres souriaient un peu.

— Te sens-tu mieux ? interrogea Héraldine.

— Un peu, oui. Papa est-il en bas ?

Cette brusque question troubla violemment Héraldine. Elle se trouvait en face d’une vérité que, même dans l’état critique d’Esther, elle ne pouvait lui taire. Mais cette vérité, elle ne se sentait pas la force de l’avouer, et elle ne trouvait pas d’expressions capables d’amoindrir le coup que cet aveu porterait à la malade. Et pour se donner le temps de réfléchir, elle répondit :

— Il est parti.

— Pour aller chercher le médecin ?

— Oui… fit Héraldine en rougissant.

— Je t’ai donc appelée trop tard, Héraldine. Je voulais dire à papa de ne pas aller chercher le docteur, parce que je me sens mieux.

Héraldine eut une idée.

— Si tu ne veux pas le docteur, je peux aller demander à François Lorrain d’aller en prévenir ton père au village.

Le nom de François Lorrain mit une nouvelle rougeur sur le front d’Esther.

— C’est bien du trouble dit-elle.

— Mais non, répliqua Héraldine, du moment que tu te sens assez bien pour avoir l’œil sur les enfants. Du reste, je ne serais pas une heure en tout, aller et revenir.

— En ce cas, amène les enfants dans ma chambre pour qu’ils s’amusent sous mes yeux.

— C’est entendu !

C’est ainsi que quelques minutes plus tard Héraldine, se dirigeait vers la ferme de François Lorrain auquel elle voulait demander conseil et secours. Oui, François se chargerait d’apprendre à Esther le tragique événement qui venait de surgir.

À la ferme de François Lorrain on avait appris la mort de Hansen, mais non l’accusation que le Suédois avait portée, en mourant, contre MacSon. Et François disait à sa mère :

— Sais-tu, maman, que ça ne serait pas amusant si, par hasard, j’étais accusé de la mort de cet homme ?

La pauvre vieille était confondue, épouvantée.

— Il est vrai que je peux nier l’accusation, expliquer que j’ai tiré au hasard, dans la noirceur de la nuit, sans savoir sur qui, et sans vouloir faire aucun mal à qui que ce soit ; seulement, avec la justice on ne sait jamais comment la balance pèsera.

— La justice devra comprendre, François, que c’est un accident.

— Un accident ! je le sais bien. Ensuite, j’avais ma vie à protéger… Puisque j’ai été prévenu, c’eût été insensé de ma part de me laisser égorger.

— Oui, oui, c’est clair… On ne pourrait pas te tenir responsable.

C’est à ce moment qu’Héraldine arriva, essoufflée, presque pantelante. Elle avait couru presque toute la longueur du chemin.

Très surpris, François la fit asseoir, et la vieille femme, non moins surprise, se leva et alla embrasser la Métisse comme elle eût fait de sa fille.

— Ah ! ça, ma pauvre enfant, j’espère bien que vous ne nous apportez pas un nouveau malheur ?

— Hélas ! madame Lorrain, il est survenu pour moi le pire des malheurs.

— Mon Dieu ! mademoiselle, s’écria François, vous nous effrayez !

— Et c’est pourquoi j’accours vous demander, François, vos conseils et votre aide.

— Que se passe-t-il donc ?

— MacSon vient d’être arrêté et conduit au village.

— Arrêté ? Pourquoi ? demanda la vieille femme stupéfaite.

— Pour avoir assassiné son employé, Hansen.

François Lorrain fit un bond.

— Hein ! s’écria-t-il abasourdi… C’est MacSon qui a tué Hansen ?

— C’est ce qui est dit dans le mandat d’arrestation. En plus, le policier a déclaré que Hansen, avant de mourir, avait lui-même accusé MacSon de sa mort.

— C’est à n’y rien comprendre, dit François, et je me demande si nous ne sommes pas tous le jouet d’un rêve affreux.

— C’est terrible, en effet, prononça Héraldine.

— Croyez-vous, demanda François, que MacSon a tué Hansen ?

— Mon Dieu… je n’ose formuler ma pensée. Il nous serait téméraire de rendre un jugement sans plus de preuve qu’une simple accusation.

— Vous avez raison.

Un silence lugubre s’établit entre ces trois personnages qui sentaient planer sur eux un sombre mystère.

François Lorrain réfléchissait profondément. Un moment il s’était cru responsable de la mort de Hansen, en ce sens que c’était sa balle qui avait tué le Suédois. Mais tout à coup on lui disait que le même Hansen, avant de mourir, avait accusé MacSon, et MacSon était arrêté ! Où était la vérité ? Une seule personne, peut-être, pouvait faire surgir cette vérité : c’était Esther. C’est pourquoi François Lorrain jugea utile de poser à Héraldine cette question :

— Et mademoiselle Esther, que dit-elle de tout cela ?

— La pauvre enfant ne sait rien encore, répondit Héraldine.

— Rien… elle ne sait rien !… Et François, tout ahuri, regarda Héraldine en se demandant s’il possédait encore toutes ses facultés mentales, ou si la Métisse avait perdu les siennes.

— Je ne vous ai pas dit, continua Héraldine, qu’Esther est très malade depuis deux jours : le médecin a déclaré qu’elle souffre d’une pneumonie.

— Ah ! le médecin a dit cela ?

— Pauvre jeune fille ! prononça la mère de François.

— Et il a recommandé, poursuivit Héraldine, d’avoir pour elle tous les ménagements. Elle ne sait donc rien de la mort de Hansen ni de l’arrestation de son père.

— Vous n’avez pas jugé prudent de la mettre au courant de ces événements ? demanda François qui méditait toujours.

— J’ai préféré vous voir auparavant et prendre votre avis à ce sujet.

— Esther vous a-t-elle confié son aventure de l’autre nuit ?

Héraldine tressaillit et demanda :

— Quelle aventure ? Vous savez donc quelque chose que j’ignore ?

— Oh ! je sais peu de chose, à la vérité. Mais je suis très sûr qu’Esther en sait plus long que moi et qu’elle seule pourrait éclaircir le mystère qui semble entourer la mort de Hansen ; car je doute, moi, que MacSon ait tué son employé.

— Mais alors, qui donc aurait assassiné Hansen ?

— Écoutez, Héraldine, je vais vous expliquer des faits que vous ignorez et que je crois important de vous communiquer en ces circonstances.

Et alors il raconta tout ce que nous savons déjà sur les divers incidents de la nuit terrible.

Il conclut ainsi :

— Comme vous le comprenez, Héraldine, c’est Esther qui, mêlée à ce drame de quelque façon, tient tous les fils. Or, il ne nous reste qu’une chose à faire, lui révéler les événements tragiques qu’elle ignore, et lui demander des explications. D’ailleurs, elle seule pourra sauver son père.

— En ce cas, François, je vous demande de venir auprès d’Esther et de tout lui avouer. Moi, je ne me sens pas la force de lui apprendre de si tristes vérités.

— J’irai volontiers, répliqua Lorrain. Si vous voulez m’attendre quelques minutes, je vais atteler et nous ferons route ensemble.

Et François sortit laissant Héraldine avec sa mère.