La métisse/Chapitre XXX

Éditions Édouard Garand (p. 44-46).

XXX


Que s’était-il passé au juste, la nuit précédente, à la ferme de François Lorrain ?

Après avoir vu disparaître la lueur de la lanterne que portait Esther, François, tout songeur, était entré dans sa maison. C’est à ce moment seulement qu’il s’aperçut qu’il était tout trempé par la pluie. Et il se rappela que la fille de l’Écossais lui avait recommandé de se tenir sur ses gardes et de veiller.

Or, il avait entendu le bruit d’une voiture s’approchant, dans la direction de sa ferme. Ce n’était pas un fait extraordinaire qu’une voiture passât devant sa porte en pleine nuit. Mais il avait un sombre pressentiment après les avertissements qu’il venait de recevoir d’Esther. Et c’est sous l’empire de ce pressentiment que François décrocha du mur une arme à feu, une Remington dont il examina soigneusement le magasin. Puis il souffla la lampe et sortit dehors. Il n’avait pas cru utile de réveiller sa mère, afin de ne pas l’inquiéter pour un rien peut-être.

François était maître de lui, sans peur, mais très avide de savoir ce qui allait se passer. Comme la pluie tombait avec plus de force, il alla se poster dans la porte d’un hangar qui dominait la route. Il entendait plus distinctement le roulement de la voiture.

— Il attendit environ dix minutes.

La voiture s’arrêta, un bruit de voix parvint jusqu’à son oreille attentive. François devina que la voiture et ses occupants n’étaient pas à plus de deux ou trois arpents de sa ferme.

— Allons ! pensa-t-il, je crois qu’Esther n’était pas folle et que, décidément, quelqu’un m’en veut ! Et ce quelqu’un ne peut être que MacSon lui-même !

Un léger frisson l’agita. Qu’est-ce qu’on préméditait contre lui ? Il se le demanda avec un peu d’angoisse. Brave, François l’était ; mais, à cet instant, il se voyait en face d’ennemis qu’il ne connaissait pas au juste, et devant un danger dont il ne pouvait deviner la nature. Voulait-on l’assassiner ?… ou simplement causer des dommages quelconques à sa propriété ?… François était bien décidé de protéger sa vie comme sa propriété, mais la nuit très noire était pour lui un désavantage.

Quelques minutes encore se passèrent, puis un pas battant les flaques de boue attira son attention. Un homme s’approchait… Quel était cet homme ? François eût donné gros pour le savoir et le reconnaître. Et cet homme se rapprochait toujours, très lentement, comme s’il eût marché avec d’infinies précautions. À un moment le Français comprit que cet homme n’était pas éloigné de son poste d’observation. Il crut même que l’inconnu venait de pénétrer dans la cour… en effet, à vingt pas de lui tout au plus François Lorrain pensa voir une ombre se glisser à pas de loup du côté de la maison que cinquante verges environ séparaient de la route.

Sans aucun doute l’homme était un malfaiteur… un ennemi…

François décida de lui faire peur, élevant le canon de son fusil vers le firmament, il fit feu.

Strident, le coup de feu se répercuta aux échos de la nuit.

Mais François avait entendu un juron, de surprise ou de colère. Puis il entendit la course rapide d’un être quelconque.

Faisons-lui peur pour tout de bon, se dit François. Et à tout hasard il déchargea son arme deux fois vers la route dans la direction de celui qui se sauvait à toutes jambes.

Un cri de terreur partit de la maison.

— N’aie pas peur, maman, cria François, je chasse des oiseaux de nuit !

Et il riait tout bonnement de la grosse peur qu’il venait de faire au malandrin.

— Il doit sûrement avoir le trac celui-là !…

François écouta. Il saisit à nouveau le roulement de la voiture qui s’éloignait rapidement vers le Sud.

Pendant un quart d’heure François demeura aux écoutes ; et comme la nuit avait repris son calme et sa tranquillité d’avant, il se rassura et rentra chez lui.

À sa mère très effrayée François fut bien forcé de donner des explications. Il omit seulement de lui parler de la venue d’Esther. Il raconta qu’il avait entendu une voiture s’approcher et s’arrêter à quelques pas de la maison, et qu’il avait cru ensuite distinguer une ombre humaine pénétrer dans sa cour. Croyant avoir affaire à quelque rôdeur de nuit, il avait tiré trois coups de fusil pour lui donner la peur. La vieille femme avait accepté cette explication pour argent comptant. Puis François avait regagné son lit, mais toujours intrigué et très inquiet de l’aventure. Aussi, se promettait-il de tirer cette affaire au clair.

Or, le Français était loin de s’imaginer que l’une de ses balles avait atteint un but, et ce but se nommait : Hansen !

La voiture qu’Esther avait croisée sur la route était bien celle de son père qui, avec Hansen, comme tous deux l’avaient comploté, se rendaient à la ferme de Lorrain pour y commettre leur abominable forfait.

À deux arpents de la maison du Français MacSon arrêta ses chevaux, et Hansen descendit de la voiture. Il portait avec lui un bidon contenant un gallon de pétrole.

— Tâchez de faire vite ! lui recommanda MacSon.

— Ce ne sera pas long. Un quart d’heure, et je reviens avec une superbe torche pour m’éclairer le chemin.

Et il partit vers la maison de Lorrain.

C’est au moment où il venait de pénétrer dans la cour qu’il entendit le coup de feu de François. Ce coup partit à gauche, et la lueur du coup de feu lui fit entrevoir dans une seconde la silhouette du Français. Saisi de peur, il tourna sur les talons et prit la fuite pour ne pas demeurer exposé à un second coup de fusil qui, cette fois, aurait pu l’atteindre.

Mais ça n’avait pas été sans avoir lancé un juron de colère, juron qu’il répétait tout en courant vers la voiture de MacSon.

Un deuxième coup de fusil éclata derrière lai, Et Hansen entendit une balle siffler au-dessus de sa tête.

Affolé, il voulut augmenter la vitesse de ses jambes ; mais presque à la seconde même un troisième coup de fusil retentit, et le Suédois sentit un choc contre ses reins, une douleur aiguë, puis une grande faiblesse… Il s’arrêta, haletant, suant, pouvant à peine se tenir debout sur ses jambes flageolantes.

Dans la première minute qui suivit il chercha à se rendre compte de ce qui l’avait frappé : une balle sans doute ! Il voulut payer d’énergie…

— Bah ! murmura-t-il, si je peux seulement me rendre à la voiture et me faire conduire au village, j’en serai quitte à bon marché.

Au même instant, Hansen tressaillit violemment. Le roulement d’une voiture qui s’éloignait à toute vitesse venait de frapper son oreille.

— MacSon qui s’enfuit !

Ce fut la première idée du Suédois, Mais une autre pensée, plus terrible, bouleversa son cerveau : c’était un soupçon qui germait, un soupçon qui mit du feu dans sa tête, un soupçon qui devenait un fait une vérité indéniable pour lui. MacSon l’avait trahi !…

— Oh ! grinça Hansen, le poing levé et menaçant, c’est toi, MacSon, qui m’as vendu à Lorrain, et c’est un piège que vous m’avez tendu tous les deux ! Attends un peu, maudit Écossais, tu n’as pas fini avec moi !…

Avec un blasphème affreux il voulut s’élancer sur la route pour rejoindre le fermier. Il ne put faire trois pas sans tomber, ses forces l’abandonnaient. Alors il se mit à rugir, à hurler sa colère, sa haine, sa vengeance future ; rugissements et hurlements étaient emportés par le vent.

Au bout de quelques instants, avec une énergie désespérée, Hansen parvint à se remettre debout, à faire quelques pas mal sûrs. Sa tête tournait, des lueurs multicolores passaient devant ses yeux, une torpeur mystérieuse envahissait chacun de ses membres. Alors il sentit, comme un liquide froid couler le long de ses jambes, jusque dans ses souliers. Du sang ! Cette pensée le fit bondir d’épouvante.

— Je suis blessé !… je suis blessé !… rugit-il… blessé mortellement peut-être ! Ah ! pourvu que je puisse atteindre le village !

Le village !…

Il en était loin, le malheureux. Même avec la plus grande énergie pourrait-il jamais y arriver !

Qu’importe ? La peur de la mort sembla amener une recrudescence de ses forces, et Hansen se mit à marcher lentement, titubant, tombant. Il se relevait avec une imprécation, un blasphème, une malédiction à l’adresse de MacSon.

Deux pensées seulement soutenaient son énergie : la vie ! la vengeance !

Et il marcha longtemps, faible, inconscient, ayant dépassé la ferme de MacSon sans la voir.

Et tout à coup il s’écrasa lourdement dans la boue pour demeurer inanimé.

Il était six heures du matin suivant quand un cultivateur, se rendant à Bremner, vit sur le milieu du chemin cet homme étendu et sans mouvement.

L’homme paraissait mort. Le fermier le déposa dans sa voiture et poursuivit son chemin vers le village. Là, l’unique constable fut appelé, ainsi que le maire et le médecin, qui firent porter l’homme à l’hôtel.

Le docteur constata de suite que cet homme gravement blessé vivait encore. À l’aide d’un puissant narcotique, le Suédois fut rappelé à la vie. On l’interrogea aussitôt.

En dépit de sa grande faiblesse Hansen se rappelait parfaitement les incidents du drame dont il avait été la victime, un sourire diabolique entr’ouvrait ses lèvres couvertes de boue.

— On a voulu vous assassiner, demanda le maire.

— Oui, balbutia Hansen… on m’a assassiné !

— Connaissez-vous votre assassin ?

— Oui… Hansen ferma les yeux, ses bras et ses jambes se tendirent violemment, et il sentit la mort l’emporter.

Le médecin comprit que cet homme ne vivrait plus longtemps, et il dit au maire :

— Hâtez-vous, la mort approche.

— Dites-nous le nom de votre meurtrier ! commanda le maire.

Hansen tordit ses lèvres dans un effort suprême pour parler, un râle — s’échappa de sa gorge, un rictus entr’ouvrit ses lèvres boueuses, et il réussit à murmurer distinctement ce nom :

— MacSon !

Un mouvement de surprise agita les témoins de cette scène, et le nom de l’Écossais circula de bouche en bouche.

Une voix prononça assez haut :

— Ça ne m’étonne pas !

Par prudence le maire voulut poursuivre son interrogatoire, mais il était déjà trop tard : le médecin déclarait que la mort avait accompli son œuvre.

Hansen était mort… mort en se vengeant.