La métisse/Chapitre XI

Éditions Édouard Garand (p. 16-17).

XI


Mais pour sonder la pensée de son père au sujet d’une réconciliation avec François Lorrain. Esther devait attendre le moment favorable, l’heure propice c’est-à-dire prendre la minute où l’humeur de l’Écossais pourrait lui garantir d’être écoutée. MacSon n’était pas toujours d’humeur à entendre raison ; et, pour être franc, il n’entendait jamais raison. Ses idées, bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses, étaient toujours arrêtées : MacSon était opiniâtrement têtu. C’était toujours un de ces hommes qui ne démordent jamais. Le connaissant, Esther n’était pas trop rassurée. Mais elle attendrait le moment.

De son côté, Héraldine surveillait les passants peu nombreux de la route. Quelques jours s’écoulèrent sans qu’il fût possible de voir Lorrain.

Malheureusement, à l’heure où Esther et Héraldine se comprenaient si bien pour faire aboutir un projet raisonnable, un événement vint déranger les plans conçus et détruire toutes les espérances.

On entrait dans les premiers jours de juillet de cette année 1914 qui allait remplir une page très sombre de l’histoire humaine. La chaleur était devenue tropicale. Les blés commençaient à pointer au ciel un timide épi. Les bestiaux négligeaient les prés roussissant pour chercher sous l’ombrage des bois de tremble un abri contre le brûlant soleil. Tout demeurait silencieux, morne, dans la nature surchauffée, tout se cachait, tout se taisait. Seule, la brise folâtre musardait dans les feuillages et papillonnait sur les blés ondulants.

À la ferme, Héraldine, assise près d’une fenêtre ouverte, rapiéçait des vêtements. Joubert et France, incapables de supporter la chaleur suffocante du dehors, jouaient dans la salle. Sur un petit cheval de bois glissant sur des roulettes Joubert montait, criait, gesticulait, commandait son cheval :

— Hue, Jumbo !… Marche donc !… Ya !… w-h-o-o !…

À l’aide de ses pieds il faisait avancer ou reculer le cheval de bois, le faisait tourner à droite ou à gauche. Si, par hasard, ses pieds par un mouvement mal calculé faisaient aller le cheval de travers, Joubert se fâchait et maltraitait la bête insensible.

Héraldine souriait doucement, heureuse.

Plus loin, France habillait une jolie poupée, la déshabillait et la rhabillait encore. Puis elle la couchait dans un petit berceau, et de sa petite voix, qu’elle essayait de rendre sérieuse et sévère comme une vraie maman, elle commandait d’un accent impératif :

— Fais dodo, méchante ! Fais dodo !

Elle faisait aller le petit ber, chantant ;

 Une poulette grise,
 A pondu dans les cerises…
 A pondu un p’tit coco
 Pour la p’tite qui va faire dodo…
  Qui va faire dodo.

   Dodiche
  Ma tante Catiche !
   Dodo
  Ma tante Cato !

Quelle sublime ingénuité ! Quel charme enfantin !

Héraldine rayonnait… Ses yeux noirs, tout pleins d’effluves caressants, se posaient à tout instant sur ces deux petits sur lesquels elle laissait s’épandre toutes les tendresses de son cœur honnête et bon.

Près de là, sur le divan drapé dans un cretonne à fleurs multicolores, Esther lisait un livre quelconque. Elle aussi levait souvent les yeux pour considérer avec un sourire bienveillant les deux petits.

Décidément, cette Esther n’était plus la même : elle devenait une vraie jeune fille… une fille charmante, presque jolie. Elle était moins solitaire. Ses journées, depuis un temps, elle les passait presque toutes avec Héraldine en bas, ou avec les enfants quand ils jouaient dehors. Entre Esther et la Métisse c’étaient maintenant une confraternité exquise, une entente amicale, une communion d’idées. Esther ne pouvait plus se pardonner d’avoir méconnu cette fille si simple, si dévouée, et si compatissante. À chaque jour davantage elle découvrait dans le caractère et le cœur d’Héraldine des qualités inestimables. Jamais un mouvement d’humeur, jamais une plainte, jamais une physionomie chagrine ; mais toujours un sourire doux, une parole bienveillante, un regard tendre. Rarement et tout au plus la jeune fille pouvait-elle deviner une légère pointe d’amertume dans le sourire de la Métisse. Et cette pointe d’amertume, Esther la comprenait, elle en connaissait l’essence, elle savait qu’au tréfonds de l’âme élevée d’Héraldine demeurait une inquiétude, une souffrance latente. Elle admirait cette fille forte qui, pour faire des heureux, comprimait, dissimulait ses douleurs intimes, afin de n’en pas étendre le sombre voile sur les clartés et les joies qui l’entouraient.

De son côté, la Métisse s’éprenait d’une forte estime, d’un amour fraternel peut-être non encore ressenti, pour cette jeune fille, un peu bizarre, et dont l’éducation avait été nulle. Déjà, tout au fond d’elle-même elle concevait un projet… Oh ! peut-être irréalisable… mais, qui sait ? avec l’aide de Dieu ! Oui, Héraldine songeait sérieusement à commencer… mais avec toutes les délicatesses, tout le tact possible, bien lentement, bien doucement… l’éducation religieuse d’Esther. Cela lui paraissait d’autant plus aisé, qu’elle s’apercevait prendre sans le vouloir, une sorte d’ascendant sur la fille de l’Écossais. Esther, au surplus, en était arrivée à accepter toutes les idées de la Métisse comme bonnes et praticables, et elle lui reconnaissait une supériorité intellectuelle et morale. Au fond, Esther n’était nullement une sceptique ; et si, jusqu’à ce moment, elle était dépourvue de foi religieuse, c’est du fait que personne n’avait été là pour lui apprendre la vérité. Elle était tout ignorance. Mais elle pouvait posséder un esprit et une âme aptes à saisir le vrai, le bien et le beau. Pas une âme, si noire, si sceptique soit-elle, ne peut constamment se fermer aux éclats de la lumière, et ne pas frémir et s’émouvoir aux visions de l’esthétique et de la vérité.

Héraldine, avec son éducation, son intelligence, son amour de la vérité, envisageait avec une ardeur nouvelle l’œuvre à faire. Aussi se promettait-elle de prendre la première occasion pour tenter un essai sur Esther.

Mais, nous le redisons, un événement allait surgir et anéantir à jamais peut-être les projets si doucement caressés par la Métisse.