Éditions Édouard Garand (p. 14-16).

X


Héraldine allait-elle tenir compte des avertissements et des menaces de MacSon ?

De fait, pour ne pas se voir chassée et séparée des deux petits enfants que la Providence avait confiés à sa garde, il lui était nécessaire d’obéir à son maître. Mais ce maître, par bonheur, n’était pas toujours à la maison, et elle pouvait poursuivre son œuvre en mettant à profit les heures qu’elle passait seule avec les enfants. Seule, pas tout à fait, puisque Esther demeurait à sa chambre ; et il est vrai de dire qu’elle pouvait saisir tout ce qui se disait ou se faisait dans la maisonnette. Il est non moins vrai d’ajouter que son père lui avait enjoint de surveiller Héraldine et de lui rapporter fidèlement ses faits et mots avec les enfants. Esther allait-elle se faire l’espionne d’Héraldine ? Celle-ci pouvait le penser par le fait qu’entre elles n’existait aucun rapport d’amitié. Esther ne parlait à la Métisse que par nécessité. Elle n’affectait ni dédain ni mépris envers la servante, mais elle lui montrait une grande indifférence.

Héraldine, en de telles circonstances et en dépit de son caractère franc et sincère, devait se faire rusée et sournoise. À l’avenir, pour l’éducation des deux petits elle choisirait les moments opportuns, trouverait des biais et des détours, n’agirait, bref, qu’avec la plus grande prudence.

Cependant, depuis ce soir où le fermier écossais avait trouvé son maître et depuis que les fréquentes absences de MacSon obligeaient Héraldine à s’occuper des bestiaux, Esther, comme nous l’avons dit, avait un peu quitté sa chambre pour aider la Métisse.

Nous avons dit que cette fille était insignifiante, sotte peut-être. Cela pouvait provenir de l’oisiveté dans laquelle elle vivait, et de l’indifférence qu’elle semblait avoir pour tout ce qui l’environnait ; mais cela pouvait aussi résulter d’une solitude trop sédentaire, du manque de rapports avec le monde extérieur. Cette fille molle, nonchalante, toujours débraillée, ne riant pas, parlant peu, bâillant à tout instant, ne paraissait animée d’aucune passion ; et à considérer ses traits figés, son œil terne, ses épaules inclinées et fermées, à la voir aller traînant le talon, bras ballants, insouciante, insoucieuse, blême, anémique, on pouvait penser que ce jeune corps avait exhalé tout souffle de jeunesse. Elle ne semblait exister seulement parce que l’existence lui était imposée, parce qu’elle devait en poursuivre fatalement le cours sinueux, jusqu’au jour où cette fatalité viendrait soulever pour elle le couvercle de la tombe.

Figure insipide et fermée comme celle de son père. Hélas ! on ne lui avait pas appris à rire. Elle n’avait toujours vécu qu’avec un père rude et grossier. Rire… c’est à peine si aux enfants elle accordait de temps à autre un léger plissement des lèvres. Et pourtant, Esther, avec sa physionomie amère et mélancolique, eût pu être assez jolie en y mettant un peu de coquetterie. Coquette ?… Certes, non, elle ne l’était pas, et peut-être ne savait-elle pas l’être, n’ayant pas le sens de la nature féminine ? La robe, bien que propre, était négligée, mal mise. Ses cheveux roux tombaient sans soin, sans grâce, par mèches volantes, sur sa nuque, sur ses épaules. Assez grande, elle eût pu donner à sa taille, pas mal faite du tout, un peu de souplesse et d’élasticité, et sa démarche y eut gagné. Ses yeux bleu de ciel auraient pu encore illuminer cette figure qui, sans être sombre effectivement, demeurait sans éclat. Mais les pauvres yeux suivaient le reste de sa personne vers la ruine : ils n’avaient que des regards secs, mornes, sans effluves, sans rayons. Bref, c’était une figure morte.

Mais, tout à coup, comme par magie, Esther était descendue un matin de sa chambre avec un sourire sur sa bouche ! Ses cheveux roux — bien qu’elle ne possédât pas cet art précieux de la coiffure — étaient presque bien arrangés. Oh ! rien d’artistique, va sans dire ; néanmoins on découvrait une petite toque, pas trop mal tournée, qui glissait comme un lingot sur sa nuque blanche, et l’on apercevait certaines frisettes s’éparpillant volontiers sur le front et les oreilles. Des lueurs inconnues, mystérieuses, jaillissaient de ses yeux bleu ciel. Sur ses joues on ne distinguait presque pas les grains de rousseur ; c’est à croire que la fille du fermier écossais connaissait l’existence, la nature et la valeur des poudres de riz ! Sa robe de matin, blanche avec des garnitures de rose, était mise avec soin. Ses bas étaient bien tirés, ses souliers brillaient sous une couche de vernis. Héraldine ne put s’empêcher de la considérer un moment avec une sorte d’étonnement qui vint accentuer le sourire d’Esther.

Ce matin-là, la jeune fille prononça un bonjour aimable et joyeux, et, plus vive qu’à l’ordinaire, elle se mit à préparer le déjeuner, pendant qu’Héraldine allait aux étables traire ses vaches.

Comment, chez Esther, avait pu s’opérer un si subit changement ? Un fait bien simple avait produit le miracle.

Nous savons que François Lorrain n’était pas revenu à la ferme, et nous avons pu deviner ses sentiments pour Esther, sans tenir compte des « on a dit » qui pendant un certain temps, avaient été chuchotés çà et là. Or, la veille de ce jour, François Lorrain, revenant du village, avait aperçu Héraldine dans la cour de la ferme et s’était arrêté. Laissant sa voiture sur la route, il s’approcha de la barrière qui fermait la clôture de la ferme. Héraldine, souriante, était venue à sa rencontre.

— Voulez-vous me permettre de prendre de vos nouvelles, mademoiselle ? dit François très galamment.

Il n’avait pas franchi la barrière ; il demeurait là interrogeant du regard les alentours, comme s’il eût cherché quelqu’un ou quelque chose.

France et Joubert avaient de suite aperçu le Français et étaient accourus à lui.

François causait de choses et d’autres avec la Métisse, s’interrompait pour taquiner les deux petits, riait à leurs folichonneries, et, assez souvent son œil gris cherchait la fenêtre d’Esther. L’œil trouvait bien la fenêtre, mais un rideau de mousseline plaçait une borne sur l’au-delà. Or, derrière ce rideau, une figure se penchait, regardait, écoutait… et la figure d’Esther rougit de plaisir, toute sa personne frémit, son sein palpita, quand elle entendit François Lorrain poser cette question à Héraldine :

— Et mademoiselle Esther va bien ?

Les deux mains de la jeune fille s’étaient crispées avec violence sur le rebord de la fenêtre, et ses yeux ardents avaient suivi au loin sur la route François Lorrain qui poursuivait son chemin…

Le lendemain de ce jour, Héraldine ne pouvait plus reconnaître Esther MacSon… c’était une Esther toute nouvelle, tout autre ! Que se passait-il au juste dans le cœur de cette fille qui semblait insensible et de pierre ? Aimait-elle François Lorrain ? Pouvait-elle l’aimer, avec les abîmes qui se creusaient entre eux ? Pouvait-elle le désirer, avec la haine qui devait sûrement exister, implacable, entre cet homme et son père ? La petite conversation, qui eut lieu dans le cours de la matinée entre elle et la Métisse, pourra nous donner assurément le mot de l’énigme.

La besogne du matin était achevée. Avec les derniers jours de juin la chaleur devenait excessive, malgré une forte brise de l’Ouest qui pénétrait dans la maison par les fenêtres grandes ouvertes. Dehors, France et Joubert s’amusaient avec une petite charrette qu’ils chargeaient de cailloux, déchargeaient et rechargeaient patiemment, trouvant toujours le même plaisir à ce jeu vingt fois répété.

Un peu lasse, Héraldine venait de s’asseoir près d’une fenêtre de la salle par laquelle elle pouvait surveiller les enfants. Esther, à ce moment, jouait sur un vieil harmonium des airs écossaises appris de son père.

Au bout de quelques instants la jeune fille interrompit sa musique, et, essayant son français dur et haché, demanda :

— Pourquoi, Héraldine, ton ami François Lorrain ne vient-il plus à la ferme ?

Cette question inattendue et plus encore le mot « ami » prononcé à dessein par Esther, firent passer un tressaillement de surprise sur les traits immobiles de la Métisse.

Ses grands yeux noirs et fixes se posèrent curieusement sur le visage de la jeune fille, puis ses lèvres ébauchèrent un fin sourire. Une pensée furtive lui faisait deviner un petit secret enfoui au cœur d’Esther qui, malgré les efforts de sa volonté, rougissait très fort. Mais Héraldine sut ne faire voir de rien par les paroles suivantes :

— Ma pauvre Esther, après ce qui s’est passé entre ton père et François Lorrain, il est assez facile de s’imaginer ce qui tient notre voisin à l’écart.

— J’ai bien pensé à cela, Héraldine. Cependant, il me semble que, pour si peu, mon père et François ne devraient pas se garder rancune.

— Je suis bien de cet avis. Mais, vois-tu, pour faire cesser cette mésentente, entre ces deux voisins et les rapprocher à nouveau, il faut que l’un ou l’autre fasse les premiers pas. Je connais assez ton père, ma chère enfant, pour savoir qu’il n’entreprendra pas la moindre démarche, même indirecte, pour établir une réconciliation. Quant à François Lorrain, je ne le connais pas, et je ne saurais penser qu’il fût disposé à reprendre ses anciennes relations de voisin.

Il se fit un silence durant lequel Esther abandonna le petit orgue pour aller s’asseoir, sur un petit divan placé en face d’Héraldine.

Celle-ci, du coin de l’œil, surveillait la physionomie de la jeune fille, et bientôt elle crut lire à livre ouvert les sentiments intimes d’Esther. Une forte pitié s’empara d’elle, ses yeux noirs exprimèrent pour la fille du fermier une sorte de tendresse très fraternelle, une sympathie ardente qu’elle n’avait pas encore ressentie pour cette enfant, qui ne l’avait jamais regardée qu’avec une froide indifférence. Elle eut pitié d’Esther qui, tout à fait désemparée dans l’ouragan de ses pensées, craintive dans ce labyrinthe mystérieux de l’amour ou peut-être lui échapperait le fil d’Ariane, demandait un appui, un guide, une main secourable. Héraldine, cœur charitable, sœur de dévouement, âme de toute noblesse, s’oubliant sans cesse elle-même pour autrui, rompit le silence et demanda :

— Esther, désires-tu que François Lorrain revienne à la ferme ?

Une nouvelle et plus vive rougeur empourpra les joues d’Esther. Elle sourit et, sans lever ses regards sur la servante, répondit :

— Mais oui. Héraldine… ça devient ennuyant de ne plus voir un voisin, de vivre toujours seules ainsi… Qu’en penses-tu ?

— Je pense comme toi, et je pense que François Lorrain est un garçon bien poli, bien aimable, très bienveillant…

— Et brave et généreux… Oui, oui, Héraldine…

— De fait, c’est notre meilleur voisin.

— C’est le seul dont la visite me fait plaisir…

Esther, en voyant la Métisse si d’accord avec elle-même, trouvait un peu d’audace. Elle parlait plus souvent, s’exprimait plus facilement, et finissait par ne plus rougir, si ce n’est de plaisir chaque fois qu’Héraldine énumérait certaines qualités du Français. Puis elle parlait sur un ton plus élevé, d’une voix chaude, s’animant, avec des yeux tout pleins de rayons étranges.

— J’avais toujours si peu pensé ce qu’il était en réalité. Oh ! il tient de sa race : c’est un homme ! Tiens ! Héraldine, je ne veux pas que tu penses mal de moi, mais je ne peux m’empêcher de dire que, depuis le soir où il a su démontrer à mon père qu’un homme en vaut un autre, je l’admire ! Oui, sincèrement, j’éprouve pour lui une sorte d’orgueil que je ne pourrais expliquer. Il n’est pas un homme de ma connaissance, parmi les Anglais et les Écossais de notre arrondissement, qui aurait fait autant que François pour la défense d’une femme ! Je te dis, Héraldine, que je l’admire. Cela te parait étrange, n’est-ce pas, qu’une fille se range avec l’ennemi de son père ?

— Mais non, répondit Héraldine qui souriait à la naïveté d’Esther, je trouve cela naturel. Une fille peut admirer les bienfaits de son père, mais elle n’est pas sensée approuver une mauvaise conduite ou des actes indignes d’un homme, même lorsque cet homme est son père. Certes, il ne nous est pas permis de juger nos parents, mais nous ne pouvons pas toujours approuver leur conduite.

— Oh ! je sais bien que mon père est violent, mais il n’est pas méchant. Et sais-tu ce que je pense, Héraldine ?

— Je t’écoute, Esther.

— Je pense que si François se présentait, il y aurait de suite réconciliation entre mon père et lui.

— Je l’ai déjà pensé, répondit Héraldine qui ne voulait pas détruire un espoir qui naissait dans l’esprit de la jeune fille. Même, ajouta-t-elle avec un sourire encourageant, je songeais à te proposer quelque chose.

— Quoi donc ?

— J’ai songé qu’un jour, à l’occasion, je pourrai l’arrêter sur la route et l’inviter à revenir nous voir.

— J’approuve cette idée, Héraldine, et je te remercie d’y avoir pensé. Mais, par prudence, il faudra auparavant m’assurer des sentiments de mon père à l’égard de François.

— C’est juste, pour éviter des bévues ou des accidents que nous ne pouvons pas prévoir.

— Eh bien ! je sonderai mon père, déclara Esther.

— Moi, je me charge de faire le reste, affirma Héraldine, heureuse, très heureuse d’être un peu utile à cette jeune fille qu’elle commençait d’aimer.

Car Esther aimait François Lorrain, Héraldine était sûre de ce fait à présent, et elle pouvait s’expliquer le grand changement survenu si soudainement chez la fille du fermier écossais.