La méthode graphique/Introduction

INTRODUCTION

La science a devant elle deux obstacles qui entravent sa marche : c’est d’abord la défectuosité de nos sens pour découvrir les vérités, et puis l’insuffisance du langage pour exprimer et pour transmettre celles que nous avons acquises. L’objet des méthodes scientifiques est d’écarter ces obstacles ; la Méthode graphique atteint mieux que toute autre ce double but. En effet, dans les recherches délicates, elle saisit des nuances qui échapperaient aux autres moyens d’observation ; s’agit-il d’exposer la marche d’un phénomène, elle en traduit les phases avec une clarté que le langage ne possède pas.

Quand nous parlons de la défectuosité de nos sens, nous ne voulons pas seulement constater leur insuffisance pour découvrir certaines vérités ; mais surtout signaler les erreurs qu’ils nous font commettre.

L’ancien axiome de la philosophie sensualiste : Nihil est in intellectu quod non fuerit in sènsu, en constatant l’origine véritable de nos idées, signale en même temps la source de nos erreurs. Personne ne doute aujourd’hui qu’il ne faille se défier des témoignages de la vue, de l’ouïe ou du toucher. La sphéricité de la terre, sa rotation diurne, les distances des astres et leurs volumes immenses, toutes nos connaissances astronomiques pour ainsi dire, sont autant de démentis donnés à l’appréciation de nos sens. On en peut dire autant d’une foule de notions de physique ou de mécanique, comme la pesanteur de l’air, la discontinuité des sons et de la lumière, etc. Les sensations de froid ou de chaud que nous fournit le tact n’ont plus la signification absolue qu’on leur attribuait autrefois ; elles ne sont plus, pour personne, que des appréciations purement relatives et souvent trompeuses de la température des corps.

La physiologie de la vision, en expliquant la fonction de l’œil, a tracé les limites au delà desquelles cet organe cesse de nous fournir des notions exactes ; certains instruments d’optique, tels que le microscope, le télescope, le stéréoscope, construits en vue de nous donner des illusions sur le volume des corps, leur distance, leur forme et leur relief, ont complété l’éducation de la vue et nous ont appris à discerner les apparences de la réalité.

Bien que moins avancée, l’analyse physiologique des autres sensations n’en est pas moins fort intéressante. Les illusions de l’ouïe et du toucher fourniraient une intéressante étude de philosophie conduisant à cette conclusion de la physiologie moderne : que toutes les idées que nous nous faisons du monde extérieur sont le résultat d’une longue et inconsciente éducation de nos sens, d’un contrôle incessant de nos sensations les unes par les autres.

Dégagée du préjugé de l’infaillibilité des sens et tenue en continuelle défiance contre les renseignements qu’ils fournissent, la science a cherché d’autres auxiliaires pour la conquête de la vérité ; elle les a trouvés dans les instruments de précision. Depuis longtemps elle possédait les moyens de mesurer avec exactitude les dimensions, le poids, la composition, en un mot l’état statique des corps de la nature ; elle commence à étudier les forces dans leur état dynamique. Mouvements, courants électriques, variations de la pesanteur ou de la température, tel est le champ à explorer. Dans cette nouvelle entreprise, nos sens, à perceptions trop lentes et trop confuses, ne peuvent plus nous guider, mais la méthode graphique supplée à leur insuffisance ; dans ce chaos, elle révèle un monde inconnu. Les appareils inscripteurs mesurent les infiniment petits du temps ; les mouvements les plus rapides et les plus faibles, les moindres variations des forces ne peuvent leur échapper. Ils pénètrent l’intime fonction des organes où la vie semble se traduire par une incessante mobilité.

Tous ces changements dans l’activité des forces, la méthode graphique les traduit sous une forme saisissante que l’on pourrait appeler le langage des phénomènes eux-mêmes, tant elle est supérieure à tous les autres modes d’expression. Il n’est pas douteux que l’expression graphique ne se substitue bientôt à toute autre, chaque fois qu’il s’agira de définir un mouvement ou un changement d’état, en un mot un phénomène quelconque. Né avant la science et n’étant pas fait pour elle, le langage est souvent impropre à exprimer des mesures exactes, des rapports bien définis.

Dans les premiers âges de l’humanité, l’échange des idées ne pouvait se faire que par signes ; un usage qui, du reste, changeait suivant les lieux et les temps, attribuait à certains gestes ou à certains sons une signification conventionnelle. Ce mode d’expression, que beaucoup d’animaux possèdent à l’état rudimentaire, devait, dans l’espèce humaine, se perfectionner peu à peu et doter les différents peuples de langues plus ou moins claires et plus ou moins expressives.

Un degré plus avancé de civilisation vit naître l’expression graphique. Non pas seulement cette admirable invention de l’écriture qui fixe sur la pierre ou sur le papier les signes conventionnels du langage, mais le graphique naturel : celui qui, à toutes les époques et chez tous les peuples, a représenté les objets de la même manière, qui nous permet de suivre sur les stèles d’Égypte les scènes d’une civilisation disparue. Cette représentation graphique, si elle s’appliquait à la représentation des idées comme à la figuration des objets, constituerait la véritable langue universelle.

Au dix-septième siècle parut l’expression graphique des idées créée par le génie de Descartes. Bientôt, cette méthode servit à représenter des variations diverses, à faciliter la comparaison de certains phénomènes d’économie politique et sociale. On publia en Angleterre d’abord, puis en France, des tableaux qui exprimaient par les inflexions variées d’une courbe les variations successives qu’avait présentées la population d’un pays, sa richesse commerciale, sa production agricole ; on représenta de la même façon les phases successives d’une épidémie, les variations diurnes ou annuelles d’une température ; la physique et la chimie recoururent à ce mode de représentation. Depuis lors, la méthode graphique est définitivement formée. Aujourd’hui, elle tend à élargir son domaine et à s’appliquer à toutes sortes d’objets, portant partout avec elle l’exactitude, la concision et la clarté.

Du reste, le besoin d’une expression scientifique claire et susceptible d’être admise en tous pays devient chaque jour plus pressant ; les savants de toutes nations apportent des documents pour l’œuvre commune, mais chacun écrit dans sa langue, et les bibliothèques donnent le spectacle de l’encombrement et de la confusion.

Bien des efforts ont été faits pour classer les travaux de provenances diverses, mais on n’est guère arrivé qu’à dresser des catalogues. Obligé de recourir aux publications originales, celui qui veut approfondir une question doit s’y consacrer tout entier. Ainsi le savant se spécialise, les vues d’ensemble se perdent, l’horizon de chacun se rétrécit.

Or, la Méthode graphique est essentiellement claire et concise ; elle présente dans leur ensemble les faits qu’elle exprime et en facilite la comparaison.

Mais, dira-t-on, jusqu’où peut conduire l’emploi de cette méthode ? N’est-elle pas un genre de représentation exceptionnel s’appliquant surtout à la statistique ? Elle éclaire, il est vrai, la marche d’un mouvement commercial et industriel ; mais entrera-t-elle jamais dans le domaine de la science proprement dite ? Telles sont les objections que je crois entendre. Et si j’osais dire que la méthode graphique peut s’appliquer à toutes les sciences, ou du moins qu’il est impossible d’en citer une seule où son introduction soit à jamais impossible, alors on crierait à l’absurdité. Vous prétendez, dirait-on, remplacer le raisonnement ! Vous voulez substituer des machines à l’intelligence humaine ; des courbes griffonnées sur un papier aux lumières de la dialectique, à la puissance des arguments !

À cela, on pourrait répondre que les arguments de la dialectique ne trouvent place que dans les discussions sur des sujets mal connus ; que là où se trouve l’évidence, il n’est plus besoin de raisonnements, et que la démonstration arrivée à son plus haut terme ne se sert pas de paroles : on ne prouve pas la lumière.

Or, si par l’expression graphique nous arrivons à l’évidence en matière scientifique, gardons pour d’autres besoins les insinuations de l’éloquence et les fleurs du langage ; traçons les courbes des phénomènes que nous voulons connaître et comparer entre eux ; procédons à la manière des géomètres dont les démonstrations ne sont pas discutées.

Le but de cet ouvrage est d’exposer les ressources présentes de la méthode graphique et de faire pressentir les développements qu’elle peut prendre sans qu’on puisse assigner de limite à sa bienfaisante extension. Quant au plan du livre, il me semble tracé par le sujet lui-même.

La méthode graphique répond à deux besoins, comme on l’a dit plus haut : elle est un mode d’expression et un moyen de recherche ; nous l’envisagerons successivement sous ces deux aspects.

I

La Première partie de ce livre montrera comment la méthode graphique exprime les phénomènes les plus variés, transforme d’obscures statistiques en une exposition lumineuse, condense sous le regard et fait embrasser d’un coup d’œil une quantité énorme de documents.

Or, toutes les sciences procèdent de la même manière, elles accumulent les observations et les expériences, les rapprochant les unes des autres de façon à mettre en lumière des rapports de cause à effet. Ces rapprochements sont d’autant plus fructueux qu’ils portent sur un plus grand nombre de documents, mais alors leur complexité extrême rend la comparaison bien difficile : la vérité se cache dans la gangue qui la renferme. Mais si l’on prend la peine, souvent assez légère, de réduire à leur forme graphique les documents accumulés et de condenser toutes les mesures prises en une courbe dont chaque détermination ne fournit qu’un point, alors la clarté se fait ; si quelque relation était contenue dans cet ensemble d’observations ou d’expériences, elle se montre ; une loi numérique apparaît, saisissante, lumineuse.

Quand les observations sont mal prises, ou les expériences défectueuses, ou bien quand les faits rassemblés n’ont entre eux aucune relation commune, la courbe incohérente qui en ressort avertit qu’on a fait fausse route, et qu’il ne faut pas chercher plus longtemps des rapports simples qui n’existent pas. Ces premiers avantages de la représentation graphique suffiraient à la faire adopter comme un secours puissant dans les sciences expérimentales et dans celles d’observation.

Si nous suivons la méthode à travers ses applications variées, nous rencontrerons des cas où elle n’est plus seulement un guide pour l’esprit, une aide pour la mémoire, mais où elle mène à des conceptions qui étaient autrefois entièrement inaccessibles. De cet ordre sont les graphiques des météorologistes, grâce auxquels est exprimé l’état de l’atmosphère à un même moment sur toute l’étendue du monde civilisé. Chaque pays envoie son contingent d’éléments pour construire ce tableau d’ensemble : temps pluvieux ou serein, pression du baromètre, température, direction du vent, etc., et l’on pointe sur la carte les renseignements fournis par chaque observatoire. Les dépêches arrivent de toute part, les documents s’accumulent, s’amoncellent. Ne craignez pas que la confusion se produise ; loin de là, plus les éléments sont complexes, plus l’ensemble paraîtra simple.

D’innombrables points se réduisent en quelques lignes, et celles-ci se dégagent d’autant plus claires et plus parfaites que leurs éléments sont plus nombreux.

Dans cette première partie de notre travail, nous avons essayé de classer les différentes applications de la méthode graphique, en commençant par les plus simples pour arriver aux plus complexes. Nous avons pris des exemples partout où nous en avons trouvé. La physique, la chimie, l’économie sociale, la démographie, la médecine, le génie civil et militaire, la météorologie nous ont fourni des types dont chacun peut se transporter d’une science dans une autre, et se prête aux applications les plus variées.

II

Dans la Seconde partie, la méthode graphique est envisagée comme moyen de recherches.

Les appareils inscripteurs simplifient beaucoup l’expérimentation, car ils tracent d’eux-mêmes la courbe des phénomènes dont ils sont chargés de suivre les phases. Observateurs patients et exacts, doués de sens plus nombreux et plus parfaits que les nôtres, ils travaillent d’eux-mêmes à l’édification de la science ; ils accumulent des documents d’une fidélité irrécusable, que l’esprit saisit aisément, dont la comparaison est facile et le souvenir durable.

Dans cette partie, plus encore que dans la première, un plan méthodique était indispensable, mais bien difficile à dresser. L’extrême variété des phénomènes que les appareils inscripteurs traduisent en rend le classement difficile. Fallait-il décrire successivement les appareils qui inscrivent des mouvements, des changements de température, des courants électriques, des variations de poids, des efforts de traction, des pressions, des débits, des changements de volume, des vitesses, des trajectoires, des rapports de succession, des durées, des rhythmes, etc. ? C’était morceler mon sujet et le réduire à une énumération fastidieuse.

Fallait-il, remontant des effets à leurs causes, rassembler plusieurs phénomènes en un même groupe d’après la cause qui les produit ? N’était-ce pas donner à ce travail une forme philosophique trop prétentieuse ? Ce second écueil me parut le moins à craindre, car l’idée d’une force unique revêtant des formes diverses et présidant à tous les phénomènes de la nature s’est rapidement répandue et règne à peu près sans conteste. En conséquence, voici le plan que j’ai adopté : j’exposerai en premier lieu les moyens d’inscrire les mouvements proprement dits ; cette relation du temps à l’espace devant servir de type pour exprimer graphiquement toutes les autres relations. Je consacrerai donc la seconde partie de ce volume à l’inscription des mouvements, et n’aborderai que plus tard les applications de la méthode graphique aux autres manifestations de la force.

III

La Troisième partie est relative à l’inscription des forces. Sous ces trois aspects principaux, travail mécanique, chaleur, électricité, la force produit des manifestations analogues : elle se montre tantôt à l’état statique, tantôt à l’état dynamique. Ainsi, l’action de la pesanteur, la force élastique d’un gaz ou d’un ressort tendu représentent la force mécanique à l’état statique, autrement dit en tension. La température d’un corps qui ne s’échauffe ni ne se refroidit, c’est l’état statique de la chaleur. L’état électrique d’un corps isolé, c’est l’état statique de l’électricité de ce corps.

Jusqu’ici l’analogie est parfaite ; mais nous ne sommes pas encore arrivés sur le terrain où la méthode graphique devient nécessaire. Pour connaître et mesurer ces forces à l’état statique, il suffit d’instruments que la science possède déjà : la balance, le manomètre, le thermomètre, l’électromètre, etc.

Si nous passons aux manifestations dynamiques de la force, l’analogie ne sera pas moins réelle, mais plus difficile à discerner, car la science didactique nous a, jusqu’ici, plutôt habitués à distinguer les uns des autres les différents phénomènes physiques qu’à les comparer entre eux. Toutefois, à titre de première ressemblance, on constate que toutes les manifestations dynamiques, ou variations de la force, peuvent se traduire par des mouvements. En effet, les instruments dont on se sert pour mesurer une pression, une température, un courant électrique, etc., exécutent des mouvements plus ou moins étendus suivant l’intensité de la variation qu’ils expriment. La rapidité plus ou moins grande de ces déplacements répond à celle de la variation elle-même.

Il est donc très-important de savoir apprécier un mouvement avec précision, puisque cela conduit à la connaissance de beaucoup d’autres phénomènes. Or, la méthode graphique est seule capable d’apporter de la précision dans une pareille mesure.

Tout mouvement est le produit de deux facteurs : le temps et l’espace ; connaître le mouvement d’un corps, c’est connaître la série des positions qu’il a occupées dans l’espace à une série d’instants successifs. Il en est de même pour les variations de la chaleur et de l’électricité ; pour les déterminer d’une manière précise, il faut savoir quelle a été la série des positions prises par le thermomètre ou l’électromètre aux divers instants de cette variation.

Les appareils inscripteurs tracent d’une manière continue cette relation de l’espace au temps qui est l’essence du mouvement. Si rapide ou si lent qu’il soit, le déplacement d’un corps peut être inscrit, qu’il s’agisse de l’énorme vitesse des projectiles de guerre ou de l’extrême lenteur de l’accroissement d’un végétal. D’autres fois, ces appareils corrigent l’excessive petitesse ou la trop grande étendue du mouvement et les ramènent aux proportions les plus convenables pour que le tracé en soit facile à saisir.

Avant toute application particulière, il conviendra d’exposer la manière générale d’inscrire les changements d’espace, de les amplifier ou de les réduire suivant le besoin. Puis, nous exposerons sous le nom de Chronographie, la manière de mesurer les temps, soit qu’il faille estimer et comparer de très-longues durées, soit qu’on ait à mesurer des temps extrêmement courts. Dans ces dernières circonstances, la chronographie est admirable ; véritable microscope du temps, elle montre que l’instant indivisible dont on parle souvent n’existe pas, et que parfois des actes réguliers, rhythmés et coordonnés d’une manière parfaite tiennent dans un centième de seconde.

Après cette initiation nécessaire, le lecteur trouvera des exemples d’inscription de toutes sortes de mouvements, depuis le plus simple, celui qui se fait en ligne droite et toujours dans le même sens, jusqu’aux plus capricieuses combinaisons qu’on puisse imaginer.

Mais la parfaite connaissance d’un mouvement n’implique pas encore celle de la force qui l’a engendré ; telle force qui, appliquée à une très-petite masse, l’entraînerait avec une vitesse prodigieuse, n’imprime à une grande masse qu’un déplacement presque insensible ; d’autres fois, sous l’action d’une même force, on voit la vitesse changer par suite de résistances extérieures. Ainsi, la connaissance d’un mouvement constitue une notion essentiellement incomplète ; la véritable détermination d’une force est celle du travail mécanique produit.

Il est vrai que le calcul fournit la mesure du travail dans les cas simples où l’on connaît la masse à mouvoir et la nature du mouvement qui lui a été imprimé ; mais la méthode graphique donne directement cette mesure, en combinant l’inscription des efforts développés à chaque instant, avec celle des chemins parcourus. J. Watt conçut le premier l’idée d’inscrire le travail et réalisa cette inscription pour le piston d’une machine à vapeur. Poncelet trouva une solution plus générale qui s’applique à la fois aux machines motrices et au travail de traction des fardeaux sur les chemins. Il faut étendre encore ce mode d’inscription du travail et l’introduire partout où les forces mécaniques sont en jeu. En effet, rien ne peut remplacer l’expression graphique du travail : le calcul peut en fixer la valeur totale ou la valeur moyenne ; le graphique seul représente le travail avec la forme sous laquelle il a été produit.

L’analogie dont il a été question ci-dessus et qui rapproche les unes des autres toutes les manifestations des forces physiques, trace le plan d’après lequel on doit procéder à l’inscription de la chaleur et de l’électricité.

La chaleur acquise ou perdue se traduit par les mouvements de la colonne du thermomètre, et cette identification de l’effet à la cause est même si complète que, dans le langage ordinaire, on dit que la température s’élève ou s’abaisse, suivant que la colonne thermométrique marche dans un sens ou dans l’autre. L’interprétation d’une courbe de température sera donc très-facile ; elle ressemblera de tous points à la variation d’une force mécanique, par exemple à celle d’un dynamomètre inscripteur. Mais, pour la chaleur comme pour les forces mécaniques, les phases de la variation ne constituent encore qu’une notion incomplète ; il faut essayer d’acquérir une connaissance plus parfaite des phénomènes thermiques : celle de la quantité de chaleur gagnée ou perdue par un corps. Cette notion est l’analogue de celle du travail mécanique.

La physique évalue en calories les quantités de chaleur ; on devra donc inscrire le nombre de calories gagnées ou perdues pour avoir l’expression parfaite d’un phénomène thermique. Cette inscription est possible grâce aux progrès réalisés dans la régulation des températures. J’exposerai le principe de ce genre d’inscription qui semble destiné à un grand avenir.

Les phénomènes électriques devront s’inscrire d’une manière semblable : les variations d’une tension électrique correspondront à celles d’une pression ou d’une température, tandis que la quantité d’énergie électrique produite par un courant sera l’analogue d’un travail mécanique ou d’une quantité de chaleur. Assurément, ce but est encore loin d’être atteint ; mais, par les résultats encourageants qui sont déjà obtenus, on peut prévoir que cette inscription sera prochainement réalisée.

En résumé, les appareils inscripteurs traduisent les phases des phénomènes les plus divers ; leur emploi réalise un progrès considérable sur tous les autres moyens d’observation ; et pourtant ce qu’on vient de dire de leurs usages n’en donne encore qu’une idée fort insuffisante. On connaît déjà certains appareils qui, appliqués en un lieu déterminé, traduisent les variations qu’y présente une certaine force. Mais les phénomènes de la nature ne sont pas aussi simples : souvent ils consistent en actes variés, liés entre eux par une commune origine et se produisant en même temps en différents lieux. Cette complexité déroute l’observateur et constitue aussi l’une des principales difficultés de l’expérimentation. L’impossibilité de prêter l’attention à plusieurs choses à la fois oblige, dans la pratique, à dissocier les phénomènes pour en étudier les divers éléments les uns après les autres. Les appareils inscripteurs jouissent du précieux avantage de saisir à la fois et d’exprimer d’une manière synchronique plusieurs phénomènes ; il suffit pour cela d’employer autant de styles traceurs qu’on doit écrire de mouvements différents. Des moyens appropriés transmettent chacun des actes qui doivent s’inscrire, du lieu où il se produit jusqu’au papier sur lequel il va s’écrire.

IV

La Quatrième partie traite des phénomènes qui ne peuvent être connus que par les inscriptions multiples ; le nombre en est si grand que cette partie devra être traitée avec des développements considérables. Il faudra même introduire certaines divisions dans ce vaste sujet.

Nous distinguerons en premier lieu les inscriptions simultanées, puis les inscriptions successives.

Dans les inscriptions simultanées on fera les divisions suivantes. En premier lieu seront traités les cas où des actes de même nature se produisent en des lieux différents. Exemples : la propagation du mouvement des ondes ; la répartition des températures dans l’organisme vivant ; la coordination des mouvements dans la locomotion terrestre et aérienne, etc.

Ensuite viendront les cas où, dans un même lieu, s’observent des actes de diverses natures. Exemples : les dilatations liées aux changements de température des corps ; les allongements des substances soumises à des tractions plus ou moins fortes. Dans le même chapitre j’indiquerai comment on décompose les phénomènes complexes, la pulsation du cœur par exemple, qui est due à des changements de consistance et à des changements de volume de cet organe ; j’y montrerai également les changements qu’éprouvent dans une artère la pression et la vitesse du sang.

Enfin, dans un dernier chapitre, il sera question des cas plus complexes où des actes de différentes natures se passent en même temps dans des lieux différents. Exemples : l’articulation des sons ; les mouvements des ailes des oiseaux et les réactions pendant le vol ; les changements de température liés à l’action musculaire, etc.

La méthode des inscriptions successives se prête à des recherches de différentes natures. Parfois elle n’est qu’une simplification de l’appareil instrumental et permet, au moyen d’un seul instrument employé dans une série d’expériences successives, de résoudre les problèmes que l’inscription simultanée résout d’un seul coup. Mais d’autres fois les inscriptions successives fournissent des résultats que n’atteindrait nulle autre méthode. Ainsi, quand une variation d’une durée très-courte se reproduit périodiquement, et quand les appareils qui devraient la traduire n’ont pas assez de mobilité pour en suivre fidèlement toutes les phases, on décompose cette variation en une série de parties correspondant à des instants successifs et l’on inscrit les unes après les autres chacune de ces parties.

L’origine de cette méthode semble remonter aux belles expériences de Plateau sur la Stroboscopie. Quand un objet animé de mouvements périodiques très-rapides ne fournit à nos yeux que des images confuses, on donne à cet objet l’apparence de l’immobilité en ne le rendant visible qu’à des instants toujours les mêmes de sa révolution périodique. D’autres fois, on rend son mouvement apparent beaucoup plus lent. Soit une vibration d’un diapason qu’il faille rendre cent fois ou mille fois plus lente, on dispose l’expérience de façon que la branche du diapason ne soit visible que pendant des instants très-courts, séparés les uns des autres par des intervalles dont chacun est égal à une vibration plus un centième ou un millième de vibration. Cette belle méthode a reçu en Allemagne de larges développements et de nombreuses applications. Elle ne doit pas seulement servir à corriger l’imperfection de notre œil dans lequel la persistance des images produit la confusion, mais elle peut remédier aux défauts de certains appareils, à l’inertie de l’aiguille du galvanomètre par exemple, ou à celle des indicateurs de pression.

Nous rattacherons à cette méthode les expériences de Guillemin sur la mesure et la représentation graphique des états variables des courants ; celles de Bernstein sur la variation électrique des nerfs et des muscles ; nous montrerons enfin qu’on peut obtenir l’inscription des phases d’une variation électrique, si rapide qu’elle soit, en combinant cette méthode avec l’emploi de l’électromètre de Lippmann.

Les effets de l’inertie altéraient les tracés fournis par l’indicateur de Watt appliqué aux variations des pressions de la vapeur. M. Deprez imagina de décomposer la durée de la révolution du piston de la machine en une série d’instants successifs pour chacun desquels il mesura la pression, dans des conditions pour ainsi dire statiques, afin que l’inertie n’intervînt plus. Ce mode d’exploration peut s’appliquer, en physiologie, à la détermination des phases de la secousse musculaire, ou à celle des variations que présente l’excitabilité du cœur aux divers instants de sa révolution, etc.

Les quatre premières parties de cet ouvrage ont eu pour objet de montrer les avantages de la méthode graphique, d’en exposer les applications principales, d’en faire prévoir les développements futurs ; mais on y passe rapidement sur les détails expérimentaux, sur la construction des appareils, sur les moyens de les régler et d’en vérifier les indications.

V

La Cinquième partie, qui porte le titre de Technique, supplée aux omissions volontaires dont nous venons de parler ; la valeur de chaque appareil y est discutée et certains points historiques y sont traités. À côté de la description de chaque instrument se trouve une expérience pouvant servir de type pour en faire comprendre l’emploi.

Ces détails techniques sont une initiation nécessaire pour ceux qui voudront suivre les nombreuses publications faites avec l’emploi de la méthode graphique, dont l’extension est si rapide depuis quelques années.

Dans cette cinquième partie, j’ai cherché à rassembler tous les renseignements nécessaires pour permettre au lecteur de répéter les expériences dont il est question dans ce volume et d’appliquer la méthode graphique à des sujets nouveaux.

On verra qu’une préoccupation dominante a présidé à la construction des différents instruments dont il sera question : celle de réduire autant que possible le nombre de ces instruments, afin de rendre les expériences graphiques moins coûteuses et plus facilement réalisables.

VI

Depuis la première publication de cet ouvrage, j’ai cherché dans l’emploi de la photographie la solution de certains problèmes qui échappaient à l’inscription mécanique des mouvements. Le succès de ces tentatives a été si complet que j’ai cru nécessaire de faire connaître, dans un Supplément, des procédés nouveaux qui donnent à la méthode graphique son entier développement.

Un artifice qui consiste à prendre sur une même plaque immobile, et à des intervalles de temps égaux, une série de photographies d’un corps qui se déplace, traduit sous une forme extrêmement simple les mouvements les plus compliqués.

La Chrono-photographie, tel est le nom que je donnerai à ce procédé expérimental, comble une importante lacune de la méthode graphique. Elle saisit aisément des phénomènes qui échappent à l’observation directe et même à l’emploi des appareils inscripteurs ordinaires. Non seulement les physiologistes, mais, en général, tous les expérimentateurs trouveront dans la chrono-photographie la solution d’un grand nombre de problèmes.

Bien des auteurs ont essayé déjà de montrer les services que la photographie est appelée à rendre aux différentes branches de la science ; je rappellerai sommairement leurs travaux, pour faire saisir dans leur ensemble l’extension et les perfectionnements de cette méthode.

Paris, 22 mai 1884