La méthode comparative en linguistique historique/Leçon VIII

H. Aschehoug & Co — Honoré Champion (p. 84-94).



VIII.

LES FORMULES GÉNÉRALES DE CHANGEMENT.


Tant pour répondre à son usage qui est de servir de moyen de communication entre membres d’une société que parce que la tendance normale de tout groupe social est d’établir une exacte conformité entre ses membres, la langue de chaque groupe social tend à être une. La manière de prononcer, la morphologie dont se servent les sujets parlant une même langue concordent à beaucoup d’égards avec une précision rigoureuse. Des détails de formes, des nuances de sens que le grammairien le plus exact a peine à discerner et à formuler se maintiennent souvent pendant des suites de générations sans subir aucune altération notable. Ces concordances minutieuses n’excluent pas de fortes divergences portant sur quelques points ; mais ces divergences partielles ne sont possibles que justement parce que la langue a un fond d’unité, parce que les sujets parlants d’un même groupe sentent qu’ils sont d’un même type.

Quand des changements viennent à se produire, ils doivent dès lors porter sur le groupe dans son ensemble, sous peine d’en entraîner la dislocation. Et l’on constate en effet que les changements linguistiques atteignent l’ensemble des sujets. Le langage ne vit que de communauté ; si les sujets se mettaient à modifier la langue d’une manière indépendante, elle ne répondrait plus à son objet. Comme les conservations des usages anciens, les innovations sont donc générales. Sur la façon dont s’établit cette généralité, on n’a pas encore de données certaines. On aperçoit au moins que les innovations sont en partie générales et en partie généralisées. Elles dépendent de conditions communes à tous les sujets, mais la fixation est due sans doute pour beaucoup au sentiment qu’ont les sujets de devoir employer un même type linguistique. La société réagit souvent d’une manière forte contre les innovations individuelles en matière de langue.

Ce qui montre que le changement ne tient pas à la généralisation plus ou moins fortuite d’innovations individuelles, c’est que des changements parallèles ont lieu dans des cas dont le linguiste voit la similitude, mais où le sujet parlant ne peut apercevoir que des différences. Les langues romanes offrent à cet égard un exemple significatif. L’ancien ō long et l’ancien ŭ bref du latin ont abouti à un o fermé comme la forme ancienne de la plupart des parlers romans ; ainsi la voyelle accentuée de nōdum et celle de gulam aboutissent à une même voyelle eu dans nœud et gueule du français (la différence d’orthographe est sans signification, et les nuances qu’on observe tiennent à la différence de position en français) ; or l’ancien ē long et l’ancien ĭ bref ont de même abouti à e fermé : lat. a abouti à moi et lat. bibit à boit en français. Les deux confusions s’expliquent par des conditions communes, dont les principales sont la perte des oppositions quantitatives et le fait que, en latin ancien, les voyelles longues étaient fermées et les voyelles brèves ouvertes : ō s’est trouvé rapproché de ŭ, comme ē de ĭ. Le rapport de ō à ŭ est le même que celui de ē à ĭ ; mais, pour le sujet parlant, ce fait théorique n’est pas visible. Le parallélisme des innovations ne peut résulter que de l’effet commun de conditions pareilles.

Si les innovations sont ainsi à la fois communes à divers sujets, sans qu’il y ait action des uns sur les autres, et parallèles entre elles, c’est que dans une certaine mesure, elles dépendent de conditions générales.


Tous les linguistes qui ont eu à examiner des changements phonétiques et à fixer des règles de correspondances entre des langues diverses ont senti que ces changements ont lieu suivant certains types généraux. Quelques types de faits s’observent dans un grand nombre de cas. Par exemple, les occlusives dites gutturales — en réalité caractérisées par le contact ou le rapprochement de la surface de la langue et du palais — sont sujettes à se « palataliser » devant des éléments prépalataux tels que y et les voyelles i, e et même la voyelle a orientée vers e ; c’est ce que l’on note en marquant que, en pareil cas, k, g deviennent k’, g’ : le k de fr. qui est tout autre chose que celui de fr. cou. Or, ces k’, g’ prépalataux sont sujets à devenir tš, dž (č, ǰ) ou ts (c), dz ; et ces , dž et ts, dz à devenir simplement š, ž et s, z. Par exemple, lat. cinere(m) est devenu fr. cendre et lat. carbōne(m) fr. charbon. Des développements pareils s’observent un peu partout dans le monde et dans les familles de langues les plus variées.

Mais il y a des formules plus délicates dont M. Grammont a reconnu l’existence dans son travail fondamental sur la dissimilation consonantique. Si, dans un même ensemble d’émissions phoniques, un mouvement articulatoire doit être répété, le sujet parlant tend à éviter cette répétition.

Cette tendance n’atteint pas également tous les phonèmes ; il y a des mouvements articulatoires moins faciles et courants que d’autres, et ce sont ceux-ci qu’on vise à ne pas faire deux fois à bref intervalle. La prise des positions particulières que la langue doit occuper pour l et r, l’abaissement du voile du palais qui est essentiel pour n et m sont des mouvements dont la répétition est évitée souvent.

Alors, c’est dans un ordre défini que la suppression a lieu. Par exemple, si l’ancien uenēnu(m) aboutit en italien à veleno, c’est-à-dire si, de deux n que comprend le mot, l’une a perdu l’abaissement du voile du palais et a, en conséquence, passé à l, c’est la première qui est ainsi altérée ; sauf réaction due à des faits particuliers, de deux n ainsi placées c’est la première, non la seconde, qui perd sa nasalisation. Ce sont donc des conditions générales qui règlent la façon dont se produit la dissimilation, et ces conditions se laissent formuler. M. Grammont a réussi à les déterminer entièrement.

Ceci permet de reconnaître, en bien des cas, la manière dont une innovation a eu lieu. On sait, par exemple, que, dans les langues où l’accent sert de centre au mot, les voyelles de syllabes accentuées sont traitées autrement que les voyelles de syllabes inaccentuées. Or, on observe ici deux types distincts d’altération des voyelles inaccentuées.

Dans certaines langues, les voyelles inaccentuées tendent à perdre à la fois une partie de leur durée et beaucoup de leur timbre propre : elles se réduisent souvent à un timbre plus ou moins neutre, tel qu’est celui de l’e allemand des syllabes inaccentuées ; cet e peut, suivant les cas, reposer sur une voyelle ancienne de timbre quelconque. On observe actuellement pareille altération en russe : les voyelles inaccentuées y deviennent de plus en plus indistinctes ; elles ont de moins en moins un timbre propre, tandis que les voyelles accentuées sont prononcées nettement.

Dans d’autres langues au contraire, les voyelles inaccentuées s’altèrent en fonction de leur degré d’ouverture : e et o deviennent i et u ; et les voyelles i et u s’amuïssent purement et simplement ; c’est ce qui s’est produit dans les parlers grecs modernes du Nord.

Or, en allemand, en anglais ou en russe, les syllabes accentuées sont avant tout intenses, et beaucoup plus intenses que les inaccentuées ; au contraire, en grec moderne, les voyelles des syllabes accentuées sont caractérisées surtout par leur durée : elles sont plus longues que les autres. Si les voyelles inaccentuées tendent à perdre leur timbre propre, c’est donc en vertu de l’intensité plus grande des voyelles accentuées ; si les voyelles inaccentuées tendent à se fermer, e et o en i et u, c’est en vertu de la durée plus grande des voyelles accentuées : i et u, qui sont déjà par nature des voyelles plus brèves que e et o, ne peuvent s’abréger davantage qu’en disparaissant.

Dès lors, là où l’on observe des faits comparables à ceux du type grec septentrional, il y a lieu de croire que c’est en vertu d’oppositions quantitatives. Par exemple, rien ne permet d’attribuer à l’accent arménien une intensité comparable à celle de l’accent anglais, allemand ou russe moderne : l’arménien actuel a un accent peu intense ; si donc i et u inaccentués se sont amuïs en arménien ancien, tandis que a, e et o inaccentués se maintenaient, c’est sans doute que, comme en grec septentrional, les voyelles accentuées étaient sensiblement plus longues que les inaccentuées. De même il n’y a aucune raison de croire que le roman initial (dit latin vulgaire) ait eu un accent bien intense, et l’on sait que l’accent du français actuel comporte une très faible intensité : il est donc arbitraire de supposer que, à un moment de son histoire, le français aurait eu un accent du type allemand ou russe ; ce n’est pas un accent peu intense de ce type qui aurait entraîné les grandes réductions de voyelles observées dans le passage du latin en français : si camera est devenu chambre, ce n’est pas parce que ca- était accentué avec beaucoup plus de force que me et ra. Le développement est plutôt de type grec septentrional ; et, en effet, il a atteint la voyelle la plus ouverte, a, moins que les autres voyelles : nouu(m) a donné neuf, tandis que noua(m) a donné neuve  ; dès avant les premiers textes français, l’u de nouu(m) s’est amuï, tandis que l’a de noua(m) s’est réduit à e dit muet : et ce n’est qu’au cours de l’histoire du français, et même à date relativement récente, que l’e de neuve a cessé de se prononcer.

La recherche des conditions générales où les changements phonétiques peuvent se produire n’est qu’à ses débuts. Mais, dès maintenant, on y rencontre beaucoup de faits certains. Par exemple, une consonne appuyée, c’est-à-dire suivant une autre consonne, est plus forte, c’est-à-dire plus susceptible de durer, qu’une consonne placée entre voyelles ; le -t- intervocalique de dōtāre a disparu dans fr. douer ; mais le -t- précédé de -k- de lactūca a subsisté dans fr. laitue. Il y a, dans ces constatations de quoi guider le linguiste.

Toutefois des formules exactes ne se laissent pas encore trouver dans tous les cas. Il faut du moins toujours observer les conditions propres à certains phonèmes. Par exemple le y, loin d’entrer dans la règle des consonnes appuyées, tend à se fondre dans la prononciation d’une consonne précédente, si bien qu’il perd souvent son existence propre en altérant profondément cette consonne. Mais on pourrait écrire — Schleicher l’a déjà tenté, prématurément — une étude d’ensemble sur les combinaisons de y avec les consonnes précédentes et les phénomènes multiples qui en résultent.

Il y a des cas complexes : des groupes de consonnes intervocaliques comme -mn- admettent des traitements variés. En italien, -n- est traitée comme si elle était appuyée, et somnu(m) aboutit à sonno ; en français au contraire -mn- forme un groupe qui appartient tout entier à l’explosion, et c’est m qui y domine, d’où somme ; en espagnol, enfin, il se produit un phonème complexe, et l’aboutissement est sueño, où l’on ne retrouve proprement ni m ni n. À essayer de ramener ces traitements à une formule une on perdrait sa peine. Mais il ne devient pas impossible pour cela de poser des formules : les formules ne s’appliquent pas à l’ensemble du développement entre un moment initial et divers aboutissements plus ou moins lointains. Les formules de la phonétique générale évolutive s’appliquent seulement au moment où a lieu chaque changement partiel. Si somnu(m) a donné sonno en italien, c’est que, au moment où a eu lieu l’assimilation, -mn- formait un groupe de deux consonnes distinctes où -n- était traitée comme appuyée. Si somnu(m) a donné somme en français, c’est que, au moment du changement, -mn- était étroitement groupé et que -n- avait perdu son autonomie. Il sort de là la conclusion que, dans un groupe tel que -mn-, la nasale -n- est sujette à perdre son caractère de consonne appuyée, ce qui tient au caractère spécial des nasales m et n.


Enfin — et ceci est le trait essentiel —, les formules de la phonétique générale évolutive indiquent des possibilités, non des nécessités. On peut déterminer comment une consonne placée entre voyelles est sujette à s’altérer, mais ceci n’implique pas qu’elle s’altérera. Un -k- place entre voyelles est sujet à s’altérer soit en spirante gutturale x (le ch allemand) soit en occlusive sonore g ; et le x et le g peuvent subir ultérieurement d’autres altérations dues à la position intervocalique ; par exemple le k roman a fini par passer à i en français dans un cas tel que auca donnant oie (maintenant prononcé wa) ; mais un k intervocalique de l’indo-européen a subsisté partout en slave, et le k qu’on prononce aujourd’hui dans polonais piekę « je cuis » existe dans cette première personne depuis l’indo-européen (l’i de fr. cuis représente le même élément — après bien des transformations successives).


En matière de morphologie, les choses se passent de manière moins rigide qu’en matière de phonétique. La morphologie est le domaine de la survivance.

Telle catégorie grammaticale qui s’explique par la mentalité des hommes d’une certaine société persiste longtemps après que cette mentalité a disparu. Les hommes qui voient des forces internes derrière les phénomènes naturels et les événements peuvent classer les notions en animées et inanimées et, dans l’animé, distinguer systématiquement ce qui est mâle ou assimilé au mâle de ce qui est femelle ou assimilé à une femelle. On conçoit alors comment l’arbre qui produit des fruits peut être nommé au féminin et le fruit au « neutre » (genre inanimé) ; mais pareille mentalité n’existait plus dans la Rome du ier siècle ap. J.-C., et une opposition comme celle entre pirus « poirier » (féminin) et pirum « poire » n’était plus qu’une survivance. Dans le français actuel, il serait très choquant de dire la ciel ou le terre ; mais personne ne saurait dire pourquoi, au point de vue d’un Français d’aujourd’hui ; ce n’est qu’en vertu d’une tradition séculaire que les substantifs s’opposent ainsi.

Telle catégorie qui a eu un sens fort et un large emploi tend à perdre de son sens et beaucoup de son usage. Dans le verbe latin, le « subjonctif » était une pièce essentielle, et le rôle du subjonctif domine la syntaxe latine. Mais le rôle du subjonctif n’a cessé de se restreindre depuis l’époque romane commune. Aujourd’hui, en français, le subjonctif sert de substitut à des formes manquantes de l’impératif : à côté de viens, venez, on a qu’il vienne, qu’ils viennent. Et il y a des tours de phrases où le subjonctif est encore de rigueur : je veux qu’il vienne, il faut qu’il vienne. Mais le français actuel n’a plus le sens de la valeur du subjonctif. De là vient que la langue populaire en restreint l’usage de plus en plus : le français littéraire a je doute qu’il vienne ; mais en français courant, on tend à dire : je doute s’il viendra. Un tour tel que : s’il fait cela et qu’il dise ce qu’il pense, il aura tort est maintenant archaïque.

Sous le bénéfice de cette réserve, la morphologie évolue comme la phonétique, d’après des formules générales. Un fait fondamental de l’évolution des langues indo-européennes en fournira un exemple.

En indo-européen commun, le nom et le verbe étaient également des formes fléchies. Il n’y avait pas une forme du nom, celle du cas sujet par exemple, dont les autres auraient été des dérivées : un nom se composait d’un ensemble de formes casuelles dont aucune ne commandait les autres ; il n’y a pas en latin un mot loup, mais un ensemble lupus, lupe, lupum, lupī, lupō, ou aucune de ces cinq formes ne sert à former les autres, pas plus qu’elle ne sert à former le pluriel lupī, lupōs, lupōrum, lupīs ; il n’y a pas un nom de l’ « homme », mais un ensemble homō, hominem, hominis, hominī, homine, et ainsi toujours. De même il n’y a pas une forme de « aller » qui commande les autres, mais eō, īs, it, et de ībam, ībō, eam, īrem, etc.

Or, au cours du développement des langues indo-européennes, les formes nominales ont, plus ou moins tôt, mais partout, tendu à réduire leur flexion : sauf les formes anciennes de l’indo-iranien, aucune langue indo-européenne ne présente au complet toutes les formes de déclinaison. Et, avec le temps la déclinaison a disparu dans une grande partie des langues, ainsi dans les langues romanes, en anglais, en persan ; ou bien la forme du cas sujet a pris une importance dominante, ainsi en slave, ou a servi de point de départ aux autre formes, ainsi en arménien. Au contraire, toutes ces langues ont conservé une flexion verbale, sinon aussi riche que la flexion indo-européenne, du moins variée, complexe, pourvue de formes multiples. La comparaison entre le verbe français, encore si encombré de formes diverses, et le nom français, invariable, est significative.

Ce n’est pas un accident : le sémitique commun avait une flexion nominale à trois cas distingués par des désinences ; seuls, l’akkadien le plus ancien (babylonien) et l’arabe classique en donnent une idée ; l’akkadien récent et l’arabe moderne l’ont éliminée ; au contraire, le verbe sémitique a partout, et même dans une langue aussi évoluée que l’araméen, une conjugaison riche de formes. Et, d’une manière générale, on observe souvent ce contraste entre l’absence de flexion nominale et la richesse de la flexion verbale.

Ceci tient à la nature du nom et du verbe. Le nom indique une notion de caractère permanent : une chose, une personne, ou une qualité ; le verbe indique un procès, qu’il s’agisse d’une action proprement dite ou d’un état : « il mange, il dort », etc. Par cela même qu’il indique une notion permanente, le nom comporte une forme unique ou, tout au plus, une forme principale dont se tirent les autres. Au contraire, le verbe, qui indique un procès, comporte des formes personnelles et l’expression de nuances qui sont diverses suivant les langues, mais qui peuvent être nombreuses. Le fait que les formes du nom et celles du verbe obéissent à des tendances divergentes résulte donc de la nature des choses.


Qu’il s’agisse de phonétique ou de morphologie, les formules générales du développement s’expliquent par des conditions communes à tous les hommes, ou, du moins, à tout un type de civilisation.