La méthode comparative en linguistique historique/Leçon IX

H. Aschehoug & Co — Honoré Champion (p. 95-102).



IX.

LES INNOVATIONS SPÉCIFIQUES.


Les conditions communes à tous les hommes ou à tout un type de civilisation ont pour effet de maintenir l’unité. Mais il y a aussi des conditions propres à certains groupes d’hommes, à certains temps, à certaines régions. De ces conditions spéciales, il résulte qu’une langue une à un moment donné se différencie avec le temps en parlers divers.

Tant qu’il n’intervient pas de tendances caractéristiques nouvelles, le système linguistique ne change pas essentiellement. Les modifications qu’amènent les tendances générales au changement ne provoquent pas d’ordinaire la création de phonèmes nouveaux. Ainsi, quand un phonème perd par dissimilation l’un de ses éléments, la langue ne garde pas le phonème singulier qui résulterait purement et simplement de la dissimilation. Si, dans un ancien veneno, la première des deux n perd l’abaissement du voile du palais, le résultat n’est pas une occlusive très faible sans nasalisation, comme on l’attendrait ; ce phonème dont l’articulation serait trop peu marquée a été aussitôt remplacé par un phonème de type voisin existant dans la langue, et l’on a veleno ; l’n dénasalisée n’a eu qu’une existence virtuelle. Le changement une fois accompli, il y a eu dans la langue une l dans un mot de plus, mais non pas un type phonique de plus.

On observe fréquemment des faits de ce genre. À date relativement récente, le français a perdu l mouillée qui était un phonème fréquent ; ce n’a été qu’une simplification de l’articulation, et il n’est intervenu aucun grand fait qui ait pu provoquer une variation notable du système articulatoire. Aussi l’élimination de l mouillée n’a-t-elle pas eu pour conséquence de créer quelque phonème nouveau : l mouillée s’est simplifiée en y, c’est-à-dire en un phonème qui se trouvait couramment, dans miel et dans pied, dans yeux et dans dieux, etc. Après l’innovation, le français a eu beaucoup plus de y qu’il n’en avait précédemment ; mais le système phonique n’a pas été modifié.

Les anciens *sw- et *tw- ont abouti en arménien à k‘ (k dit aspiré). Ceci a supprimé des w consonnes ; mais le k‘ ainsi produit est identique à des k‘ d’autre origine qui existaient en arménien, dans des mots comme k‘an « que » ou lk‘anem « je laisse ».

En morphologie, le simple jeu de l’analogie ne fait qu’élargir l’emploi de catégories existantes sans en créer de nouvelles. Si en français dites, faites sont remplacés par disez, faisez, la langue n’a rien de nouveau ; car on dit lisez, taisez, etc. Si, en grec, on a fait hestēka en face de hestamen, avec -k- d’après ethēka, ethemen, ce n’a été que pour faciliter la formation du parfait ; on a beaucoup élargi l’emploi d’un procédé qui se trouvait à l’origine dans deux ou trois formes seulement ; mais il n’a été constitué ni un procédé nouveau ni une catégorie nouvelle.

Or, l’expérience montre qu’il se crée des procédés nouveaux et phoniques et morphologiques. Dans toutes les langues indo-européennes, on observe des innovations qui ont transformé la langue en y introduisant des phonèmes jusque-là inusités, des formes grammaticales neuves et même des catégories neuves. Il y a donc des innovations spécifiques qui ne se laissent ramener à aucune tendance de caractère universel.


L’indo-européen avait des occlusives sourdes, articulées avec force, et où l’explosion n’était suivie d’aucun souffle, de sorte que les vibrations vocaliques des voyelles commençaient aussitôt après l’explosion : c’est le type des sourdes p, t, k telles qu’on les rencontre dans les langues romanes, en baltique, en slave, en iranien, par exemple. Il y avait des occlusives sonores, plus faiblement articulées et accompagnées de vibrations du larynx dès le moment de l’implosion : tels sont les b, d, g des mêmes langues. En arménien, en germanique et même en celtique (ici moins radicalement), ces types ont été remplacés par d’autres : l’articulation de p, t, k est devenue plus faible, et un souffle s’est, inséré entre l’explosion et le début des vibrations laryngales qui caractérisent la voyelle ; quant à b, d, g, les vibrations laryngales n’ont pas commencé au moment même de l’implosion, de sorte que les b, d, g ainsi prononcés se sont rapprochés du type sourd (en français des b, d, g de cette sorte font l’effet de p, t, k mal réussis). Le système de l’articulation des occlusives a donc changé tout entier. Le système nouveau était moins stable que l’ancien ; et, tandis que les langues qui sont demeurées fidèles au type indo-européen présentent encore, surtout à l’initiale des mots ou en position appuyée (après consonne), l’état indo-européen, il y a eu des innovations de détail nombreuses qui ont dérangé souvent le parallélisme — ainsi l’arménien et le celtique ont perdu l’ancien p initial. — Ce grand changement du type articulatoire a des chances de s’être produit brusquement, lorsque l’indo-européen s’est étendu à des populations nouvelles.

Mais il y a d’autres changements spécifiques qui se produisent après le changement de langue, souvent longtemps après, et qui n’ont lieu que peu à peu, sans doute en vertu de tendances héréditaires acquises. Ainsi, dans les langues germaniques, la prononciation de la voyelle de la syllabe suivante se prépare au moment où s’émet une voyelle ; ceci a eu de grandes conséquences. Chacune des voyelles indo-européennes était ou nettement prépalatale ou nettement postpalatale ; au contraire, le germanique, tendant à préparer un i ou un y quand il prononce un a ou un o par exemple, a créé des voyelles mixtes, du type de eu et ü du français. Ces voyelles diffèrent beaucoup d’une langue germanique à l’autre, d’un parler germanique à un autre. Il en est résulté des complications extrêmes, notamment en vieil anglais et dans les parlers nordiques. Ces innovations se sont achevées, pour une large part, peu avant la période historique de ces langues ou encore pendant la période historique. Mais elles étaient amorcées depuis longtemps. Ici encore, il y a une innovation spécifique du germanique, et cette innovation atteint l’ensemble du système vocalique qu’elle transforme radicalement.

Des innovations appartenant à une même tendance peuvent aboutir à des dates assez différentes. Ainsi les formes consonantiques correspondant aux voyelles i et u, à savoir y et w, se sont éliminées en grec. Mais, alors que y était inconnu de tous les parlers grecs dès une époque bien antérieure à l’époque historique et que, lors de l’emprunt de l’alphabet phénicien, le signe du yod a été affecté à noter seulement la voyelle i, au contraire w (qu’on nomme en grec digamma) a subsisté longtemps à l’époque historique ; certains textes de beaucoup de parlers ont encore tous les anciens w ; d’autres, qui gardent le w initial, ont perdu déjà le w intervocalique ; quelques particularités de l’attique montrent que, avant l’époque historique, le w y a existé. L’élimination de w n’a donc eu lieu que longtemps après l’élimination de y. Néanmoins, les deux phénomènes résultent d’une même tendance fondamentale ; or, la langue doit à ce changement une part notable de la différence d’aspect qu’on remarque entre l’indo-européen et le grec.

Quelquefois l’unité de la tendance est masquée par des accidents particuliers. Ainsi, en roman, à l’initiale du mot, les anciens y et w ont tendu à prendre un caractère plus consonantique que celui qu’avaient i et u consonnes en latin. L’i consonne est devenu , d’où fr. j ; ainsi de iam on a en italien gia et en français ja- (dans jamais). L’u consonne est devenu aussi plus consonne ; mais le latin avait déjà f labio-dentale ; la sonore correspondante, v, manquait ; la forme consonantique de u est venue remplir cette case vide du système phonétique. Or, comme f et v sont des consonnes stables, ces spirantes ont subsisté. Le traitement de i consonne a cessé ainsi d’être parallèle à celui de u consonne. — À l’intérieur du mot, entre voyelles, le latin avait perdu i consonne bien avant l’époque historique alors que u consonne subsistait ; le u consonne intérieur a passé aussi à la prononciation spirante, soit v.

En matière de morphologie, il y a de même des tendances spécifiques, et il en résulte à la fois des pertes et des innovations.

Il y a plusieurs langues indo-européennes où s’est perdue la distinction des genres grammaticaux. Sans doute cette distinction ne répond plus à rien dans la mentalité des hommes civilisés depuis des siècles. Mais elle survit dans les langues romanes, en allemand, en slave, etc. où, à défaut de valeur sémantique, elle tient une place importante parmi les procédés grammaticaux. On ne voit pas qu’elle avait plus de raisons de disparaître en arménien — où la distinction des thèmes en -o- et des thèmes en -ō- s’est maintenue dans la déclinaison des substantifs — qu’en allemand par exemple. Or, l’arménien n’en a aucune trace. Il y a vraiment ici tendance spécifique ; car, dans l’iranien occidental, qui est voisin, la distinction des genres s’est également abolie. Et il n’est pas fortuit que, ni en élamite, ni dans le caucasique du Sud, qui sont les langues voisines, il n’y ait pas non plus de différences de genre. L’action du substrat se manifeste ici par la disparition d’une catégorie grammaticale.

Malgré la richesse de sa flexion nominale, le letto-lituanien a perdu la distinction du masculin et du neutre, alors que les formes qui servaient à exprimer le masculin et le neutre demeuraient nettement distinctes. Les finales -as et qui devaient en lituanien répondre à lat. -us et -um étaient claires. Or, dès le letto-lituanien, la distinction du masculin et du neutre — encore existante en vieux prussien à la fin du xive siècle — est abolie. Il y a ici une tendance spécifique, et il est permis de l’attribuer à des mélanges de populations de langue finnoise avec celles qui parlaient le letto-lituanien.

Plus caractéristiques que les pertes, sont les innovations. En indo-européen, les thèmes verbaux exprimaient l’ « aspect » : le duratif (présent), le procès pur et simple (aoriste), le procès achevé (parfait), le procès arrivant à son terme (aspect déterminé), etc. Ils n’exprimaient jamais le temps. Le futur n’avait pas d’expression propre. La distinction du présent et du passé s’exprimait par des différences de désinences qui servaient aussi à d’autres usages, ou par l’augment, qui est un mot accessoire, et qui se rencontre seulement dans un groupe dialectal : indo-iranien, arménien et grec. Or, le celtique et l’italique ont largement développé l’expression du temps par les thèmes verbaux, et le temps est devenu, dans la conjugaison celtique ou italique, un élément dominant. Rien de plus spécifique. Le celtique et l’italique ne sont pas pour cela des langues « mixtes » ; car le temps s’exprime par des procédés nouveaux qui diffèrent du celtique à l’italique, de l’osco-ombrien au latin, et même de l’osque à l’ombrien.

Partout ou presque en indo-européen, les formes casuelles cessent de suffire à indiquer des relations concrètes : pour marquer le lieu où l’on est, le lieu où l’on va, on ajoute des prépositions aux cas, en attendant que les prépositions se substituent tout à fait aux formes casuelles. Or, non seulement le lituanien a maintenu un locatif fortement caractérisé et qui se suffit, mais il a constitué un illatif distinct de l’accusatif. Il est vrai que locatif et illatif comprennent des postpositions ; mais, au point de vue lituanien, les formes de ces cas ont le caractère de formes casuelles pures et simples. Ici encore, la concordance avec le type finnois est frappante. Mais pas une forme grammaticale finnoise n’a pour cela pénétré en lituanien pas plus qu’en lette.


Pour comprendre le développement des langues, il importe de marquer l’opposition des tendances spécifiques aux formules générales. Innovations et conservations prennent ainsi une valeur significative que, autrement, elles n’auraient pas.

Il va de soi qu’il ne suffit pas de reconnaître les innovations spécifiques pour déterminer le « substrat » sur lequel une langue nouvellement adaptée s’est développée, ni même pour donner le droit d’affirmer l’existence d’un substrat étranger. Mais on a ainsi le moyen de poser la question, et une première amorce pour la résoudre.

Quoi qu’on pense du « substrat », il faut, dans tous les cas, distinguer des changements normaux les changements qui caractérisent une langue. Quand on considère des périodes étendues de l’évolution, il ressort presque toujours quelques innovations caractéristiques.