Librairie Granger et frères limitée (p. 18-23).


II

LES FEUX-FOLLETS — LE LOUP-GAROU



AVEC les chaleurs de juillet vint l’exode vers la campagne. Mme Granville et les enfants auraient bien voulu aller revoir le grand ranch qui avait été leur home de jadis, mais il était loué depuis plusieurs années et d’ailleurs ce long voyage eût été trop coûteux.

Ce fut dans un petit village de la côte nord que l’on passa six courtes semaines. De bons vieux habitants de l’endroit, les Ladoré, amis du Docteur Granville, avaient loué leur maison à la jeune veuve et habitaient eux-mêmes le petit fournil attenant.

Ce village étant sur les bords du Saint-Laurent, l’on pouvait se baigner, canoter et faire la pêche.

Marc partait souvent avec le père Ladoré, dans sa grosse barque de pêcheur. Assis auprès du vieillard qui fumait sa pipe de plâtre, il écoutait avec intérêt les récits imagés du vieux campagnard.

— Toi, mon p’tit, disait le bonhomme, méfie-toi des feux-follets et du loup-garou !

— Des feux-follets, père Ladoré ? Il y en a donc encore ?

— Encore ? Ma foé du Bon ! De d’ça, y en a toujours ! Fallait voir, y a queuques hivers, quand Le Blanc à Jean-Louis était revenu en brosse de chez son oncle, dans le rang du P’tit Cap… L’Blanc avait oublié de payer sa dîme, ou plutôt, il faisait semblant, depuis deux ans, de l’oublier…

— Que lui est-il arrivé ? demanda Marc, intéressé.

— Rendu au milieu de la grand’route, vers minuit, son cheval s’arrête net…

— Qu’est-ce qu’il y avait ?

— Marche, donc ! Cancre ! crie Ti Blanc à son cheval, en lui lançant un coup de fouet… mais le cheval ne bronchait pas… Alors, voyant une carriole qui arrivait, Ti Blanc leur crie d’arrêter… « Allons, allons, quoi que c’est ? » que l’autre demande. « C’est mon moses de cheval qui veut pu marcher » ! « Tu vois ben, pauv’innocent, que c’est un loup-garou qui barre le chemin ! » « Quoi faire ? » que dit Ti Blanc. « Fais un’croix sur la neige avec l’manche de ton fouet, si tu doé de l’argent promets de payer ou ben… » pi la carriole repartit au grand trot du cheval… pi Ti Blanc fit un’ grand’croix su la neige et promit de payer sa dîme… dès ce moment, le cheval se mit à trotter, mais vré de vré une lueur bleu suivit la carriole quasiment tout l’reste du chemin et Ti Blanc, complètement dégrisé, se mit à dire son acte de contrition ! »

Marc ouvrait des grands yeux et s’amusait fort de ces récits extraordinaires.

— Sur l’eau, père Ladoré, il n’y a pas de feux-follets ?

— Ah ben ouiche, tu cré ça, mon p’tit ! Ben, moé, j’peux t’dire que ceusses qu’ont pas la conscience en paix en rencontrent souvent ! Ils viennent tirer l’gouvernail ou faire devier les rames, y en a qui sautent su l’eau comme des grosses mouches à feu !

— Ils ne suivent pas les bateaux à moteur, hein, ni les gros vaisseaux ?

— Ça mon p’tit, c’est c’que j’peux dire ! J’ai jamais navigué avec des engins !

— Tu connais grand-père depuis longtemps ?

— Oui, on est du même temps ! Ça c’t un homme ! Ça, ç’a jamais couru le loup-garou ni fait danser les feux-follets !… C’tait un rude gaillard dans sa jeunesse, mais jamais y a trompé personne ! Non, pas pour une piastre ni pour deux piastres !

Marc tressaillit… le souvenir du billet dérobé lui revint à la mémoire…

Ce soir-là, il dit à sa mère :

— Maman, est-ce vrai qu’il y a des feux-follets et des loups garous ?

— Pas comme le raconte la légende, chéri, mais, tu sais, le feu-follet, au fond, c’est la conscience… le loup-garou, c’est le remords qui fait peur et fait imaginer toutes sortes de choses !

Marc resta songeur… mais il ne parla plus des feux-follets…

Dès septembre l’on retourna à Montréal, Gabrielle et Marc devant reprendre leurs études. Au lendemain de l’arrivée, Marc entendit sa mère dire au docteur :

— Papa, j’ai décidé de renvoyer Marie.

— Pourquoi ? C’est une brave fille… Elle m’a très bien servi en ton absence.

— Je ne suis pas sûre de son honnêteté !

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Rien de très sérieux, mais vous vous rappelez le billet de deux dollars pour l’épicier qui n’a jamais été retrouvé ?

— Je me rappelle la chose, en effet.

— Eh bien ! Marie l’a certainement pris ! Où donc serait-il allé. Il n’a pu sortir par la fenêtre, les persiennes étaient closes ! J’ai attendu… maintenant une de mes bagues est introuvable, je l’avais hier et je ne suis pas sortie de la maison… je n’aime pas à accuser Marie, mais quand on peut prendre de l’argent…

— Tu as raison. Il faut lui faire rendre la bague et ensuite la renvoyer. Appelle-la !

Comme Mme Granville s’apprêtait à sonner la bonne, Marc entra, la mine si déconfite que sa mère s’arrêta en disant :

— Es-tu malade, mon petit Marc ?

— Non, maman, mais… et il éclata en sanglots.

— Qu’est-ce qu’il y a, voyons, dit le grand-père, tandis que Mme Granville attirait l’enfant auprès d’elle, ne pensant plus à l’affaire de la bonne.

— Allons, Marc, tu n’es plus un bébé ! Qu’y a-t-il ? Parle ! Sois un homme !

Marc s’essuya les yeux et tenant la main de sa mère, il dit bravement :

C’est moi qui ai pris le billet de deux dollars qui était sur le buffet avant les vacances !

— Toi ? dit sa mère, pourquoi ?

— J’avais perdu un pari de football ! Et Marc raconta ce qui s’était passé.

— Et tu n’as pas craint avant aujourd’hui de garder le silence sur l’aveu de cette mauvaise action ? dit sa mère tristement.

— Je ne croyais pas que c’était si mal… du moins je me suis persuadé que ce n’était pas mal… mais tantôt, quand j’ai entendu accuser Marie… c’était trop honteux ! Je ne pouvais plus me taire ! finit le pauvre enfant en baissant la tête.

— Viens ici, Marc, dit grand-père. Tu as noblement réparé ta faute et je vois que tu comprends qu’il n’y a rien de plus vil que de manquer à l’honneur ! Aussi, je ne te punirai pas, et je demande à ta mère et à Gabrielle de ne plus y penser. Une faute avouée dans ces circonstances est non seulement à demi, mais complètement pardonnée !

Marc se jeta dans les bras de son grand-père et à ce moment la bonne frappa à la porte.

— Entrez ! dit Mme Granville.

— Madame, dit Marie, en donnant une bague à sa maîtresse, j’ai trouvé cette bague au pied de l’escalier ce matin, en balayant. Je vous l’apporte tout de suite, au cas où vous l’auriez cherchée.

— Merci, Marie, je suis bien contente de retrouver ma bague ! fit Mme Granville d’une voix douce, et tandis que la bonne se retirait, la maman dit à ses enfants :

— Vous voyez, mes petits, il ne faut jamais juger trop vite ! Je remercie Dieu de m’avoir empêchée de commettre une grave injustice !

— Et maintenant, dit grand-père, puisque Marc s’est montré un homme et que ma petite Gaby approche de ses seize ans, il est temps que vous connaissiez la jeune Huronne, dont l’histoire est si intimement liée à celle de notre famille. Ce soir, tout de suite après le dîner, je vous en ferai le récit.