Librairie Granger et frères limitée (p. 7-17).


I

LE PARI



IL faisait bon ce soir-là dans la grande bibliothèque du docteur Granville. En plus des chauds calorifères, un beau feu de bois flambait dans la cheminée, complétant le charme intime de cette vaste pièce tapissée de livres et meublée de grands et solides meubles de vieux noyer.

Au dehors, une violente tempête de neige battait son plein, et les autos circulaient difficilement dans cette rue peu fréquentée sur le versant du Mont-Royal, où la neige, poussée par un gros vent du nord, s’amoncelait très vite.

Le petit-fils du docteur était étendu de tout son long sur le tapis devant l’âtre, examinant curieusement la page comique d’un grand quotidien et riant aux éclats des aventures ineffables de « Ti-Lou », de « Margot » et de « Lucette et ses amis ».

La jeune Mme Granville, veuve d’un officier de la grande guerre, fils du vieux médecin, était aussi la fille adoptive de ce dernier, car, restée orpheline à cinq ans, la petite Berthe Le Roy, enfant de cousins éloignés, avait été recueillie et élevée par le docteur et sa femme qui lui vouèrent une profonde affection, et furent heureux plus tard lorsque leur fils, Pierre-Marc, désira l’épouser.

La femme du docteur était morte l’année qui avait suivi le mariage de Berthe et de Pierre.

La jeune veuve avait deux enfants : Gabrielle, l’aînée, pensionnaire chez les Dames de la Congrégation et Marc, âgé de treize ans, dont la santé délicate ne permettait pas la vie de pension, et qui suivait des cours privés, donnés par un jeune professeur, ami de la famille.

Au moment de la guerre, Pierre-Marc Granville habitait avec sa famille dans l’Ouest canadien.

En 1916, il avait rejoint un régiment volontaire de Winnipeg qui partait pour la France. À Cambrai où il s’était distingué par son courage et par sa capacité militaire, il avait été englouti par l’explosion d’un obus, au printemps de 1917.

La famille tant aimée qu’il laissait dans les vastes prairies du Manitoba, revint alors à Montréal, où elle habitait depuis, chez le père de l’officier, le docteur Granville.

Ce dernier avait accueilli de tout cœur sa fille adoptive et les orphelins, et dans le grand home confortable qui avait abrité son enfance, Berthe sut mieux endurer son malheur ; la jeune veuve et le vieillard avaient pleuré les mêmes larmes et se consolaient des mêmes espoirs, en voyant s’épanouir les deux jeunes vies confiées à leur tendresse.

Le docteur était un grand et robuste vieillard, portant lestement ses soixante-dix ans, gai de caractère, indulgent pour son entourage, mais intransigeant sur les questions d’honneur.

Il aimait Gabrielle et Marc d’une grande et belle affection, sans toutefois se laisser tyranniser par cette jeunesse exubérante et irréfléchie. Si la grande ressemblance de Gabrielle, avec les portraits de l’aïeule qu’elle n’avait pas connue, donnait au grand-père un faible pour celle-ci, il voyait cependant avec orgueil les talents en herbe et l’intelligence primesautière de Marc, et il se réjouissait que l’on eût donné à ce petit ces noms qui étaient les siens : Marc-Henri Granville.

Marc était un enfant charmant, mais pas sans défaut. Comme les autres gamins de tous les âges, surtout ceux de 1929, il pensait en savoir bien plus long que les anciens !

— Toi, grand-père, disait-il un jour, tu n’es jamais allé en aéroplane ?

— Non, mon ami.

— Moi, quand je serai grand, j’en piloterai un et je deviendrai célèbre comme Lindbergh !

— Il faut d’abord t’instruire, mon vieux, dit le docteur. Tu as encore des croûtes à manger et des pensums à faire d’ici là !

— Zut pour les pensums ! Hein, maman, je serai un aviateur ?

— Je ne le souhaite pas, Marc, c’est trop dangereux !

— Eh bien ! maman, j’aimerai le danger et je ne le craindrai pas !

— Non ? Et si tu tombes… si ton aéro prend feu ?

— Je descendrai en parachute !

— Et si tu te tues ?…

Marc regarda sa mère dont les yeux gris étaient pleins de larmes.

— Tu sais bien, maman, dit-il que je ne puis me tuer… d’ailleurs, c’est loin dix-huit ans, et je ne puis pas faire d’aviation avant ça… du moins comme profession !

— Et pour gagner les moyens de faire de l’aviation, dit le docteur, que comptes-tu faire ?

— Entrer chez un courtier… spéculer ! Tiens, je sais comment ça se fait. Tu connais Paul Robert, mon camarade, qui est venu me voir l’autre jour ? Eh bien ! il avait une belle toupie neuve. Comme c’est l’hiver, il n’en voulait pas. Je la lui ai achetée pour dix sous. Au printemps, il en voudra sûrement une… je la lui revendrai vingt cinq sous !

— Tu trouves cela bien de profiter du besoin d’argent de ton ami pour lui faire du tort ?

— Ça ne lui fait pas tort ! Il voulait dix sous et il n’avait que faire de la toupie !

— Mais pourquoi ne pas lui revendre au printemps pour les mêmes dix sous ?

— Tiens ! Je ne suis pas assez gogo pour ça ! Je sais spéculer !

— Moi, j’appelle ça être vilain, dit sa mère, ton père n’aurait pas voulu faire ça !

— Aussi il est mort pauvre, tu me l’as dit, maman !

— Mais sa mémoire est riche en honneur ! C’est un bel héritage qu’il t’a légué !

Marc ne répondit pas, mais regarda la croix de guerre suspendue au-dessus de la cheminée… il se leva et vint embrasser sa mère :

— Tu as raison, maman, dit-il. Je me le rappellerai toujours !

Au-dessus du pupitre du docteur Granville était placée une petite aquarelle aux couleurs un peu effacées, représentant une jeune indienne aux longs cheveux noirs tressés en deux nattes ; une bande multicolore lui encerclait le front et la tête et deux plumes rouges et droites, placées un peu de côté, complétaient sa coiffure, sa tunique frangée dépassait un peu les genoux, ses jambes étaient nues et ses pieds bruns foulaient un sol brûlé et dévasté ; ses bras nerveux se resserraient sur un petit coffret noir de forme rectangulaire.

Ses yeux foncés avaient un éclat étrange qui persistait malgré les années… car la petite aquarelle était déjà très vieille… au bas on y lisait : Ginofenn 1756.

Marc avait souvent demandé ce que représentait ce petit tableau que son grand-père affectionnait tant ; ce dernier lui avait dit :


C’est une jeune Huronne ; un jour, je te raconterai son histoire…

— C’est une jeune Huronne ; un jour, je te raconterai son histoire…, lorsque je te jugerai assez sérieux pour l’apprécier !

Et Marc dut se contenter de cette promesse, sachant que lorsque grand-père avait décidé quelque chose, il n’y avait plus qu’à faire comme il le voulait !

À l’été, Gabrielle revint de son couvent, grande et déjà très jolie. Elle avait quinze ans. Blonde et élancée, les yeux bleus comme l’azur, les cheveux courts et bouclés, l’air mutin et indépendant…

— Maman, maman, je suis aussi grande que toi ! Vois, dit-elle, entraînant sa mère vers une glace, tu as l’air d’être ma sœur, petite maman ! Tes cheveux sont blonds comme les miens, tes yeux gris ont des reflets bleus, ta bouche a la forme de la mienne !…

C’était vrai que Mme Granville avait l’air bien jeune… mais l’expression de tristesse de ses yeux, dénotait, malgré son sourire, des heures de chagrin… des veillées de larmes… Elle sourit à sa fille et dit :

— Ce n’est pas à moi que tu ressembles, mignonne, c’est à ta grand’mère ! Regarde ! La voici à vingt ans !

En effet, la ressemblance avec l’aïeule, qui souriait dans son cadre doré, était frappante !

— C’est vrai que je lui ressemble à grand’maman ! C’est peut-être pour ça que grand-père me gâte tellement ! Et Marc ? Où est-il donc ?

— Il joue au football, je pense, avec des amis. Il doit être au moment de revenir.

Marc, en effet, était allé à une partie de football ; avec plusieurs de ses camarades, il était à regarder une joute entre deux équipes connues et l’intérêt des petits hommes allait croissant à mesure que la partie devenait plus serrée et que le succès final restait en suspens…

— La Cité ! La Cité ! criaient les uns…

— La Prairie ! La Prairie ! criaient les autres…

— En avant La Cité ! Cours !… Donne ! cria Paul Robert, l’ami de Marc.

— Non ! Vive La Prairie ! Je suis de l’Ouest, moi ! riposta Marc.

— Veux-tu parier ? Mon papa fait toujours des paris sur les courses ?

— Parier quoi ?

— Deux piastres !

— Je ne les ai pas !

— Ça ne fait rien, tu les trouveras ! Je les aurai, moi, si je perds. Papa laisse souvent de l’argent sur sa table…

— Mais moi, je te dis que je n’en ai pas, dit Marc.

— Ah ! Tu as peur !… La Cité va gagner, hein ?

— Peur ? Non ! et c’est La Prairie qui va gagner ! Je le tiens ton pari ! Viens !

Les enfants suivent frénétiquement le jeu… les paris tiennent… les cris de joie ou de désappointement se suivent… puis la fortune favorise La Cité dont l’équipe sort triomphante…

— Tu me dois deux dollars ! dit Paul.

— Je me demande où je vais les prendre, dit Marc. Je n’ai que quinze sous.

— Demande-les à ton grand-père, il est riche !

— Maman dit toujours qu’il n’est pas riche et que nous devons être bien économes !

— Bah ! Les parents disent toujours ça ! En tous les cas, il faut que tu me paies !

— Je ferai de mon mieux !

Marc rentra tout penaud à la maison. L’arrivée de sa sœur lui fit un instant oublier son malheureux pari, mais le souvenir lui en revint bientôt et il resta silencieux et songeur, se demandant ce qu’il allait faire.

Le lendemain matin, comme il descendait déjeuner, il aperçut, sur le buffet, une facture et trois dollars placés tout auprès… Il regarda la facture, c’était un compte de fournisseur, se montant à trois piastres. Un billet de deux dollars, c’est ce qu’il lui faut !… S’il le prenait ? Personne n’en saurait rien et il paierait son pari !… Il regarda autour de lui… personne !… Alors, prenant le billet convoité, il l’enfouit dans sa poche, laissant l’autre avec la facture sur le buffet… Quelques instants plus tard la famille arriva et on se mit à table pour déjeuner.

— Tu ne manges pas, Marc ? dit sa mère. Serais-tu malade ?

— Non, maman, mais j’ai hâte d’aller jouer !

— Va, mon petit, va… mais ne sois pas parti trop longtemps ! N’oublie pas que tu sors avec moi à onze heures !

— Merci, maman, je reviendrai à temps, dit Marc en se levant. Il avait hâte de se trouver dehors, et arrivant près du petit parc où d’habitude, il jouait avec ses camarades, il aperçut Paul qui l’attendait.

— Mon argent, l’as-tu ? dit-il.

— Oui… tiens, prends-le !

— Tu gagneras la prochaine fois !

— Je ne parierai plus !

— Ta mère te l’a défendu ?

— Maman ne sait rien de la chose !

— Alors, où as-tu pris le billet doux ?

— Ça n’est pas ton affaire ! Tu es payé, hein ?

— Je pense que tu l’as volé, ce billet, c’est pour ça que tu es si maussade !

— Tais-toi, ou je vais te faire taire ! cria Marc furieux, s’élançant vers Paul ; mais celui-ci s’esquiva, prit un détour et se sauva à toutes jambes…

Marc revint à l’heure voulue et sortit avec sa mère et sa sœur. À leur retour, Mme Granville demanda à la bonne :

— L’épicier est-il venu pour le petit compte ?

— Oui, Madame, il a dit qu’il repasserait.

— Qu’il repasserait ? Pourquoi ?

— Pour le solde.

— Mais il n’y a pas de solde, son compte était de trois piastres…

— Oui, madame, mais il n’y avait qu’une piastre pour payer.

— J’avais pourtant laissé trois piastres… un billet d’une et un de deux !

— Peut-être le vent a-t-il emporté l’autre, dit la bonne.

— C’est possible, après tout. Vous verrez en balayant, Marie.

Marc, ne sachant quelle attitude prendre se mit à siffloter et sa mère le réprimanda.

— Tu ne dois pas siffler quand je parle à Marie, dit-elle, c’est très impoli !

Marc s’excusa et s’en alla jouer. La responsabilité de son acte allait donc être assumée par le vent ! Tant mieux ! Mais il ne ferait plus jamais rien de semblable… pour ça il était bien décidé… La droiture naturelle de l’adolescent se révoltait et l’empêchait d’oublier… Cependant, il s’efforçait de se faire une raison.

« Pourquoi serait-ce si mal ce que j’ai fait ? Je voulais cet argent pour une dette… maman l’avait aussi mis pour une dette… autant vaut payer une dette qu’une autre !… Si j’en parlais à confesse… non… on va me forcer de le dire à maman !… et si ce n’est pas mal, je n’ai pas à m’en accuser ! Alors, pourquoi me tourmenter ?… »

À force de sophismes, il finit par ne plus y penser et pendant quelque temps l’incident parut complètement oublié.