La gueuse parfumée/Le clos des Ames/09

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 252-254).

IX

le champ de sainfoin

« Clos dit des Ames seu Purgatoire ! » se répétait avec terreur le pieux et infortuné M. Sube, tandis qu’au cercle les fondateurs du Musée, réunis en commission préparatoire, n’attendaient que lui pour inaugurer leurs travaux.

On avait ouvert la séance à midi. — « Sube est bien long avec ses antiquailles ! » murmura le secrétaire lorsqu’il entendit sonner une heure. A deux heures moins dix, M. Tirse perdit patience et prenant son chapeau et sa canne, il se dirigea vers le Clos.

Arrivé devant la porte du pavillon, M. Tirse, vaguement inquiet, souleva le heurtoir représentant un dauphin de bronze qui se cognait la tête sur un gros clou. Le heurtoir relomba, le dauphin se cogna la tête, un bruit formidable roula un instant, puis mourut dans les profondeurs du corridor, mais personne ne répondit.

Bien que discret naturellement, M. Tirse prit sur lui de presser le loquet et de pousser la porte. Personne encore !

M. Tirse monte au premier étage : salon grand ouvert, livres bouleversés, meubles en désordre, et, sur le parquet, devant le fauteuil, à côté de la calotte de M. Sube, un vieux papier, l’acte fatal, tragiquement froissé et mouillé de larmes !

M. Tirse devina. Sans réfléchir aux sentiments religieux de son ami Sube, d’abord il crut à un suicide. L’air lui manquant à cette pensée, il se dirigea vers le balcon.

O surprise ! bonheur ! Là-bas, tout au bout du Clos, dans le petit champ de sainfoin, M. Sube allait et venait.

M. Tirse s’appuya au mur et respira. Pourtant, la première joie passée :

— Que diantre ! se dit-il, fait mon ami Sube à cette heure gesticulant ainsi au milieu d’un champ de sainfoin ?

— « Hé ! Sube ! Sube ! Monsieur Sube !!! » A cet appel, les lierres du Clos s’agitèrent, un moineau qui buvait à la fontaine s’envola, mais ni Sube ni M. Sube ne répondirent.

Alors, M. Tirse descendit au Clos où M. Sube se promenait toujours.

Arrivé à quatre pas de M. Sube, M. Tirse s’arrêta dans le sainfoin : — « Bien le bonjour, Sube ! » dit-il. Sube regarda son ami, mais n’eut pas l’air de le reconnaître. Interloqué, M, Tirse s’inclina ; puis, saisissant son feutre gris par le haut de la forme, il le souleva perpendiculairement au-dessus de sa tête, de toute la longueur du bras, et le laissa retomber en place d’après les lois ordinaires de la pesanteur. C’était là sa manière de saluer.

M. Sube, hélas ! resta insensible à cette politesse. Tête nue au soleil et sans plus regarder M. Tirse, M. Sube foulait à grands pas son sainfoin. Brindilles vertes et fleurs violettes s’écartaient à chaque enjambée, et chaque fois, une nuée d’abeilles en colère, jaunes de pollen, ivres de miel et de lumière, s’enlevaient et tourbillonnaient autour de la tête de l’importun.

Et M. Sube soupirait :

— « Vade rétro !… Vade rétro !… Les entendez-vous qui bourdonnent ?… Elles me réclament leur clos… Ce sont les âmes du purgatoire ! »

M. Tirse pleura sur son ami. D’un coup de soleil printanier compliqué de monomanie religieuse, le propriétaire du clos des Ames, M. Sube, était devenu fou.