La gueuse parfumée/Le clos des Ames/01

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 235-236).

LE CLOS DES AMES


I

ce qu’était le clos

Du balcon de sa chambre à coucher, M. Sube voyait tout son clos : la vigne d’abord, très-vieille et mal entretenue, mais qui produisait de si bon vin ; puis le réservoir et sa fontaine, un bout de pré, un carré de jardinage, et tout au bas, terminant le domaine et la pente, un champ de sainfoin bien nourri, où les premiers soleils de mai faisaient éclore chaque matin des milliers de fleurs violettes. J’oubliais, tout autour du clos, seize piliers en grès rustique qui, portant des treilles autrefois, avaient dû former un agréable cloître de verdure, et ne portaient plus maintenant que des lierres au lieu de souches avec des grappes de petits grains noirs en place de raisins muscats.

Jamais collégien, dans ses rêves d’école buissonnière, ne rêva clos plus clair, plus riant, plus magnifiquement embroussaillé, ni plus délicieusement inculte que le vieux clos de M. Sube. On l’appelait le clos des Ames. Mais ce nom, dont la physionomie énigmatique va produire sur vous, qui le rencontrez pour la première fois, je ne sais quelle vague impression de terreur superstitieuse et de mystère, ce nom de clos des Ames nous apparaissait à Canteperdrix joyeux, verdissant et fleuri. Nous disions clos des Ames sans savoir pourquoi, la valeur originelle du mot, sa vertu significative, s’étant depuis longtemps effacées, et, loin de garder un arrière-goût funéraire, ces trois syllabes n’évoquaient en nos cerveaux que souvenirs de raisins volés, de poires mangées sur l’arbre, de murs escaladés, de fossés franchis, et d’évasions subtiles par un trou de haie, au temps des cerises.