La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/31

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 179-185).

XXXI

le verre d’eau

Vous avez lu Mireille et ce merveilleux dialogue d’amour qui fera le mûrier du mas des Micocoules éternellement sacré, comme le balcon du palais Montaigu, aux poëtes et aux amoureux :

— « Peut-être un coup de soleil, dit Vincent, vous a enivrée. Je sais moi une vieille au village de Baux, la vieille Taven, elle vous applique bien sur le front un verre plein d’eau, et promptement du cerveau ivre, les rayons exorcisés jaillissent dans le cristal. »

Depuis longtemps, on se le rappelle, le soleil m’avait enivré, un rayon fou me dansait dans la tête ; la réponse de mon père fut le verre d’eau froide qui me guérit.

Mais au prix de quelle épouvantable crise !

Voilà donc mes pressentiments changés en certitude : Roset morte, et comment ensevelie ! Je courus d’une traite à la Cigalière ; et toute la nuit, pleurant Roset, au pied du figuier où les paysans me retrouvèrent à l’aurore, je sentis avec une bizarre impression de soulagement et de souffrance, le maudit rayon, le rayon de Blanquet qui s’échappait de mon front rafraîchi.

Je fus comme un enfant pendant huit jours. J’avais le délire et je disais, paraît-il, des choses si énormes, que le mariage se rompit pour de bon cette fois. Mon père tremblait en m’en apportant la nouvelle :

— Ne te désole pas, Jean-des-Figues, rien n’est perdu encore… J’irai voir M. Cabridens…

— Hélas ! répondis-je, à quoi bon ? Sachez, père, que l’on vient au monde avec sa part d’amour au cœur, un morceau d’or grand comme l’ongle. Le métal est le même pour tous et chacun l’emploie à sa guise. Les uns en font un anneau de mariée, les autres, un bijou capricieux pour quelque galant gorgerin. Seulement, une fois la pépite dépensée, c’est bien fini. Moi j’ai tout perdu à Paris, mademoiselle Reine ne trouverait plus rien.

Mon père ne comprit pas et me crut plus fou que jamais. C’était là, d’ailleurs, l’opinion commune.

Ah ! mes chers compatriotes de Canteperdrix, monsieur, madame Cabridens, et vous mademoiselle Reine maintenant l’épouse du joli substitut à favoris clairs, me pardonnerez-vous mes scandales ? C’étaient les derniers frissons de l’eau où, pareil à une tige d’acier rougi, le rayon achevait de fumer et de s’éteindre.

Puis je me retrouvai presque calme : rêves romanesques, coquetteries de libertinage, toutes les folles étincelles de mon cerveau s’étaient envolées ; tandis que dans mon cœur je sentais enfin brûler, large comme la flamme d’une lampe funéraire, l’amour que j’avais toujours eu pour Roset.

Cependant, au milieu de la joie causée par ma convalescence, je remarquai que tout le monde devenait triste subitement, si par hasard je faisais quelque allusion à mon figuier ou à Roset morte.

— Chut ! chut ! petit, disait mon père, on te défend de parler de cela !

Ces façons me mettaient en colère. Étais-je donc un enfant, pour m’imposer silence de la sorte ? Aussi pris-je la résolution de garder mes douleurs pour moi, et de ne plus parler de Roset à personne.

On me croyait guéri, ils appellent cela être guéri ! mais toutes les fois que j’étais seul, quand personne ne me voyait, j’allais m’asseoir sous mon figuier et je passais ainsi, pleurant et rêvant, de longues heures.

Un soir, j’étais là au soleil couchant ; on venait d’arroser le pré, et la source tombant de haut dans le réservoir sonore et vide à moitié, mêlait son bruit plus mélancolique aux mille bruits qui montent des champs ; l’image réfléchie du figuier se peignait magnifiquement au fond de l’eau, sur un fond d’or nacré, comme un laque chinois, et quand je relevais les yeux, je voyais devant moi, tout au bord de l’horizon, les Alpes italiennes, qui, revêtues par le soir et le soleil de flottantes vapeurs violettes, s’alignaient dans la zone empourprée du ciel, claires, presque transparentes, et comparables à un chapelet d’améthystes enchâssées dans un bracelet d’or.

Ce spectacle me remua, et songeant à toutes mes déconvenues :

— Hélas ! Jean-des-Figues, me disais-je, que de peines tu pris pour être malheureux, quand il était si simple d’attendre que par un soir pareil, sous ce ciel éclatant plus beau que tous les palais, la Richesse et la Poésie, et l’Amour dans la personne de Roset, vinssent te trouver à ton champ de la Cigalière. Mais où l’amour est-il pour moi maintenant ?

A ce moment, tout au bas du champ, derrière la haie sauvage de fenouil, de fusains et de roseaux qui le sépare de la route, un grand tapage me tira de ma rêverie.

Arri !… Arri !… Balthazar !… criait gaiement une voix de femme, et les coups de bâton tombaient dru comme grêle sur le cuir d’un vieil âne gris. L’âne secouait ses longues oreilles sous l’ondée, mais n’en avançait pas d’un pouce.

— Balthazar, Arri !

O surprise ! je crus reconnaître la voix. C’était Roset ou son fantôme que je voyais, dans l’or du couchant, rosser Balthazar d’une main légère. Roset ne fit qu’un saut du dos de son âne à mon cou.

— Quoi, Roset, vous n’êtes point morte ?… Je n’osais plus la tutoyer.

— Quoi ! tu n’es pas marié, Jean-des-Figues ?

— Et vous connaissiez donc, Roset, le chemin de a Cigalière ?

— Non, Jean-des-Figues, j’allais te chercher à Canteperdrix ; mais pris de je ne sais quel caprice, Balthazar a quitté la grand’route, courant à travers champs, et m’a amenée de force jusqu’ici où il s’est mis à ruer au soleil, comme tu vois, sans plus bouger de place.

— O Providence ! m’écriai-je.

Roset me supplia d’abréger mes exclamations. Le cher fantôme avait grand’faim, chose positivement excusable, car j’appris que depuis trois jours, à peine rétablie, elle courait le pays sur un âne volé, fuyant son mari bohémien.

Nous avions du pain, l’eau de la source et des figues mûres à point.

Roset trouva tout excellent. Je lui dis alors mes folies, l’idée que je m’étais faite de sa mort, et la joie que j’avais de la voir d’un si bel appétit manger des figues sur sa propre tombe.

Cette idée l’égaya beaucoup :

— Mais ton substitut est aussi fou que toi !… Croit-il donc qu’il n’y ait plus de gendarmes ?… Enterrée là !… C’était bon peut-être du temps du roi René…

Puis, regardant autour d’elle avec attention et prise subitement d’un fou rire :

— C’est bien ici, ma foi !… Ah ! Jean-des-Figues, quelle aventure !… Je comprends maintenant que Balthazar m’ait amené tout droit… il venait en pèlerinage… Oui, c’est ici, je me reconnais, c’est bien ici que nous l’enterrâmes.

— Et qui, qui enterrâtes-vous ? m’écriai-je, sentant toute ma folie me reprendre.

— Qui ?… attends un peu, laisse-moi le temps de rire… Eh ! parbleu, l’ami, l’inséparable de Balthazar, ils se ressemblaient comme deux vieux pauvres ! un petit âne gris pas plus haut que ça…

— Blanquet ?

— Précisément. Tiens, tu sais son nom ? Figure-toi, Jean-des-Figues, que lorsque nous nous en allions par les chemins de traverse, le lendemain de ta visite à la caravane, Blanquet arrivé ici devant, ne voulut plus avancer. Janan s’étant mis dans une affreuse colère, l’éventra d’un coup de pied, et nous l’enterrâmes sur place pour obéir aux règlements de police.

— Brave !… brave Blanquet ! fis-je en essuyant une larme, tandis que Balthazar me regardait d’un air ému ; brave Blanquet, enterré là ! Mais Roset se reprenant à rire :

— Préférerais-tu que ce fût moi ?

— Oh ! non, Roset, car maintenant je sais que je t’aime.

— Enfin ! s’écria-t-elle en mordant à même une figue. Il est bien heureux pourtant que je sois morte, sans cela, Jean-des-Figues, tu ne t’en serais jamais aperçu.

Roset avait raison : alors seulement, pour la première fois de ma vie, je compris combien je l’aimais. Et mon bonheur en vain poursuivi jusque-là, eût été le plus complet du monde, si au milieu de notre ivresse je n’avais entrevu, symbole touchant de l’instabilité de toute affection terrestre ! ce bon Balthazar qui, la première émotion passée, s’était mis, sans remords, à brouter un chardon superbe poussé sur la tombe de son ami.